Amsterdam © Etienne Le Page / Kanaal

Au paradis de l’immobilier

Dans le pays ber­ceau du pro­tes­tan­tisme, deux églises ferment leur porte chaque semaine. Les murs de ces bâti­ments reli­gieux sont depuis quelques décen­nies ven­dus à tour de bras, à des par­ti­cu­liers, d’autres asso­cia­tions reli­gieuses ou même à des entre­prises pri­vées.

Dans l’ancien couvent de Sint-Rosak­loos­ter, au nord d’Amsterdam, les blouses blanches des infir­miers ont rem­pla­cé les habits tra­di­tion­nels des sœurs catho­liques. À l’étage, 46 « clients », comme on les appelle ici, sont accueillis jour et nuit. « Ils sont tous usa­gers de drogue », pré­cise Lola, infir­mière dans ce centre médi­co-social géré par l’Armée du Salut néer­lan­daise. Dans un cou­loir sans fin, éclai­ré d’une lumière blanche, une femme au visage éma­cié, en chaus­sons éli­més, tape du pied dans la porte qui per­met de sor­tir de la cour­sive. Celle-ci ne s’ouvre que grâce au bra­ce­let élec­tro­nique du per­son­nel. L’infirmière lui ouvre. Dans la cha­pelle atte­nante du couvent, Johannes* pré­pare le buf­fet pour les pen­sion­naires pré­sents, devant des sta­tues de la vierge Marie qui semblent n’avoir jamais quit­té les alcôves. Un orgue monu­men­tal sur­plombe une table de ping-pong et des cana­pés. « Par­fois, même si c’est beau, on pré­fé­re­rait tra­vailler dans un envi­ron­ne­ment moins « char­gé »», confie cet employé de l’Armée du Salut, un sou­rire en coin.

L’Ar­mée du Salut offre le repas à leurs 46 rési­dents dans l’an­cienne cha­pelle du couvent Sint-Rosak­loos­ter. © Etienne Le Page / Kanaal

Cette par­tie du couvent Sint-Rosak­loos­ter appar­tient à Reli­plan, la plus grande agence spé­cia­li­sée dans l’immobilier reli­gieux des Pays-Bas. « On a ven­du plus de 1 000 églises en 30 ans », vante Mickey Bos­schert, sa fon­da­trice. La sep­tua­gé­naire a ache­té ce couvent au début des années 1990, pour 5 mil­lions d’euros. Aujourd’hui, elle en a réno­vé une par­tie en appar­te­ments, ven­du une autre à un pro­mo­teur immo­bi­lier pour 9 mil­lions d’euros, et pré­voit de construire un centre cultu­rel dans le jar­din de plu­sieurs cen­taines de mètres car­rés.

« Pourquoi l’église disparaît-elle ? »

Au départ, le seul sou­hait de Mickey Bos­schert était de sau­ver les églises de l’abandon. Son aven­ture naît d’un tra­gique évé­ne­ment, la mort de sa pre­mière fille atteinte d’un can­cer, à l’âge de 10 ans. « Je n’en parle pas sou­vent », confie-t-elle avec pudeur en s’enfonçant dans son fau­teuil à rou­lettes. À l’époque, elle vend alors une entre­prise de cos­mé­tiques flo­ris­sante, et se met à fré­quen­ter le calme des cloîtres. Dans le jour­nal, elle apprend la future démo­li­tion d’une église proche de chez elle.
Trente ans plus tard, devant les pho­tos en noir et blanc d’églises qui furent démo­lies, Mickey secoue la tête : « Com­ment c’est pos­sible ? ».

Elle a réa­li­sé sur le tas l’ampleur du phé­no­mène. Her­man Wes­se­link, cher­cheur à l’Of­fice natio­nal du patri­moine cultu­rel, situé à Amster­dam, a lui aus­si consta­té ce pro­ces­sus pen­dant sa thèse sur les églises néer­lan­daises de 1800 à 1970. « L’année der­nière, chaque semaine, quatre églises fer­maient leurs portes aux Pays-Bas. » Le phé­no­mène de sécu­la­ri­sa­tion de la socié­té néer­lan­daise, qui avait stag­né ces der­nières années, s’accélère de nou­veau. « Depuis 1960, la popu­la­tion croit de moins en moins en Dieu, la pros­pé­ri­té éco­no­mique a décu­plé l’individualisme, com­plète Her­man Wes­se­link. Les années hip­pies et le rejet de l’au­to­ri­té aux Pays-Bas sont aus­si pas­sés par là. »

