Spierdijk, Aalsmeer et Paris © Inès Simondi / Kanaal

De la serre au vase, la course effrénée des tulipes

Dans le monde, 90 % des tulipes ven­dues pro­viennent des Pays-Bas. Pour gar­der ce mono­pole, une seule règle : la vitesse. Arjan Smit, hor­ti­cul­teur, l’a bien com­pris, il faut moins de deux jours pour que ses tulipes arrivent dans un vase fran­çais. Son secret : l’or­ga­ni­sa­tion et la tech­no­lo­gie.

Dans la serre d’Arjan Smit, les jour­nées sont ryth­mées par le bruit sec des machines. Sur un tapis rou­lant, des tulipes fraî­che­ment cueillies et encore accro­chées à leur bulbe défilent à toute allure. Une son­ne­rie reten­tit et une lame s’abat sur les tiges. Le compte à rebours est lan­cé. Il faut faire vite, une fois la fleur cou­pée, elle com­mence à faner. « La vente de tulipes, c’est comme la F1 : le pre­mier arri­vé a gagné », iro­nise l’horticulteur. 

À peine arri­vées, elles sont déjà repar­ties. Les cha­riots zig­zaguent sous le poids des colonnes de caisses noires rem­plies d’un nou­veau lot de fleurs qui attend d’être pré­pa­ré. C’est une cho­ré­gra­phie bien rodée. Cela fait presque cent ans qu’Arjan et sa famille cultivent des tulipes dans le vil­lage de Spier­dijk, au nord d’Amsterdam. Ce qui était autre­fois un simple champ a lais­sé place à des kilo­mètres de serres auto­ma­ti­sées. Dans l’exploitation, aucun espace pour les aléas des sai­sons, il fait dix-huit degrés toute l’an­née et les plantes poussent hors sol. Seuls les pétales colo­rés rompent avec ce pay­sage de fer et de zinc. 

La course des trans­pa­lettes s’achève devant un tapis rou­lant où attendent Arjan et son fils Tim. Leur res­sem­blance est frap­pante. Même regard bleu, même mâchoire car­rée. Concen­trés, ils ins­pectent le lot pour s’assurer de sa qua­li­té. Sur le tapis, les tulipes défilent. D’un geste expert, Tim s’empare de l’une des fleurs : « Il faut que les pétales soient ronds et d’un rouge pro­fond ». Il s’agit de la « Make a Wish », une varié­té créée par l’horticulteur lui-même. « Chaque géné­ra­tion de Smit crée une nou­velle tulipe, une manière de lais­ser une trace de son pas­sage », explique fiè­re­ment le père. À part cette tra­di­tion, il ne reste rien de l’ancienne exploi­ta­tion. Il y a 50 ans, la famille pro­dui­sait 30 000 tulipes par an, aujourd’hui cet objec­tif est atteint en moins d’une jour­née. 

Une pro­duc­ti­vi­té assu­rée en grande par­tie grâce à un sys­tème high-tech adop­té pen­dant les années 1980. « On a eu le choix : moder­ni­ser la pro­duc­tion ou cou­ler », explique le busi­ness­man. « Ça a été un coup de chance que la banque accepte notre emprunt. Après la guerre, ma famille était très pauvre. Mon père et ses frères, comme beau­coup de Néer­lan­dais, ont dû man­ger de la soupe de tulipe pour échap­per à la famine ». En deux géné­ra­tions, la famille Smit est deve­nue mil­lion­naire.

La course contre la montre

« Le mot d’ordre ici, c’est l’économie et l’efficacité », confie Tim. Chaque fleur coûte en moyenne 0,001 cen­time à pro­duire. Tout est orga­ni­sé de manière à réduire le besoin de main‑d’œuvre et, sur­tout, de temps. Les plantes se déve­loppent d’abord dans des bacs rem­plis d’eau. Depuis 2008, 90 % de cette eau pro­vient d’un méca­nisme de récu­pé­ra­tion de pluie. C’est l’une de ses fier­tés : son sys­tème d’irrigation der­nier cri. Dans ce sys­tème fer­mé, elle est d’abord puri­fiée par des filtres pour éli­mi­ner les petits rési­dus orga­niques puis dés­in­fec­tée grâce à des UV. « Comme mes fleurs ne touchent jamais la terre et gran­dissent dans des espaces clos, je n’ai même pas besoin d’utiliser de pes­ti­cides », se réjouit-il. 

Cer­taines varié­tés de tulipes ont besoin davan­tage de lumière et de cha­leur. © Inès Simon­di / Kanaal 

Arjan fait cou­lis­ser une lourde porte en acier, c’est dans cette salle sombre que les tulipes passent les trois pre­mières semaines de leur courte vie. Cou­pées du monde, elles poussent entas­sées dans des bacs qui se super­posent, allant jusqu’à atteindre le pla­fond de l’entrepôt. Tous les moyens sont bons pour réduire l’espace uti­li­sé. Quand leur tige est trop grande, elles sont trans­fé­rées dans la grande serre où elles ter­minent leur crois­sance. Ce cycle de cinq semaines per­met à l’en­tre­prise de pro­duire des fleurs, peu importe la sai­son et pas seule­ment entre avril et mai selon le cycle nor­mal.  

