Deux anciens chefs de milice, Patrice-Edouard Ngaïssona et Alfred Yekatom, sont jugés pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Des faits commis en République centrafricaine en 2013 et 2014. Le procès traîne en longueur, et des contraintes d’exécution compliquent l’avancée des enquêtes.
On se croirait presque au théâtre. De grands rideaux beiges sont tirés d’un coup sec, et dévoilent la première salle d’audience de la Cour pénale internationale. Un mur de verre culmine à six mètres de hauteur, séparant les visiteurs du personnel installé en contrebas. Les cabines des interprètes surplombent la pièce, traversée jusqu’au sol par une lumière blafarde.
Dans la salle, les yeux sont rivés sur l’écran qui retransmet Khadija* Moussa depuis le Tchad. Elle est la troisième et dernière témoin de la partie civile dans l’affaire Yekatom et Ngaïssonna.
Le 5 décembre 2013, les anti-balaka, un groupe armé commandé par Patrice-Edouard Ngaïssona, mènent des assauts à travers le pays et Bangui, la capitale.
Ce matin-là, le mari de Khadija, lui aussi musulman et commerçant, part acheminer des marchandises vers le nord. Son véhicule tombe sous l’embuscade d’un groupe de miliciens. Prévenue par un voisin des exactions en cours, Khadija Moussa décide de fuir Bossangoa. Elle et ses enfants parviennent à s’enregistrer sur le premier vol vers le Tchad. À leur arrivée, ils sont installés dans un camp situé dans une zone désertique à l’est de N’Djaména. C’est à cet instant que l’Agence des Nations unies pour les réfugiés les prend en charge, et rédige une attestation de leur statut. « L’avion est parti, puis nous sommes devenus des réfugiés », raconte-t-elle, délicatement questionnée durant l’interrogatoire. Un témoignage livré onze ans plus tard, sans la présence des accusés principaux.
La Chambre avait proposé à Patrice Ngaïssona d’assister à l’audience via une visioconférence, ce qu’il a refusé. Elle se déroule en son absence, et s’attache à reconstituer les violences subies par les civils. Au cours de ce procès, les deux ex-chefs de milice sont poursuivis pour avoir commandité des massacres en 2013 et 2014. La République centrafricaine s’enfonce alors dans un conflit opposant deux groupes armés : les anti-balaka et les Séléka, l’un à majorité chrétienne et l’autre majoritairement musulman.
Khadija Moussa, habitante de Bossangoa, est l’une de ses victimes. Elle apparaît à travers l’écran devant le bleu du drapeau de la Cour, décoré d’une balance et d’une couronne de laurier. L’air impassible, elle se présente à l’audience avant le début de son interrogatoire.
« Prisonniers de l’enquête »
Elisabeth Rabesandratana est l’une des représentantes légales des victimes de ce procès. Elle est chargée de présenter des témoins devant les juges, afin de leur apporter un éclairage sur les faits. Selon elle, la Cour fait face à des difficultés dès cette étape. La première concerne la méthodologie adoptée pour mener l’enquête préliminaire.
« Tout part de l’enquête et de comment elle est faite. Ensuite, on en devient prisonniers », affirme-t-elle de manière énergique. La principale difficulté rencontrée par la cour relève de la fiabilité des témoignages et de leur pertinence. Dans le cas centrafricain, il a d’abord fallu identifier des personnes victimes, mais qui, pour la plupart, ont fui le pays. Ici, la seule preuve rattachée à la témoin est son attestation de réfugiée, qui retrace son récit de Bossangoa jusqu’au camp de N’Djaména.
Depuis sa création en 2002, la CPI est la première juridiction internationale à avoir instauré une participation des victimes. Leur degré d’implication dépend ensuite de l’appréciation du juge chargé de l’affaire.
« Boucher les trous qu’il nous manque »
Le procès s’ouvre huit ans après les faits. Après être parvenue à remonter jusqu’aux témoins, la mission de la CPI consiste à vérifier la véracité de leurs récits. Elle se heurte à la mémoire traumatique des victimes, et à l’éventuelle confusion qui découle de leurs témoignages.
