Entre-soi sélect, culture du secret et scandales à répétition, les « Corps » ces confréries étudiantes si puissantes aux Pays-Bas sont pointées du doigt. Pour perdurer, elles sont obligés de se repenser.
Une cravate violette brodée avec du fil doré se balance au rythme de « Party in the Usa » de Miley Cyrus. Son propriétaire, un jeune en veste de costume noir tachée d’alcool n’en est pas à son premier verre. « Chaque nom inscrit dessus correspond à d’anciens membres du « Corps ». Je n’ai pas le droit de la laver » lâche-t-il, caressant la relique attachée à son cou. Sur la piste de danse, des effluves de bière s’échappent du parquet glissant où se déchaînent les « greenies », les premières années qui viennent d’achever leur bizutage. Perché sur une estrade, un jeune homme vide un verre dans la bouche d’une étudiante qui tente de l’en empêcher. Encouragée par les applaudissements, elle finit par ingurgiter le demi-litre de bière.
La soirée se tient dans une maison bourgeoise du sud-ouest d’Amsterdam. Elle abrite l’association SSRA (Societas Studiosorum Reformatorum Amsterdam), l’un des 49 « Het corps » du pays (« Le corps », en néerlandais). Fondés au XIXe siècle, ils forment un « ensemble de corporations étudiantes liées aux universités et aux « grandes » familles néerlandaises » décrit la philosophe Maartje Roelofsen. « Très secrets et difficiles d’accès », ils réuniraient pourtant plus de 47 000 étudiants répartis dans les principales villes étudiantes du pays. Cette année, le nombre de candidats est trois à quatre fois supérieur aux places disponibles.
Pourtant, les « Het Corps » n’ont pas bonne presse. Taxés d’« élitistes », « traditionalistes » et « sexistes » par leurs détracteurs, ils s’illustrent régulièrement dans les médias : tags de croix gammées, lâchers d’animaux sauvages dans les dortoirs, violences entraînant des lésions cérébrales chez de jeunes bizuts. D’après Maartje Roelofsen, « ces corporations historiques entretiennent leur passé tandis que la société, elle, change. » Dans leur rang, un arbitrage délicat entre entretien des traditions et adaptation au nouveau monde est en marche.
Des clubs très sélects
« MVTVA FIDES », « fidélité mutuelle ». Les lettres en capitales dorées décorent l’entrée d’un bâtiment haut de quatre étages de la place Grot Markt dans le centre historique de Gröningen. Installé face à la mairie, il abrite le siège de la deuxième plus ancienne corporation du pays, Vindicat. Silvester, son président, un jeune blond d’un mètre quatre-vingt dix aux cheveux bouclés ouvre la porte. Une forte odeur d’alcool semble incrustée dans les murs de cette maison aux allures de manoir. La réception au premier étage, haute de quatre mètres sous plafond, abrite d’imposantes tables en bois de style médiéval.
Le jeune homme s’installe sur une chaise recouverte de velours rouge. Un club fermé ? « La porte est ouverte à tous », rétorque-t-il détaillant le système de loterie mis en place. Pourtant, les candidats à l’adhésion restent homogènes. « Des personnes néerlandophones, blanches, hétérosexuelles dont l’un des parents était membre par le passé. D’autres intègrent la communauté, mais ce sont des jeunes attirés par cet entre-soi aux valeurs traditionnelles », analyse Maartje Roelofsen.
Dans le fond de la salle, des bancs en bois plus rustres « sont réservés aux premières années pendant les dîners et réunions » s’amuse l’étudiant. En plus de cette hiérarchie entre générations, une autre plus insidieuse existerait entre les « clubs ». « Ces groupes de quatorze étudiants de Vindicat formés par affinités sont numérotés de 1 à 10 en fonction de la popularité des membres », explique la philosophe. « Nous habitons par club, dans des maisons louées par le Corps », poursuit Silvester.
« Gosses de riches borderline »
Au-dessus du jeune homme, une tête de cerf aux bois impressionnants semble le surveiller. Le bizutage ? Le jeune homme est évasif, secret oblige. Une étudiante, préférant rester anonyme, détaille : « Tu es obligé de boire tout le temps, de garder ton téléphone allumé en permanence pour obéir aux ordres les plus absurdes, comme apporter un cigarette au siège en pleine nuit. » Une fois intégrés, les premières années, « n’ont pas le droit d’avoir une porte de chambre tant qu’ils n’ont pas baisé devant les autres » poursuit-elle. Leur image à Groningue celle « de gosses de riches borderline. »
Un trophée de la « salope de l’été » et la publication d’une « liste Banga » énumérant les « filles faciles » chez Vindicat ont fuité dans la presse ces dernières années. L’étudiante évoque aussi la pratique du « Vindifuck », le fait de « jouir le plus rapidement possible dans une fille et de la laisser en plan ». Des comportements connus chez Vindicat mais répandus dans d’autres « Het Corps. » Ils ont poussé l’ancien ministre Jet Bussemaker ou plus récemment la maire d’Amsterdam, Femke Halsema, à menacer d’en fermer certains.
