À mi-chemin entre la sage-femme et l’auxiliaire de puéricultrice, la « kraamzorg » existe seulement aux Pays-Bas. Derrière un métier qui fait rêver l’étranger, des salaires peu élevés et des horaires particuliers. La profession peine à recruter.
Renate a deux enfants de 15 et 11 ans. Mais tous les jours ou presque, elle s’occupe de ceux des autres. Et de leurs parents. Cette mère de 39 ans est kraamzorg. « Kraam », un mot néerlandais qui regroupe tout ce qui est relatif à la maternité en post-natal. « Zorg », qui veut dire « soin ». La kraamzorg est née il y a plus de 100 ans, et n’existe qu’aux Pays-Bas. Pendant huit à dix jours, elle se rend au domicile d’une famille qui vient d’accueillir son nouveau-né. Présente 49 heures, elle accompagne les nouveaux parents sur le plan médical, organisationnel et moral. Et jusqu’à 80 heures en cas de complications.
8h30, vendredi, sa journée de travail commence. Renate gare sa Chevrolet Spark blanche sur le parking d’un lotissement à Ursem, un village au nord d’Amsterdam. Pas un badaud à l’horizon, seule la mélodie des oiseaux. La femme d’1 mètre 90, cheveux noirs noués dans le dos, toque sans hésiter à la porte verte d’une des bâtisses en briques rouges. Numéro 18. Sur son épaule, elle maintient un sac rose en bandoulière. À l’intérieur : un thermomètre, un bouquin, un petit drap bleu avec des têtes de pandas imprimés, des biscottes et une balance.
Être suivie par une kraamzorg est un droit aux Pays-Bas, pris en charge par l’assurance sociale. Seule une contribution de quatre à cinq euros par heure est demandée aux familles. Au total, plus de 98% des parents y ont recours après l’accouchement.
Parmi eux, Tijmen et Sharona. Ils ouvrent la porte, encore en pyjama. Ensemble depuis cinq ans, mariés depuis janvier, ils sont devenus lundi parents d’une petite fille, Olivia. Six lettres, écrites et célébrées sur la dizaine de cartes de félicitations qui ornent la porte menant au premier étage de la maison. Olivia est nichée dans les bras de sa maman. Les yeux clos. « Comment s’est passée la nuit ? », amorce Renate. Bonne nouvelle : la petite fille de quatre jours a dormi dans son lit pour la première fois.
« Aider les parents à connaître leur propre enfant »
Avant d’être kraamzorg, Renate était toiletteuse pour chiens. Il y a trois ans, elle a décidé de se reconvertir pour faire le métier dont elle rêvait quand elle était plus jeune. « Aider les parents à connaître leur propre enfant, à le comprendre, c’est ce que j’aime le plus, lance-t-elle en regardant le couple au chevet de leur bébé. Quand j’arrive, que le bébé est dans sa poussette et que les parents sont paniqués, qu’ils me disent ‘on ne sait rien faire !’, puis qu’au bout du huitième jour, ils sont autonomes, c’est là que j’ai réussi ! »
Pour Tijmen et Sharona, la présence de Renate est un soulagement. « Je me sens beaucoup plus confiante et moins seule. Si quelque chose ne va pas, je sais que je peux lui demander. L’allaitement était extrêmement douloureux au début. Grâce à ses conseils, ça se passe beaucoup mieux maintenant. » Le papa peine à trouver ses mots : « Avoir un enfant, c’est à la fois l’expérience la plus géniale et la plus effrayante. Elle nous rassure, nous apprend à porter le bébé, à lui donner le bain, à changer sa couche ». Il ajoute, surpris : « J’ignorais que ce métier n’existait qu’aux Pays-Bas ».
« Seules la Belgique et l’Angleterre disposent d’un système similaire, mais celui-ci n’est pas inclus dans le forfait de base, comme c’est le cas dans notre pays, explique la spécialiste de la santé Fleur Lambermon, doctorante à Radboudumc. Dans la plupart des autres pays européens, les femmes qui viennent d’accoucher restent à l’hôpital plus longtemps qu’aux Pays-Bas. Pour nous, cette période est relativement courte. » Environ quatre à six heures après la naissance.
Fleur Lambermon, comme 13 à 14% des femmes néerlandaises, a accouché de ses deux enfants à la maison – en France cette situation ne concerne que 0,14% des mamans. Mais ce chiffre a drastiquement chuté : 70% des naissances étaient à domicile aux Pays-Bas dans les années 70.
Pendant longtemps, accoucher chez soi était la norme. La « culture de l’accouchement à la maison » a même été ajoutée à la liste du patrimoine immatériel néerlandais en 2020.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les femmes enceintes et les nourrissons étaient soignés dans leur foyer par des infirmières. Elles étaient très peu formées. La mortalité infantile atteignait des records. En 1900, un enfant sur sept mourait avant son premier anniversaire. Cinquante ans plus tard, une formation a donc été créée. La kraamzorg est née.
