Amsterdam © Eloïse Guillard / Kanaal

Amsterdam : « Ma ville est gangrénée par les touristes »

Les 920 000 Amstel­lo­da­mois accueillent chaque année plus de 20 mil­lions de visi­teurs étran­gers. Dans les rues du centre-ville, les nui­sances des tou­ristes venus pro­fi­ter du can­na­bis et de la pros­ti­tu­tion légale exas­pèrent habi­tants et com­mer­çants. 

« C’est un désastre », souffle Olav Ulrich, en poin­tant du doigt deux tou­ristes qui se prennent en pho­to devant son appar­te­ment. Au pied de son immeuble de deux étages s’étend le quai d’un des canaux les plus impor­tants du centre-ville d’Amsterdam, fou­lé chaque année par plus de 20 mil­lions de visi­teurs. « Je ne peux même plus ouvrir les fenêtres, déclare-t-il dans un ric­tus ner­veux, bien qu’il vive dans un quar­tier pié­ton. Ils sont par­tout, tout le temps, trop nom­breux. » À 70 ans, Olav a vécu les trois-quarts de sa vie dans ce loge­ment. « J’ai connu Amster­dam occu­pée par les dea­leurs et les cri­mi­nels dans les années 1990. Main­te­nant, je connais Amster­dam occu­pée par les tou­ristes ».

Olav Ulrich ne sup­porte plus le vacarme cau­sé par les tou­ristes. © Noa Mous­sa / Kanaal

Quelques rues plus loin, tou­jours dans le centre-ville, Mar­do­nio Guer­ra ne cache pas son épui­se­ment. L’homme au teint pâle et à la voix presque inau­dible ne fait plus de nuit com­plète depuis qu’il a emmé­na­gé ici, il y a trois ans. « Par­fois, j’ai l’impression que les tou­ristes sont dans ma chambre en train de crier », confie-t-il. Dans l’immeuble d’en face, Leo­nard de Groot, 58 ans, redoute lui aus­si l’arrivée du week-end. « Le dimanche matin, ma femme et moi devons enle­ver les canettes de bière que les tou­ristes jettent dans nos paniers vélos », témoigne-t-il. « Ma ville est gan­gré­née par les visi­teurs. »

En treize ans, Arjan Walles et son mari ont connu les hur­le­ments, le vomi devant la porte, l’odeur d’urine et de can­na­bis qui s’infiltre dans la mai­son. Tous les week-end, les tou­ristes alcoo­li­sés voire dro­gués leur ont mené la vie dure. « Une nuit à trois heures du matin, on a été réveillés en sur­saut par un bruit stri­dent, raconte-t-il. Un tou­riste s’é­tait endor­mi sur notre son­nette. » Cet évé­ne­ment pré­cis l’a déci­dé à chan­ger de quar­tier : un groupe de jeunes Fran­çais s’étaient assis sous sa fenêtre pour boire de l’alcool. Il leur a deman­dé de par­tir. Sans résul­tat. Il leur a ver­sé de l’eau sur la tête. Le groupe est mon­té et a ten­té de défon­cer la porte. « J’ai dû appe­ler la police », dit-il, la voix encore trem­blante. Aujourd’hui, le ban­quier vit « à quinze minutes en vélo de la ville ». « Je revis ! Je ne pen­sais pas que c’était pos­sible de dor­mir une nuit entière sans être réveillé par des cris », sou­rit-il. 

« Ils refusent que j’entre dans ma boutique pour ne pas gâcher leur selfie »

Ce stress, Nel­leke van de Streek, 65 ans, le subit tous les jours depuis plus de trente ans. Pro­prié­taire d’un maga­sin de vête­ments situé dans une rue com­mer­çante de la capi­tale, elle a vu son quar­tier évo­luer, « pour le pire ». « Il m’arrive de ne pas pou­voir sor­tir de mon maga­sin tel­le­ment il y a de monde », raconte-t-elle. Depuis cinq ans, elle constate avec regret que ses clients, en majo­ri­té des Néer­lan­dais, ne font plus le dépla­ce­ment jusque dans sa bou­tique, décou­ra­gés par la foule. « Le same­di a tou­jours été une très bonne jour­née, mais aujourd’hui, je ne vends pas davan­tage que les autres jours de la semaine », déplore-t-elle.

