Dans le pays berceau du protestantisme, deux églises ferment leur porte chaque semaine. Les murs de ces bâtiments religieux sont depuis quelques décennies vendus à tour de bras, à des particuliers, d’autres associations religieuses ou même à des entreprises privées.
Dans l’ancien couvent de Sint-Rosaklooster, au nord d’Amsterdam, les blouses blanches des infirmiers ont remplacé les habits traditionnels des sœurs catholiques. À l’étage, 46 « clients », comme on les appelle ici, sont accueillis jour et nuit. « Ils sont tous usagers de drogue », précise Lola, infirmière dans ce centre médico-social géré par l’Armée du Salut néerlandaise. Dans un couloir sans fin, éclairé d’une lumière blanche, une femme au visage émacié, en chaussons élimés, tape du pied dans la porte qui permet de sortir de la coursive. Celle-ci ne s’ouvre que grâce au bracelet électronique du personnel. L’infirmière lui ouvre. Dans la chapelle attenante du couvent, Johannes* prépare le buffet pour les pensionnaires présents, devant des statues de la vierge Marie qui semblent n’avoir jamais quitté les alcôves. Un orgue monumental surplombe une table de ping-pong et des canapés. « Parfois, même si c’est beau, on préférerait travailler dans un environnement moins « chargé »», confie cet employé de l’Armée du Salut, un sourire en coin.
Cette partie du couvent Sint-Rosaklooster appartient à Reliplan, la plus grande agence spécialisée dans l’immobilier religieux des Pays-Bas. « On a vendu plus de 1 000 églises en 30 ans », vante Mickey Bosschert, sa fondatrice. La septuagénaire a acheté ce couvent au début des années 1990, pour 5 millions d’euros. Aujourd’hui, elle en a rénové une partie en appartements, vendu une autre à un promoteur immobilier pour 9 millions d’euros, et prévoit de construire un centre culturel dans le jardin de plusieurs centaines de mètres carrés.
« Pourquoi l’église disparaît-elle ? »
Au départ, le seul souhait de Mickey Bosschert était de sauver les églises de l’abandon. Son aventure naît d’un tragique événement, la mort de sa première fille atteinte d’un cancer, à l’âge de 10 ans. « Je n’en parle pas souvent », confie-t-elle avec pudeur en s’enfonçant dans son fauteuil à roulettes. À l’époque, elle vend alors une entreprise de cosmétiques florissante, et se met à fréquenter le calme des cloîtres. Dans le journal, elle apprend la future démolition d’une église proche de chez elle.
Trente ans plus tard, devant les photos en noir et blanc d’églises qui furent démolies, Mickey secoue la tête : « Comment c’est possible ? ».
Elle a réalisé sur le tas l’ampleur du phénomène. Herman Wesselink, chercheur à l’Office national du patrimoine culturel, situé à Amsterdam, a lui aussi constaté ce processus pendant sa thèse sur les églises néerlandaises de 1800 à 1970. « L’année dernière, chaque semaine, quatre églises fermaient leurs portes aux Pays-Bas. » Le phénomène de sécularisation de la société néerlandaise, qui avait stagné ces dernières années, s’accélère de nouveau. « Depuis 1960, la population croit de moins en moins en Dieu, la prospérité économique a décuplé l’individualisme, complète Herman Wesselink. Les années hippies et le rejet de l’autorité aux Pays-Bas sont aussi passés par là. »
De plus, la très grande majorité des églises néerlandaises sont protestantes. « Ce sont des bâtiments avec une architecture essentiellement fonctionnelle, elles ne sont pas généralement consacrées, à l’inverse des églises catholiques », décrypte l’universitaire. D’où une flexibilité plus importante dans leur utilisation. Mickey Bosschert, la fondatrice de Reliplan, ajoute que « les églises catholiques sont souvent construites à côté d’un cimetière, ce qui complique les ventes lorsqu’il est question de changer la fonction du lieu. »
Transfert de religions
L’autre partie de l’ancien couvent de Sint-Rosaklooster, acquise par Reliplan, a été transformée en un hôtel restaurant ultra moderne. Il est séparé du centre médico-social par un simple parking. Mickey Bosschert aurait préféré que la fonction du bâtiment reste religieuse. « Je n’aime pas trop ça », confie l’ancienne propriétaire au sujet de cet hôtel, qui peut héberger 107 personnes dans de « très petites chambres avec salles de bains communes ». Elle préfère d’habitude toujours choisir d’autres clients, car « si d’autres religions ont besoin d’un endroit pour prier, c’est plus important ». Ces dernières années, parmi les mille ventes effectuées par Reliplan, la grande majorité se sont conclues entre organisations religieuses.
Au volant de son 4x4 Mitsubishi, Mickey Bosschert se prête à une visite guidée de la petite ville de Purmerend, en périphérie d’Amsterdam. Depuis la route principale, sur quelques centaines de mètres à peine, elle dénombre six églises. Elle a acheté et vendu certaines d’entre elles. L’un des lieux de culte s’est vendu 500 000 euros, et fait partie d’un lot de huit bâtiments vendus à l’Église phillipine. « Cela étonne souvent les journalistes, mais beaucoup d’églises érythréennes, indiennes ou encore brésiliennes sont à la recherche de ces bâtiments », explique-t-elle. Aux Pays-Bas, plus d’une centaine de religions cohabitent.
Bruce Grœnendael, cheveux en bataille et mains sur les hanches, se tient fièrement devant l’Arminiuskerk, ancien édifice protestant situé à l’est d’Amsterdam. Lui a bénéficié des bonnes grâces de « la reine de l’immobilier religieux », surnom qu’il attribue à la fondatrice de Reliplan. « Nous avions besoin d’un endroit pour prier, alors je l’ai appelée. Elle m’a tout de suite dit : “Je vais te trouver quelque chose” », se rappelle Bruce Grœnendael.
« Le dimanche, on fait des exorcismes sur scène »
Bruce Grœnendael, paroissien de l’Arminiuskerk gérée par Power City
En mai 2023, Power City, l’église pour laquelle il travaille, achète 2,1 millions d’euros ce bâtiment à l’architecture moderne, datant de l’après-guerre. Aujourd’hui, c’est lui qui est chargé d’entretenir le lieu dont les prêches appartiennent au courant néo-pentecôtiste de l’Église évangélique – très présente en Amérique du sud.
Encore en cours d’aménagement, le lieu accueille déjà des messes. « Le dimanche, on fait des exorcismes sur scène », relate le paroissien de Power City. Une pratique courante chez les évangéliques mais qui a le don d’étonner. L’étage qui donne sur la scène via une baie vitrée en plexiglas, est en cours de rénovation. L’espace sera dédié à une régie, capable de diffuser à l’autre bout du monde. « On pourra même faire des confessions en ligne », déclame-t-il. Seront-elles payantes ? Bruce Groenendael élude les questions d’argent, mais admet finalement : « On ne force personne, mais pour pouvoir financer l’église, on demande 10 % de leurs salaires à tous nos fidèles ». Mickey Bosschert admet ne pas vraiment vérifier de façon poussée l’identité de ses clients. « Pendant douze ans, sans le savoir, on a loué une de nos églises à des scientologues. » Avant de préciser : « Mais bon, c’est comme ça… Et puis, c’étaient des personnes correctes, qui payaient bien, jamais en retard. »