Emmener les jeunes dans les bois en pleine nuit pour qu’ils retrouvent seuls leur chemin. C’est une pratique scout répandue aux Pays-Bas, que les Néerlandais appellent “dropping”. Derrière ce rituel qui semble inspiré d’un conte de Grimm, se dégage un modèle de parentalité bien différent de celui de la France.
La nuit est tombée depuis quelques heures dans le bois de Noord-Houdringe, à Bilthoven. Les enfants se sont cachés derrière les arbres pour ne pas se faire repérer par les encadrants. Thomas Potsma, instituteur et chef scout, aide les enfants à fuir les lampes torches. Derrière un chêne, le jeune homme aperçoit une petite fille tremblante. Elle s’appelle Nienke. Inquiet, Thomas lui demande si elle veut arrêter le jeu. Nienke sort alors de sa cachette en criant « Mais non, c’est génial ! ».
« Elle ne tremblait pas de peur, mais d’excitation », se remémore Thomas qui serpente dans cette forêt qu’il connaît comme sa poche. Depuis plusieurs années, il y organise régulièrement des droppings, la plupart du temps pour les Welpen, l’équivalent des louveteaux dans le vocabulaire français du scoutisme. Ce sont les plus petits, ils ont entre 7 et 11 ans et sont toujours accompagnés par les chefs scouts.
« J’étais épuisée, je m’étais tordue la cheville et j’avais des ampoules, je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi »
Carolien Kauffman
Carolien Kauffman faisait elle aussi partie des Welpen lorsqu’elle a été droppée pour la première fois. Elle avait neuf ans. « Les accompagnateurs nous ont bandé les yeux dans la voiture et ont fait des tours de rond point pour nous faire perdre nos repères », raconte la jeune femme, du haut de ses 23 ans. « J’étais épuisée, je m’étais tordue la cheville et j’avais des ampoules, je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi. » Dans la patrouille de Carolien, à Marssen, les tranches d’âge sont mélangées. « Je ne servais pas à grand-chose, mais ils m’ont fait croire que si. Je pense que ça m’a donné confiance en moi. »
Se repérer à la lumière de la lune
C’est à partir de 11–12 ans que les scouts doivent retrouver leur chemin sans adulte. Ils sont prévenus quelques jours à l’avance, mais ne savent pas exactement quand aura lieu le dropping. « Une fois, un chef scout m’a réveillé au beau milieu de la nuit, et comme j’avais du mal à émerger, il m’a lancé un verre d’eau au visage », rigole Joris, membre du Scouting Wartburg Group.
L’adolescent de seize ans fait des droppings tous les ans depuis qu’il a rejoint les scouts. Le dropping qu’il préfère, c’est celui issu des scouts marins. « Les chefs vous bandent les yeux, vous mettent dans un kayak avec une carte et une lampe torche et vous laissent naviguer à deux en suivant la lumière de la lune. » En fonction de son reflet sur l’eau, les enfants doivent apprendre à repérer les différents points cardinaux. « Je ne l’ai pas fait beaucoup, mais j’ai appris énormément de choses », affirme Joris.
Thomas Potsma salue un promeneur de Bilthoven. Il connaît beaucoup de monde. Son unité, Scouting Marsua, n’est qu’à quelques kilomètres de là, à Maarssen. Comme chaque troupe, il dépend de Scouting Nederland, le plus important mouvement de jeunesse aux Pays-Bas avec plus de 110 000 adhérents.
« La seule règle, c’est de ne pas en organiser dans des zones interdites »
Mila Mulder
En matière de droppings, il n’existe toutefois pas de protocole commun. “La seule règle” précise Mila Mulder, chargée de communication de Scouting Nederland, “c’est de ne pas en organiser dans des zones interdites”. Autrement dit, chaque groupe scout fixe ses propres règles en matière de sécurité. Pour Mila Mulder, cette pratique est complètement ancrée dans la culture néerlandaise. En néerlandais, scout se dit Padvinders, littéralement “ceux qui trouvent leur chemin”.
Des droppings dès la fin de l’école primaire
Du scoutisme, le largage s’est progressivement étendu à d’autres cercles. « Les écoles lâchent les gamins en pleine nuit pour faire des jeux de pistes », explique Océane Dorange, blogueuse française expatriée aux Pays-Bas. Son fils, Constantijn, en a fait un à la fin de l’école primaire. « Nous étions par groupe de huit, les professeurs nous avaient prévenus donc tout s’est bien passé. J’ai trouvé ça très marrant », résume l’adolescent.
