Sur la mer des Wadden, le port de Den Oever est l’un des derniers des Pays-Bas à utiliser les mêmes méthodes de pêche depuis les années 1960. Avec l’arrivée de nouvelles normes environnementales, les acteurs de l’industrie craignent de voir disparaître leur mode de vie traditionnel.
Des voix s’élèvent de la cabine du WR54 Cornelis nan. Un cocon sur ce navire de 19 mètres, taillé pour les hivers de la côte néerlandaise. Entre le poste de commande et les radars, des murs de bois dorés et un grand canapé en cuir apportent à la pièce un peu de chaleur. Même si les deux hommes qui s’y tiennent ne paraissent pas en avoir besoin. Le vent et le sel ont forgé leurs lourdes silhouettes, épaissi leur peau. Et puis la bière et la conversation réchauffent.
Erik Rotgans est le capitaine du bateau. Il a 40 ans, plus ou moins le même âge que son navire. « Je l’ai hérité de mon oncle, même si mon père aussi en avait un », précise-t-il. Ici, on pêche surtout la crevette. Et c’est une histoire de famille.
Le bateau d’Erik est un cutter, comme la majorité de ceux qui mouillent dans le port de Den Oever. Les pêcheurs y embarquent à deux ou trois, partent en mer du dimanche au vendredi. Pendant une semaine, ils se relaient en shifts pour pouvoir dormir quelques heures. « C’est assez difficile physiquement », euphémise le capitaine. La pêche à la crevette, activité principale à Den Oever « n’est pas un travail pour tout le monde ». Dans un accident en mer en août dernier, un homme s’est coupé la main. Quand le capitaine évoque son métier, un éclat brille pourtant dans ses yeux : « Le mieux, c’est quand tu relèves tes filets et qu’ils sont plus remplis que ceux de tes voisins », décrit Erik Rotgans. « Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de fierté ».
Le port est agité ce matin. C’est le retour des pêcheurs, on lave les bateaux, on décharge les caisses de crevettes. Un peu plus de 2000 habitants vivent à Den Oever et ici, tout tourne autour de la pêche. Les anciens fabriquent des filets à la coopérative maritime, les femmes s’occupent des enfants ou vendent le poisson aux touristes.
Le petit port est construit sur la mer des Wadden. Cette zone côtière de la mer du Nord est caractérisée par des îles, des bancs de sable, des marais et des estuaires. Depuis 2009, elle est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. Le site appartient aussi au réseau européen de protection de la biodiversité Natura 2000, preuve supplémentaire de la nécessité de le préserver. Mais à Den Oever, on travaille de la même manière depuis les années 1960, et cette pêche industrielle représente un danger pour l’environnement. Selon le Common Wadden Sea Secretariat, une organisation qui regroupe les Pays-Bas, le Danemark et l’Allemagne, les principaux effets secondaires de la pêche sont « la détérioration des fonds marins et les prises collatérales ». Alors que les associations écologistes appellent à plus de réglementations contraignantes, les pêcheurs, eux, s’inquiètent. Ils craignent, à long terme, de voir disparaître leur activité.
Des normes qui se multiplient
En 2022, un texte a fait trembler le secteur néerlandais de la pêche : un plan de réduction drastique des émissions d’azote, dont celles des bateaux, a été imposé par l’État. Dans la zone, une baisse de 95% est prévue à l’horizon 2030. Pour s’adapter, les pêcheurs doivent investir, changer leur moteur ou installer des catalyseurs qui convertissent l’azote rejeté en molécules non-polluantes. Baigné dans l’ombre de sa salle des machines, où flotte une odeur de cambouis, Erik Rotgans gronde : « La mise aux normes de mon bateau a coûté 60 000 euros. J’ai reçu des aides car j’étais le projet pilote, mais maintenant je dois payer l’Adblue, le liquide qui fait tourner le catalyseur. Et tout cela ne nous apporte rien en termes de productivité ».
