Rotterdam © Elif Demir / Kanaal
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À Rotterdam, la ferme flotte contre vents et marées

Depuis 2019, la ferme flot­tante de Rot­ter­dam mul­ti­plie les cir­cuits courts et les éner­gies renou­ve­lables pour pro­duire du lait éco­res­pon­sable. Aujourd’hui, elle peine à réa­li­ser des béné­fices et à par­ve­nir à l’autosuffisance.

La scène est sur­réa­liste. Au milieu des grues et des porte-conte­neurs du port de Rot­ter­dam, des dizaines de vaches paissent pai­si­ble­ment sur un gigan­tesque édi­fice, de verre et d’acier. Sem­blable à un hôtel sur l’eau, comme il n’en existe nulle part ailleurs. Ce 13 février 2024, sous un froid soleil mati­nal, la Floa­ting Farm a fière allure. Deux immenses ponts d’acier relient les étages supé­rieurs de la struc­ture de 3 500 m² au jar­din envi­ron­nant.  Une odeur fétide et pesante se mêle aux effluves salées de la mer.

Une sil­houette char­pen­tée, entiè­re­ment vêtue de noir, patiente sur le pon­ton du stu­pé­fiant édi­fice. Léo Pau­li­no, agri­cul­teur sala­rié de l’entreprise à seule­ment 21 ans, s’improvise guide en l’absence de visi­teurs : « Vous êtes chan­ceuse ; vous connaî­trez le cœur du métier mieux que qui­conque ! », s’ex­clame l’employé d’un anglais par­fait. « Le plan­cher supé­rieur est dédié aux vaches, celui du milieu à la pro­duc­tion du fro­mage, du yaourt et du beurre, et la par­tie infé­rieure, à l’affinage des fro­mages », explique-t-il, métho­dique.  

Le fermier Léo Paulino caresse une génisse
Le fer­mier Léo Pau­li­no a inté­gré la ferme en tant que sta­giaire en 2021 . 
© Elif Demir / Kanaal

La pre­mière ferme flot­tante au monde se pré­sente comme « l’avenir de l’élevage » aux Pays-Bas, où les deux tiers du pays sont vul­né­rables à la sub­mer­sion marine. Le royaume, qui est aus­si le deuxième plus grand expor­ta­teur mon­dial de pro­duits agri­coles der­rière les États-Unis, encourt un risque éco­no­mique majeur. Cela a conduit le couple d’in­gé­nieurs à inno­ver en faveur de la sécu­ri­té ali­men­taire en misant sur les cir­cuits courts, le recy­clage et l’u­sage d’énergies renou­ve­lables.

Digne d’une œuvre de science-fiction

Un élé­ment clé de cette archi­tec­ture inno­vante est sa modu­la­ri­té. La ferme s’a­dapte au niveau d’élévation de la mer. « Comme un bateau, la ferme pour­rait flot­ter en totale auto­no­mie sur l’eau, quelle que soit la force de la houle. Donc en cas d’inondation, nous pou­vons conti­nuer à pro­duire », pré­cise le fer­mier obser­vant l’horizon. Pour l’heure, les pro­prié­taires ont pri­vi­lé­gié de l’amarrer au port pour que les vaches puissent régu­liè­re­ment paître dans les prai­ries atte­nantes.

Les copro­prié­taires Peter et Minke van Win­ger­den, qui ont refu­sé de répondre aux ques­tions, pré­sentent tou­te­fois le pro­jet agri­cole de 2,5 mil­lions d’euros comme « une ferme durable » et « auto­suf­fi­sante » sur leur site. Le déclic ? Le choc qui sui­vit le pas­sage de l’ouragan San­dy, qui frap­pa sévè­re­ment New York, en 2012. La ville était dépour­vue de nour­ri­ture, en quelques jours seule­ment. « Nous avons remar­qué que la rési­lience ali­men­taire des grandes villes est de plus en plus mena­cée par les longues chaînes d’approvisionnement et par le fait que la pro­duc­tion se déroule loin des consom­ma­teurs », peut-on encore lire sur le site de la ferme.

Au ras du quai flottent une cin­quan­taine de pan­neaux pho­to­vol­taïques, qui couvrent les besoins éner­gé­tiques. « Aujourd’hui, 80% de notre élec­tri­ci­té est verte », se réjouit le fer­mier. Il quitte le pont avant de s’accouder sur un trac­teur noir et orange qui trône dans l’étage inter­mé­diaire.

Tout se transforme

Les vaches doivent s’adapter à la géo­gra­phie. Leur régime ali­men­taire est com­po­sé de déchets orga­niques. D’un geste vif, il entrouvre deux bacs gris empi­lés face aux tôles trans­lu­cides qui laissent péné­trer la lumière. « On nour­rit nos vaches avec l’herbe des ter­rains de sports voi­sins, que nous mélan­geons aux déchets riches en pro­téines et en miné­raux four­nis par des bras­se­ries de Rot­ter­dam », pré­cise-t-il dans un anglais par­fait. Il entrouvre la boîte supé­rieure : « Ces éplu­chures d’oranges nous sont four­nies par un pro­duc­teur local ». Une machine rouge est dis­po­sée à l’angle de la pièce cen­trale. Elle ache­mine la nour­ri­ture à l’é­tage supé­rieure, grâce à des tapis auto­ma­tiques.