Faire le ménage
Les yeux portés sur les armoiries de Vindicat, une lime et une épée croisées pour leurs caractère « fidèles et civilisés », Silvester est visiblement touché ; « Ces comportements individuels sont inacceptables. Ils ont sali l’image de la communauté. »
À quelques rues de là, Ruben Wagenvoort parcourt les bureaux administratifs de l’Université de Groningue à la recherche d’une salle disponible. Il est à la tête du comité étudiant de l’Université – sorte de super BDE – chargé des relations avec les « Corps ». « Vindicat a beaucoup changé ces dernières années ». Fier d’exposer la « vivacité » du tissu associatif de l’Université, le jeune homme le reconnaît, « nos relations sont meilleures. Vindicat s’améliore sur la boisson, le sexisme et la sécurité. Nous les accompagnons dans ce processus. »
Des codes de conduite co-rédigés avec l’Université ont récemment été mis en place pour répondre aux critiques. C’est aussi le cas chez Unitas, corps formé en 1911 dans le cœur d’Amsterdam. Pour Sarah, membre du bureau, « chacun peut trouver sa place dans la confrérie. Cette réputation ne nous représente pas, notre héritage est riche. »
Perpétuer les traditions
Face aux photos de soirées arrosées accrochées au mur, Sarah se concentre sur les vertus de ces sociétés étudiantes, « aujourd’hui, la majorité des relations entre jeunes se font en ligne. Ici, nous perpétuons le vivre-ensemble, la solidarité. On se retrouve, on décompresse et surtout, on fait la fête. » Au sous-sol, elle dévoile le bar privée de la confrérie, équipé de ses propres tireuses à bières. Derrière le comptoir, une étoile taillée dans le bois dévoile un « Heineken Unitas », sponsor du « Corps ». En soirée, la bière est à un euro. Sarah le reconnaît, « être fêtard est souvent une condition pour s’épanouir dans la communauté. »
© Blanche Domenach / Kanaal
Comme Silvester, elle est en année sabbatique pour s’occuper de la confrérie. Recruter les nouveaux, organiser les évènements, trouver de nouveaux partenaires, un engagement à temps plein afin de pérenniser « cette grosse entreprise », explique-t-elle. « Il est courant de voir ces jeunes investir plus leur énergie dans la vie de ces communautés que dans leurs propres études », remarque la philosophe Maartje Roelofsen.
Et pour cause, le retour sur investissement est payant. Être membre du bureau d’un « Corps » est très apprécié des recruteurs. Ce « plus sur le CV » s’ajoute pour Sarah au réseau auquel la communauté donne accès. Au-delà des relations professionnelles, la communauté structure aussi les liens intimes. « À part moi, la plupart sont en couple avec d’autres membres d’Unitas », s’amuse Sarah. Elle en est sûre, « les filles de mon club seront sans aucun doute les demoiselles d’honneur de mon mariage ! »
Un patrimoine néerlandais ?
Pour tourner la page et redorer leur blason, les « Het Corps » tentent depuis quelques années d’intégrer le programme de préservation du centre de culture immatérielle du pays. « Nous n’avons pas accédé à leur demande car ils ne peuvent toujours pas garantir la protection de l’intégrité physique des personnes. » Pieter van Rooij, conservateur, s’est chargé en 2016 de leur candidature. Il l’interprète comme « un moyen de se protéger d’un climat qui leur est défavorable. »
S’ils ne peuvent intégrer le programme de préservation, « Leur héritage est indéniable. Ils participent à la culture très forte de la convivialité estudiantine aux Pays-bas », d’après Pieter. « C’est aussi historiquement, l’un des endroits les plus importants pour la reproduction du pouvoir », ajoute Maartje Roelofsen. Dans une confrérie très secrète, la série néerlandaise « Ares » (2020) met en scène une jeune élite dont l’héritage remonte à l’âge d’or du pays. Dans un genre empruntant à l’horreur, les personnages sont prêts à tout pour maintenir leur emprise sur le pouvoir politique.
La soirée continue au siège de SSRA. Miley Cyrus fait son retour dans les enceintes alors que les étudiantes s’agglutinent près d’une borne lumineuse aux couleurs du « Corps ». Avec leurs cartes Heineken sans contact, ils rechargent leur crédit boisson. Sous les lustres poussiéreux, deux époques semblent s’entrecroiser.