Moitié moins de dépression post-partum
Depuis l’étranger, la profession est adulée, érigée comme « la » solution pour lutter contre la dépression post-partum. La première à en faire la publicité, c’est Delphine Petit-Postma. Attablée au café Lely, à Amsterdam, elle multiplie « avec plaisir » les interviews. Sûre d’elle, la kraamzorg ambitionne d’exporter « le meilleur métier au monde » en France.
Marinière bleue, toujours un foulard autour du cou, la Française remue sa cuillère dans son capuccino. Au quotidien, elle rassure les mamans : « Le fait que tu te sentes un peu triste, c’est normal ». Puis, avertit : « Si dans un mois tu sens dans ton cœur et dans ton ventre des sentiments de tristesse, de culpabilité, de fatigue intense. C’est là où il faut que tu parles ». La femme de 50 ans a écrit un livre dans lequel elle partage ses conseils pour Un post-partum en douceur. Hasard ou conséquence : la dépression post-partum touche moitié moins de femmes aux Pays-Bas qu’en France.
Ce qu’on ne lit pas dans le livre, ce sont les difficultés du métier. Le téléphone, par exemple, qui reste allumé le soir en cas d’accouchement. « Au début, c’est un peu stressant et après on s’y fait », confie Delphine Petit-Postma. La veille, il a justement sonné à l’aube. « Le bébé est né à 6h45 à domicile, j’étais là à 7h15 » pour accompagner sa collègue sage-femme, responsable finale de la famille. Cette dernière est partie à 8h30. « Après, le bébé ne voit que moi. On ne se rend pas compte à quel point on a une responsabilité. On est censé déceler les anomalies chez la mère, et l’enfant, insiste-t-elle. C’est lourd. » Ce métier, Delphine Petit-Postma est certaine qu’elle ne l’exercera pas plus d’une dizaine d’années. Car c’est « très fatigant ».
À la recherche de 1 000 kraamzorg
Aujourd’hui, la profession est menacée. Environ 9 000 kraamzorg exercent aux Pays-Bas, en indépendantes ou salariées dans un kraambureau, une agence de kraamzorg. Il en faudrait 1 000 de plus. « Les infirmières ont des heures fixes mais pour les kraamzorg, la date de naissance du bébé est tellement imprévisible qu’elles doivent être extrêmement flexibles, analyse Fleur Lambermon. La plupart sont âgées de 50 ou 60 ans. Quand on a à charge ses propres enfants, c’est très difficile. »
Pour sa fille, qui se plaignait de ne jamais la voir, Iris Vincken a démissionné il y a plus d’un an. C’était pourtant sa vocation : « J’avais huit ans quand mon petit frère est né et j’ai adoré observer ce que faisait la kraamzorg, se remémore la trentenaire. Elle examinait ma mère, mon frère, jouait et cuisinait avec moi. Je me suis dit : ‘c’est ce que je veux faire plus tard’ ». À 22 ans, elle intègre l’agence de kraamzorg Geboortezorg Limburg. Onze ans après, le métier a changé : « Quand j’ai commencé, on restait avec une famille toute la semaine. Les quatre dernières années on pouvait faire deux à trois familles par jour, avec peu de week-ends de libres. »
Iris Vincken est devenue infirmière. Elle gagne 2 800 euros bruts/mois contre 1 800 quand elle était kraamzorg. « Mais ce n’est pas pour le salaire que j’ai arrêté », clarifie-t-elle.
« Les kraamzorg font bien plus que le ménage »
« En moyenne, les métiers de la santé sont payés 7,5% de moins que les autres professions. Au sein même de ce secteur, les kraamzorg gagnent 10% de moins que les personnes qui travaillent en maison de retraite », s’indigne Feli Escarabajal, directrice de la région du Nord-Est du syndicat FNV. Elle a adressé une lettre urgente à la ministre de la Santé, Conny Helder, fin décembre. Face au manque de personnel, elle craint qu’à court terme il n’y ait plus de soins de maternité pour de nombreuses mères et nouveau-nés.
Un avenir auquel ne veut pas croire Inge Hagenauw, enseignante en soins de maternité. Les kraamzorg représentent « un maillon important de la prise en charge des naissances ». En 2019, une étude d’Erasmus MC a montré que les familles qui ne reçoivent pas suffisamment de soins de maternité – une femme sur six aux Pays-Bas – supportent davantage de dépenses de santé plus tard dans l’année.
L’enseignante déplore l’image qui leur colle à la peau : « On les considère encore trop souvent comme des aides ménagères. Mais les kraamzorg font bien plus que le ménage, ce sont des professionnelles de santé. Elles sont les yeux et les oreilles de la sage-femme ».
L’impératif est de rendre le métier plus attractif. Des solutions sont en gestation. Valoriser les salaires, réduire les temps de garde, réorganiser les emplois du temps. Faire au plus vite, avant que la profession n’arrive à son terme.