Dans le sud-est des Pays-Bas, l’entreprise Chemours produit du Téflon à partir de PFAS, des polluants éternels dont l’impact sur la santé est dénoncé par de nombreux spécialistes. Les environs de l’usine sont viciés et les habitants se mobilisent.
Le grand sourire de Joop Keesmaat se détache parmi les mines blafardes. Lunettes noires sur le bout du nez et cheveux grisonnants, son accueil est chaleureux. Du haut de son mètre 90, le retraité de 71 ans est l’une des figures de proue du groupe d’action « Gezondheid Vóór Alles » (« La santé avant tout ») qui lutte contre les PFAS dans les environs de l’usine Chemours.
Cet acronyme vague désigne une famille de plusieurs milliers de substances chimiques per- et polyfluoroalkylées. Derrière ce nom compliqué, des composants présents dans un grand nombre d’objets du quotidien : poêles au revêtement anti-adhésif, imperméabilisants, mousses anti-incendies, et même cosmétiques. Ces molécules s’accumulent dans l’organisme et le corps humain ne sait pas les éliminer. Les impacts sur la santé sont difficiles à prouver mais certains chercheurs tirent la sonnette d’alarme : « Les PFAS ont des effets sur le système immunitaire, la thyroïde, le fœtus, le foie… Ils peuvent aussi être la cause de cancer », énumère Chiel Jonker, chimiste environnemental à l’université d’Utrecht.
À Dordrecht, l’usine de l’entreprise Chemours, fondée en 2015 et filiale de l’entreprise DuPont de Nemours, fabrique du Téflon. L’anti-adhésif est justement un PFAS. Il a d’ailleurs été au cœur d’un scandale sanitaire de pollution des eaux dans l’État de Virginie, aux États-Unis, dans les années 1980–1990. Un scandale qui a inspiré le film-documentaire Dark Waters (Todd Haynes, 2019).
À l’époque, c’est le PFOA (acide perfluorooctanoïque), un autre type de polluant, qui est utilisé outre-atlantique. Cette même molécule était utilisée à Dordrecht jusqu’à son interdiction européenne, en 2020, car considérée comme cancérigène.
Aujourd’hui, c’est le GenX qui sert dans la production de Téflon. Une substance classée « extrêmement préoccupante » par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Chiel Jonker a retrouvé « des concentrations extrêmement élevées de GenX » dans les environs de l’usine, à partir des données du Rijkswaterstaat, l’agence nationale de l’eau.
« Plus de choses étranges arrivent ici »
Pour Joop Keesmaat, il n’y a pas de doute : « L’usine nous rend malades ». Assise autour d’une boisson chaude dans le café de l’auberge de jeunesse du bout de la ville, Meta Kamphuis, la cinquantaine, acquiesce. L’habitante de Dordrecht est conseillère municipale sous la bannière du Socialistische Partij, le Parti socialiste néerlandais. Cette grande femme blonde aux yeux bleus perçants souffre aujourd’hui d’un cancer du côlon. Émue, elle raconte comment ses deux parents et son compagnon sont tous décédés de différents cancers alors qu’aucun antécédent médical n’était connu. Bien que le lien entre les PFAS et son cancer soit difficile à prouver, son médecin lui a laissé entendre « qu’il y a plus de choses étranges qui arrivent ici que dans le reste de la Hollande ».
C’est aussi ce que pense Joop Keesmaat. Il a comparé des dizaines de données des institutions gouvernementales. Une étude personnelle, sans fondement scientifique, dont il expose le résultat : 15% de cancers en plus dans la ville de Sliedrecht par rapport au reste des Pays-Bas.
Emmitouflée dans une doudoune rose fluo qui rehausse son teint pâle, Meta raconte son enfance passée à nager dans la rivière Merwede. C’était avant de connaître l’ampleur de la pollution. En 2023, l’Institut national néerlandais pour la santé publique et l’environnement (RIVM) a effectué des prélèvements dans les eaux de surface. Il a conclu à des concentrations de PFAS similaires ou inférieures à celles d’un site de référence non pollué.
« Il faut criminaliser l’indifférence des pollueurs »
Bénédicte Ficq, avocate pénaliste, a attaqué en justice Chemours au nom de plus de 4 000 personnes
« C’est facile de savoir à l’avance quand des tests vont être faits, il suffit alors de diminuer les rejets quelques jours auparavant », balaye Meta. En 2018, l’Institut avait déjà procédé à l’évaluation des risques liés aux polluants éternels. Des concentrations particulièrement élevées avaient été analysées. Le RIVM déconseillait alors la consommation d’œufs de poules et de légumes cultivés dans les jardins situés à moins d’un kilomètre de l’usine.