Sur le trot­toir d’en face, le plus petit immeuble d’Amsterdam (deux mètres de lar­geur), abrite le salon de thé de Niels Bouw­man. Au pre­mier étage, deux théières et deux tasses sont dis­po­sées sur une petite table en bois col­lée à la fenêtre. « Ah ça fai­sait long­temps », s’exclame Niels, en mon­trant à tra­vers la vitre trois tou­ristes, leurs smart­phones poin­tés vers le salon de thé. Chaque jour, le pro­prié­taire de 48 ans observe, exté­nué, les foules de tou­ristes prendre des pho­tos de son maga­sin rouge très « ins­ta­gram­mable ». « Cer­tains refusent même que j’entre dans ma bou­tique pour ne pas gâcher leur sel­fie », rit-il, jaune. D’autant que ceux-ci fran­chissent rare­ment le pas de sa porte pour prendre un thé.

Le salon de thé de Niels Bouw­man est ins­tal­lé dans le plus petit immeuble d’Am­ster­dam. © Noa Mous­sa / Kanaal

Ces maga­sins, Olav Ulrich les connaît depuis tou­jours, et s’y accroche. « Les bou­tiques qui ne sont pas uni­que­ment tour­nées vers les tou­ristes sont peu à res­ter ouvertes », déclare l’ancien bio­lo­giste. En seule­ment cinq ans, beau­coup d’entre elles ont fer­mé, lais­sant place à des maga­sins de sou­ve­nirs, de pan­cakes, de glaces et de gaufres. « Ce que les gens consi­dèrent comme typique d’Amsterdam n’est en fait pré­sent que pour les tou­ristes », déplore-t-il. « Là, c’était un coif­feur, dit-il en poin­tant du doigt un éta­blis­se­ment aux néons verts. Main­te­nant, c’est une bou­tique qui vend du pain et des pâtis­se­ries au CBD. » En 2019, il a déci­dé de rejoindre le col­lec­tif de voi­sins Stop de gekte (stop à la folie), enga­gé auprès de la mai­rie d’Amsterdam pour lut­ter contre le sur­tou­risme. Aujourd’hui pré­sident de ce groupe, il entend « rendre la ville à ses habi­tants ». « Le sur­tou­risme détruit tou­jours tout ce par quoi il a été atti­ré, affirme-t-il. La diver­si­té qu’il y avait il y a encore dix ans a com­plè­te­ment dis­pa­ru. C’est inad­mis­sible. »

En seule­ment dix ans, le nombre de visi­teurs a presque dou­blé, attei­gnant 20 mil­lions en 2023. La plu­part arpentent le centre-ville de 8 km², l’équivalent du 15e arron­dis­se­ment de Paris. Et au centre du centre ville, une curio­si­té : le fameux Quar­tier Rouge, l’une des attrac­tions tou­ris­tiques les plus emblé­ma­tiques. Ses rues étroites sont bor­dées de fenêtres éclai­rées de néons rouges, der­rière les­quelles les tra­vailleuses du sexe reçoivent leurs clients. C’est ce quar­tier qui est poin­té du doigt par les habi­tants et la mai­rie, le tenant res­pon­sable du nombre incon­trô­lable de tou­ristes. 

En cinq ans, plu­sieurs bou­tiques de sou­ve­nirs ou de pan­cakes se sont ins­tal­lées dans la rue d’O­lav Ulrich. © Noa Mous­sa / Kanaal

Déplacer le Quartier Rouge en banlieue d’Amsterdam

Pour y remé­dier, la mai­rie d’Amsterdam a lan­cé une série de mesures en 2018. Inter­dic­tion pour les pro­prié­taires de louer un Airbnb plus de trente jours, inter­dic­tion de fumer du can­na­bis ou de boire dans cer­tains lieux de la capi­tale signa­lés par un pan­neau, aug­men­ta­tion de la taxe de séjour à 12,5 % (de 15,25 € à 21,80 € la nuit par per­sonne dans un hôtel) soit la plus éle­vée d’Europe… des « petites mesures » selon les habi­tants. Pour­tant, depuis plu­sieurs années, la mai­rie songe sérieu­se­ment à dépla­cer le Quar­tier Rouge en ban­lieue d’Amsterdam et d’y créer un centre éro­tique où les tra­vailleuses du sexe pour­ront exer­cer leur métier. 