Contrai­re­ment à leurs concur­rents, les Pays-Bas n’ont ni la cha­leur ni la super­fi­cie de leur côté. Mais ils com­pensent grâce à leurs inno­va­tions tech­no­lo­giques. À nou­veau, la son­ne­rie aiguë reten­tit. Les lames s’abattent. Les tiges sont cou­pées. Les tulipes débutent leur périple. Les bulbes, eux, atter­rissent dans une gigan­tesque boîte qui se referme. À l’intérieur, des rayons ultra­vio­lets les scannent pour voir s’ils peuvent encore ger­mer. Avec une éton­nante dex­té­ri­té, des bras méca­niques s’emparent des tiges pour for­mer de petits bou­quets uni­formes. Ces der­niers conti­nuent leur che­min avant d’at­ter­rir dans les caisses noires. Le bal­let inces­sant des trans­pa­lettes reprend.

Il est quatre heures du matin quand les mines fati­guées des livreurs viennent récu­pé­rer les « Make a Wish » et autres varié­tés. Direc­tion : Aals­meer le plus grand mar­ché aux fleurs du monde. Après deux heures de tra­jet, les tulipes arrivent enfin à des­ti­na­tion. Bien qu’il fasse encore nuit noire, les cen­taines de phares des camions donnent l’illusion d’un soleil nais­sant à l’horizon. Les four­gons s’engouffrent dans l’entrepôt qui s’étend à perte de vue. « À part le Penta­gone, aucun bâti­ment n’égale sa taille », explique Adam, l’un des conduc­teurs. En tout, il mesure 15 kilo­mètres de long.

Dans le mar­ché d’Aals­meer il y a plus de 24 000 pro­duits dif­fé­rents en vente. © Inès Simondi/ Kanaal 

Plaque tournante des fleurs mondiales

À l’intérieur, un long pont sur­plombe le hall. Il faut l’emprunter pour se dépla­cer d’un bout à l’autre du lieu. Le mar­ché est géré par la coopé­ra­tive d’hor­ti­cul­teurs Royal Flo­ra­Hol­land. Leur but : mettre en lien pro­duc­teurs et ache­teurs. « Il est inter­dit de des­cendre du pont », aver­tit Michel Schie, repré­sen­tant de Flo­ra­Hol­land. Seuls 290 employés ont le droit de se dépla­cer simul­ta­né­ment dans l’entrepôt. S’ils sont plus, c’est l’embouteillage. 290 employés, pour gérer l’envoi et la récep­tion de 60 % du com­merce mon­dial de plantes cou­pées. Dans ce brou­ha­ha de fleurs et de cha­riots, les tulipes « Make a Wish » d’Arjan sont dif­fi­ciles à dis­tin­guer. Mais pas pour les yeux experts de Michel Van. Les voi­là. Sur un wagon, elles filent le long des allées. Pas besoin de conduc­teur, ici, tout est auto­ma­tique. Direc­tion le kilo­mètre 8 avec les autres tulipes. Chaque varié­té de fleurs a son espace atti­tré. C’est grâce à cette orga­ni­sa­tion presque mili­taire que les Pays-Bas conservent le mono­pole du com­merce des fleurs cou­pées. 

Ici, c’est aus­si le « Wall Street de la fleur », vante Michel. Quatre écrans géants sont ins­tal­lés à l’entrée du mar­ché. Ils affichent les lots dis­po­nibles avec toutes les infor­ma­tions néces­saires pour connaître la pro­ve­nance, le prix mini­mum, la qua­li­té et la quan­ti­té dis­po­nible. Les ventes se déroulent entre six heures et neuf heures du matin pour s’assurer que tout soit envoyé dans la jour­née. Toutes les 15 secondes, un nou­veau lot est mis en vente. Les enchères sont dégres­sives : le prix de vente pro­po­sé est d’abord éle­vé puis il baisse rapi­de­ment sur le cadran, le pre­mier ache­teur qui se mani­feste emporte alors la vente.

Une employée orga­nise l’en­voi de roses du Kenya vers le Royaume-Uni. © Inès Simon­di / Kanaal 

Arjan a déci­dé de vendre à six cen­times mini­mum la tige de sa fameuse tulipe rouge. En un éclair, elles appa­raissent sur l’écran. Comme une hor­loge, l’aiguille débute sa course à 100 cen­times avant de des­cendre à une allure ver­ti­gi­neuse. Ça y est ! Le lot a été ven­du. « À 18 cen­times l’unité, c’est un très bon prix », com­mente Kit­ty de Jong, membre élue du comi­té stra­té­gique de Flo­ra­Hol­land. Sur cette tran­sac­tion, la coopé­ra­tive tou­che­ra 7% de com­mis­sion. L’ancienne cour­tière aime obser­ver les prix des­cendre ; elle res­sent tou­jours l’adrénaline de la négo­cia­tion. Avant la pan­dé­mie de COVID-19, tous les ache­teurs se retrou­vaient dans la salle des cadrans située au centre du mar­ché. Mais avec les confi­ne­ments suc­ces­sifs, le sys­tème à dis­tance a fait ses preuves. Il est plus adap­té à la clien­tèle inter­na­tio­nale. 

C’est d’ailleurs l’un des fidèles clients étran­gers d’Arjan qui a ache­té le lot : l’en­seigne fran­çaise Mon­ceau Fleurs. Quelques heures plus tard, à Paris, rue de Mau­beuge, la « Make a Wish » repose dans les seaux rem­plis d’eau. Elle a fini sa course, désor­mais, elle coûte un euro qua­rante.

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