Un tracteur, la machine acheminant la nourriture et une botte de foin occupant l’étage central
L’en­tre­prise inves­tit mas­si­ve­ment dans du maté­riel der­nier cri. © Elif Demir / Kanaal

Dans cette ferme ultra­mo­derne, tout se trans­forme… y com­pris les déjec­tions. Une fois déver­sées dans l’entonnoir d’un robot bleu, les tex­tures solides et liquides sont sépa­rées. L’urine est assai­nie pour être recy­clée en eau potable pour les vaches. Les excré­ments sont trans­for­més en fer­ti­li­sants, ven­dus aux pro­duc­teurs aux alen­tours.

Le jeune fer­mier gra­vit promp­te­ment les marches qui le mènent au troi­sième étage abri­tant les vaches. Grands yeux doux cer­clés de mar­ron, elles font impres­sion. Sépa­rées par des barres métal­liques bleues, les trente mont­bé­liardes se reposent. Le plan­cher oscille légè­re­ment sous l’effet de la houle. « Les vaches n’ont pas le mal de mer », assure pour­tant Léo. « Depuis que j’ai com­men­cé à tra­vailler ici, en 2021, aucune d’entre elles n’a attra­pé de virus ! » se féli­cite-t-il, cares­sant le front de la génisse à la boucle d’oreille n°4956.

Dans l'étable à demi-couvert, les trente montbéliardes se reposent
Les vaches peuvent pas­ser à la prai­rie grâce à un long pon­ton en pente douce. © Elif Demir / Kanaal

« Les vaches pos­sèdent un espace de vie confor­table. Peut-être même plus que dans une ferme clas­sique », sug­gère le fer­mier qui sou­hai­tait prendre part à une « expé­ri­men­ta­tion louable ». Les génisses béné­fi­cient d’un espace suf­fi­sant pour assu­rer une cir­cu­la­tion fluide vers la stalle ins­tal­lée juste à côté. Après un net­toyage appli­qué des mamelles, le tire-lait est ins­tal­lé sur la pie, la traite peut démar­rer. Ce bal­let ryth­mé et caden­cé est répé­té matin, midi et soir, ce qui per­met de pro­duire 190 litres de lait par jour. 

Mal­gré la reven­di­ca­tion d’un éle­vage plus res­pec­tueux, des pré­oc­cu­pa­tions concer­nant le bien-être ani­mal appa­raissent dès 2021, lors­qu’une vache tombe à l’eau. « Elle sou­hai­tait pas­ser de la ferme à la prai­rie », raconte Ruud van der Vel­den, le repré­sen­tant local du Par­tij voor de Die­ren (PvdD), depuis le siège du par­ti ani­ma­liste à Rot­ter­dam. Depuis, il a lan­cé une cam­pagne sur les réseaux sociaux pour obte­nir la fer­me­ture défi­ni­tive de la ferme auprès du conseil muni­ci­pal. En vain. « Je cir­cule sou­vent près de la ferme à vélo. Je n’ai jamais vu ces vaches sur la terre ferme ! », affirme l’élu.

Dérive économique ?

La ferme tire tou­te­fois la majeure par­tie de ses reve­nus des visites gui­dées. Sa pro­duc­tion est en effet consi­dé­ra­ble­ment ralen­tie par l’exis­tence d’un seul et unique tire-lait. Si Léo Pau­li­no défend la ren­ta­bi­li­té de ce pro­jet oné­reux, il se montre plus éva­sif quant aux béné­fices réa­li­sés : « En com­pa­rai­son d’une ferme conven­tion­nelle, nos marges ne sont pas aus­si éle­vées que l’on pour­rait le pen­ser… », concède-t-il. « Ini­tia­le­ment, la concep­tion de cette ferme ne visait pas la ren­ta­bi­li­té. Il s’agit d’un pro­to­type qui peut être ven­du ou trans­for­mé pour pou­voir accueillir cent, voire deux cents vaches », pour­suit le jeune éle­veur.

La sou­te­na­bi­li­té éco­no­mique de la ferme inter­roge, d’autant qu’il est le seul employé à y tra­vailler à temps plein. Toutes les deux semaines, il s’en remet aux conseils du « fer­mier de réfé­rence », « plus âgé et expé­ri­men­té », qui éva­lue la qua­li­té des tâches réa­li­sées. Le same­di et le dimanche, ce sont deux autres agri­cul­teurs qui se relaient pour le rem­pla­cer. Les Peter et Minke van Win­ger­den font aus­si ponc­tuel­le­ment appel à des béné­voles qui sou­haitent prendre part au pro­jet. Les pro­prié­taires de la Floa­ting Farm sou­haitent désor­mais bâtir une nou­velle ferme flot­tante, juste à côté, afin d’y pro­duire des légumes.