Même la police néerlandaise cautionne. « Il y a quelques années, des policiers ont interpellé un de mes groupes d’enfants qui allumaient un feu. Lorsqu’ils ont compris qu’il s’agissait d’un dropping, ils ont accepté de retenir les chefs scouts le temps que les enfants se dispersent à nouveau dans la forêt », raconte Thomas Potsma.
Le chef de 25 ans scrute l’épais feuillage du bois de Noord-Houdringe. Parmi les grands hêtres, il aperçoit la route au loin. « Les forêts néerlandaises sont toujours balisées, les enfants ne risquent pas de se perdre très longtemps », assure l’instituteur. « Ça n’a rien à voir avec les forêts françaises », ajoute Océane Dorange qui a grandi dans les reliefs escarpés du Vercors. « Ici, la plupart des espaces verts font la taille du bois de Vincennes ».
« Il n’est pas plus dangereux pour un enfant de se faire dropper que de se déplacer à vélo tout seul »
Thomas Potsma
Mais cela n’a pas empêché la blogueuse de se faire du souci lorsque son fils, Constantijn, l’a suppliée d’organiser un dropping pour lui et son meilleur ami, Lars, dans la grande forêt qui entoure Spoordong, dans le sud des Pays-Bas. « Les parents de Lars ont facilement accepté. Moi, j’étais morte d’inquiétude », confie Océane. La blogueuse avait calculé qu’il fallait deux heures pour faire l’itinéraire. Mais Constantijn et Lars ont mis plus de quatre heures pour arriver à destination. « C’était la galère, nous nous sommes perdus, à tel point qu’on a fini par contourner la rivière et sortir du bois, l’aventure s’est terminée par une balade le long de la route », se remémore Constantijn, jetant un regard moqueur à sa maman, encore effrayée du souvenir de ce fameux après-midi.
« Il n’est pas plus dangereux pour un enfant de se faire dropper que de se déplacer à vélo tout seul », affirme Thomas Potsma qui continue son chemin dans les allées d’arbres dansants. Quand il y a des problèmes, c’est plutôt entre les enfants. « Des groupes qui laissent de côté un de leur camarade, des garçons qui tiennent des propos déplacés à l’encontre des filles… », explique l’instituteur. C’est pourquoi de plus en plus de réseaux scouts désignent des référents pour éviter tout débordement.
« Le but est précisément de se perdre »
La nuit, en forêt, sans adultes. De telles conditions poussent les jeunes à trouver leur place au sein de la patrouille. « On est obligé de s’organiser. Qui sera le leader ? Qui acceptera de suivre les ordres ? Qui regardera la carte ? Qui vérifiera que personne n’est exclu ? », énumère Thomas Potsma qui a lui-même appris à mieux se connaître à travers ce rituel scout. Dans la forêt, en pleine nuit, on perd ses repères et on laisse tomber les masques. « J’étais très timide », confie Thomas « et c’est lors de mon premier dropping que je me suis vraiment livré pour la première fois, que j’ai pu parler de mes complexes, de mes peurs ».
Le dropping reflète un véritable modèle de parentalité, une conception de l’enfance typique des Pays-Bas. « Le largage, c’est quelque chose avec lequel nous sommes tous élevés », déclare Pia de Jong, écrivaine néerlandaise qui, après avoir vécu dix ans aux Etats-Unis, est revenue depuis deux ans à la Haye.
« Je crois que les enfants apprennent par leurs propres expériences »
Pia de Jong
La romancière, qui a élevé ses enfants dans le New-Jersey, note de nombreuses divergences entre les pédagogies américaine et néerlandaise. « Ici, les enfants ont plus de liberté, ils apprennent à faire confiance à leur instinct, alors qu’aux Etats-Unis, les enfants n’en ont pas car tout est pensé pour eux par les adultes. » Carolien Kauffman, cheffe scout depuis plusieurs années, confirme la vision de Pia : « Je crois que les enfants apprennent par l’expérience plutôt que par leurs parents qui les avertissent que quelque chose est dangereux ».
Thomas Potsma pousse la barrière qui marque la sortie du bosquet de Noord-Houdringe. Il a hâte d’organiser de nouveaux largages. Mais l’hiver est encore là, il faudra attendre le début du printemps. Pour Thomas, le dropping n’est pas un jeu comme les autres car pour une fois, « le but est précisément de se perdre et d’apprendre à ne pas en avoir peur ». Un jeu où finalement, personne ne peut échouer.