« Dans deux ans, 100 des 254 fenêtres vont être dépla­cées en dehors d’Amsterdam, affirme d’un ton neutre Bert Jan­sen, porte-parole de la mai­rie. Cela éloi­gne­ra déjà beau­coup de visi­teurs. » Pas si simple. Plu­sieurs mani­fes­ta­tions contre le dépla­ce­ment du Quar­tier Rouge ont secoué Amster­dam, la der­nière datant d’octobre 2023. « C’est un plan fou et insen­sé, déclare Theo­door van Boven, com­mer­çant et auteur d’une péti­tion contre le démé­na­ge­ment des fenêtres réunis­sant 12 000 signa­tures. Il est évident que la mai­rie ne par­vien­dra pas à créer son centre éro­tique. Et c’est tant mieux », conclut le pro­prié­taire de la Condo­me­rie, un maga­sin de pré­ser­va­tifs, dont 70 % de la clien­tèle sont des tou­ristes. 

« Il faut prendre des mesures radi­cales pour avoir des résul­tats. Le tou­risme ne repré­sente que 8 % des reve­nus d’Amsterdam, ce n’est pas une perte impor­tante pour la ville », estime Bert Jan­sen. Mais c’est une perte capi­tale pour les tra­vailleuses du sexe d’après Phoebe, coor­di­na­trice au Centre d’information de la pro­si­tu­tion (PIC). Située entre les fenêtres du Quar­tier Rouge, l’association est pion­nière dans la lutte contre le centre éro­tique. « Dans un centre éro­tique, les femmes perdent les ‘clients oppor­tu­nistes’, ceux qui n’avaient pas pré­vu de deve­nir clients en se ren­dant dans le quar­tier, explique-t-elle. Ils repré­sentent 70 % de leur clien­tèle. »

Theo­door van Boven a lan­cé une péti­tion contre le dépla­ce­ment du Quar­tier Rouge, qui a réuni 12 000 signa­tures. © Noa Mous­sa / Kanaal

Des mesures peu convaincantes

« Il y a constam­ment une ins­tru­men­ta­li­sa­tion des tra­vailleuses du sexe », dénonce Rebec­ca Fran­co, socio­logue. La cher­cheuse fait réfé­rence à la volon­té de la mai­rie, il y a dix ans, de pro­mou­voir son Quar­tier Rouge pour atti­rer des tou­ristes. « Main­te­nant qu’on parle de sur­tou­risme, elle décide de les dépla­cer loin de la vue des pas­sants. His­to­ri­que­ment, il y a l’idée qu’on peut bou­ger ces popu­la­tions quand on veut pour l’ordre social », ajoute-t-elle, en affir­mant que trans­fé­rer les fenêtres en ban­lieue n’arrêtera pas pour autant le tra­vail du sexe dans le quar­tier. « Nous pour­rons trans­for­mer le Quar­tier Rouge pour en faire un lieu cultu­rel avec des bou­tiques faites pour les habi­tants et non pour les tou­ristes, ima­gine Bert Jan­sen. On veut prou­ver au monde que notre ville n’est pas seule­ment ce quar­tier », ajoute le porte-parole.

Depuis son appar­te­ment, Olav rêve de tran­quilli­té. « Pen­dant le Covid, j’ai retrou­vé ma ville, se sou­vient-il. Les tou­ristes avaient dis­pa­ru donc les Néer­lan­dais osaient à nou­veau venir dans le centre. » Fini les sla­loms entre les tou­ristes dans les rues, fini les hur­le­ments en pleine nuit. Le retrai­té pou­vait à nou­veau faire des balades en vélo, pro­fi­ter du canal en face de chez lui et faire les bou­tiques  « Même le week-end était calme !, s’exclame l’Amstellodamois, les yeux écar­quillés. Je veux retrou­ver cette séré­ni­té à tout prix. »

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