Marie-Hélène Proulx, l’une des avocates de Patrice Ngaïssonna, prend le relais sur l’interrogatoire. « Est-ce que votre mari avait des liens avec la Séléka ? » La témoin répète plusieurs fois qu’elle ne sait pas, qu’elle ne se souvient plus. « Selon nos investigations, il aurait été aperçu vêtu d’un pantalon militaire et d’un AK47. Ça vous rafraîchit la mémoire ? » La témoin répond d’une voix faible : « Je crois avoir oublié un certain nombre de détails le concernant ». L’avocate continue d’insister, avant d’être coupée par le juge : « Il est tout à fait normal que vous ne vous souveniez plus. Maître, il est clair maintenant que la témoin ne sait pas, ou ne se souvient plus. »
Des irrégularités administratives s’ajoutent à ce flou, et leurs conséquences nuisent à la bonne compréhension des faits. « Pourquoi est-ce écrit que vous êtes née à Batangolo sur ce formulaire ? », questionne Marie-Hélène Proulx. « C’est le village de mes grands-parents. Vous avez sûrement accès à des archives administratives que je n’ai pas. Moi, je suis née à Bangui », reprend la témoin. « Je vais changer de sujet, car c’est un peu compliqué », reprend l’avocate. « Il y a aussi des erreurs de noms. Il faut les envoyer au sténotypiste plus tard », soupire-t-elle. Le président d’audience la seconde : « Nous savons que ce n’est pas forcément facile, mais je ne peux que vous encourager à boucher les trous qu’il nous manque. »
« La Cour fait de son mieux, mais elle acquitte plus qu’elle ne condamne »
Elisabeth Rabesandratana
Les besoins de l’enquête requièrent toujours plus de creuser pour reconstituer les faits, des années après, à des milliers de kilomètres de leur déroulé initial. « On est là pour éclairer la chambre et l’aider à approcher la vérité factuelle. Si on fait bien les choses, on fait entrer le terrain dans l’audience », résume Elisabeth Rabesandratana. Grâce à ce travail de fond couplé à l’expérience des témoins, les magistrats sont plus à même de comprendre les enjeux du procès. Quelques instants plus tôt, le vice-procureur questionnait la témoin sur son déplacement vers l’aéroport, juste avant sa fuite vers le Tchad.
« Vous avez mentionné être habillée en chrétienne. Pourquoi se déguiser de la sorte ? » « Pour pouvoir atteindre l’aéroport en sécurité. Parce que les musulmans étaient harcelés à cette époque. » Il fronce les sourcils. « Vous êtes une civile et vous n’avez pas participé à des actions concernant ce conflit. Pour quelle raison une femme musulmane doit-elle se déguiser en femme chrétienne ? » Khadija Moussa reprend calmement : « Le conflit ne concernait pas seulement les musulmans. Il est devenu un conflit communautaire entre les civils. » Il change de sujet : « Combien de personnes avaient trouvé refuge en même temps que vous à l’aéroport ? » Elle lui répond qu’il ne lui est pas possible de l’estimer. « L’aéroport, c’était juste un terrain vague entre quatre murs », lâche-t-elle à voix basse. Une sorte de gêne s’installe dans la salle. Les deux parties semblent ne pas se comprendre.
« Des difficultés concrètes »
La journaliste Stéphanie Maupas, correspondante à la Haye, couvre l’actualité de la CPI depuis plus de vingt ans. Auparavant chargée du suivi du tribunal pénal international pour le Rwanda et du tribunal spécial pour le Kosovo, elle regrette notamment le manque d’experts judiciaires appelés tout au long de la procédure. « La Cour pénale internationale fait de mauvais procès. Il n’y a presque que des victimes qui sont appelées à témoigner, et ça fait pleurer dans les chaumières », commente-t-elle.
Cette succession de manquements suscite de vives critiques dirigées contre la CPI. « La Cour fait de son mieux, mais elle acquitte plus qu’elle ne condamne », observe Elisabeth Rabesandratana. « Elle a beaucoup pâti de la qualité de ses procureurs, en poste pour neuf ans, et notamment de son premier, dont on connaît maintenant la corruption », ajoute-t-elle.
L’information, publiée par Médiapart en 2017, révélait que l’ancien procureur tenait un rôle de lobbyiste chargé de susciter des sanctions diplomatiques contre certains acteurs politiques libyens.
La Cour est, en amont, dépendante de son mode de saisine : « Le premier, c’est le conseil de sécurité de l’ONU. Elle se heurte au veto des pays anglo-saxons sur les dossiers de la Syrie, de l’Iran ou d’Israël, sur lesquels elle ne pourra jamais enquêter », explique la représentante. Un consensus de la communauté internationale est donc requis pour que ses travaux puissent déboucher sur des condamnations. « En théorie, l’outil que constitue cette Cour est magnifique. Mais pour atteindre les grands pays, c’est compliqué. On se heurte à des difficultés concrètes », conclut-elle.
Dans le hall d’entrée, des lycéens en visite scolaire se prennent en photo devant une multitude de drapeaux internationaux. L’inscription “Vers un monde plus juste”, gravée sur les murs, rappelle qu’il lui reste encore du travail.
*Le prénom a été modifié