De plus, la très grande majo­ri­té des églises néer­lan­daises sont pro­tes­tantes. « Ce sont des bâti­ments avec une archi­tec­ture essen­tiel­le­ment fonc­tion­nelle, elles ne sont pas géné­ra­le­ment consa­crées, à l’inverse des églises catho­liques », décrypte l’universitaire. D’où une flexi­bi­li­té plus impor­tante dans leur uti­li­sa­tion. Mickey Bos­schert, la fon­da­trice de Reli­plan, ajoute que « les églises catho­liques sont sou­vent construites à côté d’un cime­tière, ce qui com­plique les ventes lorsqu’il est ques­tion de chan­ger la fonc­tion du lieu. »

Transfert de religions

L’autre par­tie de l’ancien couvent de Sint-Rosak­loos­ter, acquise par Reli­plan, a été trans­for­mée en un hôtel res­tau­rant ultra moderne. Il est sépa­ré du centre médi­co-social par un simple par­king. Mickey Bos­schert aurait pré­fé­ré que la fonc­tion du bâti­ment reste reli­gieuse. « Je n’aime pas trop ça », confie l’ancienne pro­prié­taire au sujet de cet hôtel, qui peut héber­ger 107 per­sonnes dans de « très petites chambres avec salles de bains com­munes ». Elle pré­fère d’ha­bi­tude tou­jours choi­sir d’autres clients, car « si d’autres reli­gions ont besoin d’un endroit pour prier, c’est plus impor­tant ». Ces der­nières années, par­mi les mille ventes effec­tuées par Reli­plan, la grande majo­ri­té se sont conclues entre orga­ni­sa­tions reli­gieuses.

Au volant de son 4x4 Mit­su­bi­shi, Mickey Bos­schert se prête à une visite gui­dée de la petite ville de Pur­me­rend, en péri­phé­rie d’Amsterdam. Depuis la route prin­ci­pale, sur quelques cen­taines de mètres à peine, elle dénombre six églises. Elle a ache­té et ven­du cer­taines d’entre elles. L’un des lieux de culte s’est ven­du 500 000 euros, et fait par­tie d’un lot de huit bâti­ments ven­dus à l’Église phil­li­pine. « Cela étonne sou­vent les jour­na­listes, mais beau­coup d’églises éry­thréennes, indiennes ou encore bré­si­liennes sont à la recherche de ces bâti­ments », explique-t-elle. Aux Pays-Bas, plus d’une cen­taine de reli­gions coha­bitent.

Bruce Grœ­nen­dael, che­veux en bataille et mains sur les hanches, se tient fiè­re­ment devant l’Arminiuskerk, ancien édi­fice pro­tes­tant situé à l’est d’Am­ster­dam. Lui a béné­fi­cié des bonnes grâces de « la reine de l’immobilier reli­gieux », sur­nom qu’il attri­bue à la fon­da­trice de Reli­plan. « Nous avions besoin d’un endroit pour prier, alors je l’ai appe­lée. Elle m’a tout de suite dit : “Je vais te trou­ver quelque chose” », se rap­pelle Bruce Grœ­nen­dael.

« Le dimanche, on fait des exor­cismes sur scène »

Bruce Grœ­nen­dael, parois­sien de l’Ar­mi­nius­kerk gérée par Power City

En mai 2023, Power City, l’église pour laquelle il tra­vaille, achète 2,1 mil­lions d’euros ce bâti­ment à l’architecture moderne, datant de l’a­près-guerre. Aujourd’hui, c’est lui qui est char­gé d’entretenir le lieu dont les prêches appar­tiennent au cou­rant néo-pen­te­cô­tiste de l’Église évan­gé­lique – très pré­sente en Amé­rique du sud.

L’Armi­nius­kerk, ancienne église pro­tes­tante, s’est trans­for­mée en lieu de prêche évan­gé­lique. © Etienne Le Page / Kanaal

Encore en cours d’aménagement, le lieu accueille déjà des messes. « Le dimanche, on fait des exor­cismes sur scène », relate le parois­sien de Power City. Une pra­tique cou­rante chez les évan­gé­liques mais qui a le don d’étonner. L’étage qui donne sur la scène via une baie vitrée en plexi­glas, est en cours de réno­va­tion. L’espace sera dédié à une régie, capable de dif­fu­ser à l’autre bout du monde. « On pour­ra même faire des confes­sions en ligne », déclame-t-il. Seront-elles payantes ? Bruce Groe­nen­dael élude les ques­tions d’argent, mais admet fina­le­ment : « On ne force per­sonne, mais pour pou­voir finan­cer l’église, on demande 10 % de leurs salaires à tous nos fidèles ». Mickey Bos­schert admet ne pas vrai­ment véri­fier de façon pous­sée l’identité de ses clients. « Pen­dant douze ans, sans le savoir, on a loué une de nos églises à des scien­to­logues. » Avant de pré­ci­ser : « Mais bon, c’est comme ça… Et puis, c’étaient des per­sonnes cor­rectes, qui payaient bien, jamais en retard. »

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