Malgré ces recommandations, certains restent insensibles à la problématique des polluants éternels. C’est le cas d’un habitant de Sliedrecht dont le sang contient 157,9 microgrammes/L de PFOA, bien au-dessus des 89 recommandés par le RIVM. L’homme, qui souhaite rester anonyme, est aujourd’hui âgé de 75 ans. Il a toujours cultivé et mangé les légumes de son jardin qu’il arrose minutieusement avec l’eau pompée dans le sol. Bien qu’atteint d’une leucémie, il refuse de changer ses habitudes.
« Tout est pollué : l’air, le sol, l’eau »
« Dépêchez-vous de prendre des photos, ils n’aiment pas ça », presse Joop Keesmaat, tout en acceptant de prendre la pose devant les barrières de l’usine. Alors que la pluie s’abat franchement sur la plus vieille ville de Hollande et sur ses petites lunettes rondes, il conduit en direction de l’autre rive de la Merwede pour « mieux montrer l’étendue de l’usine ».
« Le vent va vers le sud-est, explique-t-il, c’est pourquoi les communes au-dessus de Dordrecht sont également touchées par la pollution. » Comme pour lui donner raison, le vent se lève et agite la rivière marron. Sur la plateforme métallique du terminal de ferry de Papendrecht, en face de l’usine, les grandes cheminées de l’usine se confondent dans le ciel gris. Une épaisse fumée blanche s’en échappe. Il soupire : « Tout est pollué ici : l’air, le sol, l’eau », pointant du doigt l’épaisse masse marron et la fumée. Plus nuancé, le scientifique Chiel Jonker précise : « Dans 90% des cas, les fumées qui s’échappent des usines sont de la vapeur d’eau. Parfois, elles sont contaminées. »
Des procédures judiciaires en cours
Depuis plus de cinq ans, Joop Keesmaat et quelques dizaines d’autres locaux manifestent tous les samedis matin. Pacifiquement, ils déversent des seaux de terre polluée devant les barrières de l’usine Chemours. En septembre 2023, l’avocate Bénédicte Ficq a déposé plainte au nom de plus de 4 000 personnes au parquet fonctionnel d’Amsterdam. Il est reproché à l’usine d’avoir « intentionnellement et illégalement » introduit des substances « dans le sol, l’air ou les eaux de surface […] ce qui a entraîné un danger pour la santé publique ou la vie d’autrui ». Un mois plus tard, une enquête criminelle a été ouverte contre l’entreprise Chemours.
Bénédicte Ficq souhaite que les responsables de l’usine « se rendent compte que ce n’est pas normal de polluer l’environnement et de rendre les gens malades ». Aux Pays-Bas, polluer l’environnement est un crime quand il y a un danger pour la santé. Pour l’avocate, il est indispensable de « criminaliser l’indifférence des pollueurs », intéressés uniquement par « le profit ».
C’est également l’objectif que se sont fixé les villes de Dordrecht, Sliedrecht, Papendrecht et Molenlanden, en assignant en justice Chemours. Ils tiennent l’usine responsable de la pollution aux PFAS dans leurs localités. Ruud Lammers, président du groupe du parti indépendant de Papendrecht, est « convaincu que tout est connecté » entre la pollution de la nature et celle des produits locaux comme le lait, fromage, la viande, les œufs et les légumes. « Il faut que l’entreprise paye pour tout l’argent dépensé, en dépollution, en maladie, et en recherches supplémentaires », détaille-t-il.
Un combat pour la justice sociale
Reprenant le volant, Joop explique n’avoir pas voulu quitter Sliedrecht. C’est là qu’il a toujours vécu, où se trouve « toute sa vie sociale et familiale ». À peine arrivé dans son nouvel appartement avec vue sur la rivière Merwede, l’usine au loin, Joop installe sur la grande table en bois du salon un énorme classeur gris. Écrites en rouge sur le dessus, le nom des deux entreprises contre lesquelles il se bat.
Dans ce dossier, il répertorie méthodiquement toutes les « preuves » qu’il a accumulées. Un café à la main, il croque dans un biscuit à la cannelle et confie, pudique, que s’il continue à se battre pour « la justice sociale », c’est aussi en mémoire de sa femme. Emportée par un cancer de l’utérus il y a quelques années, Joop reste intimement convaincu que les polluants éternels en sont responsables.