De nouvelles règles devraient être instaurées dans les années à venir. L’Union européenne impose à l’État néerlandais des normes dans les zones Natura 2000, mais pour l’instant, les Pays-Bas temporisent, notamment pour protéger les pêcheurs. « L’un des principaux facteurs de perturbation des habitats marins est pourtant la pêche à la crevette », dénonce Wouter Van Der Heidj, président par intérim de l’association écologiste Waddenvereniging. Avec plusieurs autres ONG, il a attaqué l’État en justice en décembre 2023, pour le forcer à tenir ses engagements. Les plaignants considèrent que le nombre d’heures de travail autorisées pour les pêcheurs devrait diminuer et que de nouvelles zones devraient être fermées aux cutters. Pour permettre ces changements, une révision des permis de pêche est nécessaire. Pour le moment, ils sont attribués sans vérification de l’activité des pêcheurs et de ses conséquences.
« Ce qu’ils veulent, c’est qu’on disparaisse »
Suite à l’action en justice ouverte en décembre, une manifestation s’est déroulée le 9 février 2024 dans le port de Den Oever. S’y exprimaient la peur et la colère des pêcheurs. « Ils réduisent nos droits petit à petit, mais à la fin, ce qu’ils veulent, c’est qu’on disparaisse », affirme aujourd’hui Cees Meeldijk. C’est lui qui a organisé le mouvement. Depuis deux ans, il a quitté son travail de pêcheur pour s’engager pleinement dans le militantisme. Il est élu au conseil municipal et membre du Mouvement Agriculteur Citoyen, un parti proche de l’extrême-droite de Geert Wilders, qui se présente comme défenseur des territoires ruraux.
Un gouffre se creuse entre les professionnels de la pêche et les associations écologistes. « On a passé plus de dix ans à discuter avec le gouvernement et les pêcheurs pour arriver à des accords tacites qui n’ont pas été respectés », explique l’écologiste Wouter Van Der Heidj. « C’est nous qui aimons le plus la mer, qui la connaissons le mieux. Quand il y a un problème, on agit nous-mêmes pour le régler », répond Cees Meeldijk, avant de jeter négligemment son mégot dans le port.
« Je n’ai aucune idée de ce que je vais devenir »
Aux Pays-Bas, seuls 4 % des propriétaires de navire pensent que leur entreprise survivra dans les cinq prochaines années. Aujourd’hui, la plupart des pêcheurs de Den Oever ont un revenu inférieur au salaire minimum néerlandais (environ 13 euros bruts de l’heure). Il y a quelques années, la pêche était pourtant une activité fructueuse. Cees Meeldijk, les yeux brillants, retrouve les photos de ses plus belles prises : « Douze tonnes de crevettes en une semaine ! On jubilait, on se disait qu’on allait devenir riches ». Mais lors de sa dernière sortie en mer, son ami Erik Rotgans n’a débarqué que 400 kilos…
Pour les deux hommes, la baisse des quantités pêchées n’est pas le problème. Ils dénoncent plutôt la hausse des coûts de production liée au prix du pétrole et à l’adaptation des bateaux aux nouvelles normes environnementales. « Ce qu’on demande au gouvernement et aux associations écologistes, c’est surtout de pouvoir se projeter dans l’avenir. On veut bien faire des efforts, mais on a besoin de savoir quand ils vont s’arrêter », expose Cees Meeldijk. Il raconte que les banques refusent tout nouvel investissement dans la pêche. Que l’école maritime voisine s’est vidée. Que la profession n’attire plus.
À la fin de l’année 2024, le gouvernement proposera un plan de rachat des bateaux aux pêcheurs qui arrêtent leur activité. Erik Rotgans se fait grave quand il avoue considérer cette alternative : « J’ai 40 ans et je n’ai aucun moyen de payer ma retraite. Avant, les pêcheurs la finançaient en vendant leur bateau, mais aujourd’hui, qui voudrait me l’acheter ? »