Rijpwetering © Honorine Soto / Kanaal
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Le gouda traditionnel : une meule en voie de disparition

En plein pol­der, à 40 kilo­mètres d’Amsterdam, la famille van der Poel est l’une des der­nières à pro­duire son gou­da au lait cru et en sui­vant un savoir-faire tra­di­tion­nel par­ti­cu­lier depuis plus de trois géné­ra­tions. Mais avec les normes envi­ron­ne­men­tales, leur gou­da est plus que jamais mena­cé.

À Rijp­we­te­ring, dans le sud des Pays-Bas, l’eau s’infiltre, creuse des lits et entoure les îles d’un pay­sage pol­dé­rien. La ferme du couple van der Poel est située sur l’une d’elles. C’est une barque qui emmène les visi­teurs à des­ti­na­tion. La salle où la famille pro­duit son gou­da est spa­cieuse. Une grande cuve, une dizaine de moules en bois pour les futures meules et quatre grands bacs d’eau salée où flottent encore les fro­mages de la veille. L’atmosphère est moite et bru­meuse. L’odeur, aigre et lac­tée. Il est 9h30. Hugo van der Poel, 54 ans, est levé depuis cinq heures, traite des 150 vaches oblige. Sa femme, Marije, 50 ans, est plus « chan­ceuse » et dort « un peu plus long­temps » — elle doit faire cailler le lait à 6h. Comme chaque jour depuis 30 ans, ils se retrouvent pour la confec­tion de leur gou­da. Ce matin, ils en feront 18. 

À 10h, c’est la pause. Très vite, la ques­tion de la crise agri­cole s’invite dans la dis­cus­sion. « C’est dur » confie Marije entre deux gor­gées de café. Ils sont inquiets des pro­chaines mesures gou­ver­ne­men­tales concer­nant l’environnement. Depuis quelques années, les auto­ri­tés veulent réduire consi­dé­ra­ble­ment les émis­sions de gaz à effet de serre des Pays-Bas — cau­sées à 50% par l’agriculture. En juin 2022, le gou­ver­ne­ment a annon­cé le lan­ce­ment d’un « plan azote » pré­voyant une réduc­tion de 50% des chep­tels néer­lan­dais. « Le gou­ver­ne­ment veut pro­té­ger la nature et je l’entends. Et nous ? Nous sommes aus­si très impor­tants pour l’économie du pays. » estime Marije. Aujourd’hui, elle n’a pas l’énergie d’aller mani­fes­ter. Mais son der­nier fils, Lucas, âgé de 21 ans, y est allé pour eux. Si, pour l’instant, ils sont épar­gnés par les mesures, et que leur pro­duc­tion reste « ren­table » selon eux, elle ne sait pas de quoi demain sera fait.

L’art de l’affinage

Si les van der Poel mettent un jour la clef sous la porte, c’est un « gou­da pre­mium » qui dis­pa­raî­tra. Ici, le lait est cru, il n’est ni ther­mi­sé, ni pas­teu­ri­sé, et pro­vient de leur ferme qui pro­duit aus­si le fro­mage. Comme on le fai­sait au XVIe siècle. Un pro­cé­dé plus contrai­gnant puisque l’absence de trai­te­ment ther­mique du lait oblige qu’il soit uti­li­sé rapi­de­ment après la traite, afin d’éviter toute conta­mi­na­tion ou qu’il ne tourne. En échange, la conser­va­tion de la flore micro­bienne du lait est la garan­tie d’un fro­mage plus goû­tu. Ils ne sont plus qu’une cen­taine d’agriculteurs aux Pays-Bas à le fabri­quer encore au lait cru, les autres pro­cèdent de manière indus­trielle.

L’o­ri­gi­na­li­té du gou­da de Marije et Hugo ne s’arrête pas là. Ils sont presque les der­niers à opter pour du « vieil affi­nage ». Leurs meules aux épais man­teaux oran­gés patientent une, trois voire quatre années sur les éta­gères d’affinage, avant d’être com­mer­cia­li­sées. Résul­tat, des arrière-goûts de noix voire de cara­mel en bouche. Une par­ti­cu­la­ri­té unique qui séduit les palais des gour­mets… et qui se paie : alors qu’un gou­da indus­triel coûte envi­ron 8€ le kilo, le gou­da made in van der Poel se vend 28€ le kilo. Si leur gou­da est expor­té à 10% en Europe et dans le monde, il est sur­tout ven­du dans une cen­taine de maga­sins aux Pays-Bas. Telle une star natio­nale, il est même ser­vi dans le célèbre res­tau­rant gas­tro­no­mique du musée natio­nal Rijks à Amster­dam. 

Un gouda des polders

« Tu peux faire du fro­mage que tu appel­le­ras “gou­da” n’importe où, mais cela n’aura rien à voir avec notre gou­da hol­lan­dais » pré­cise la patronne van der Poel. Depuis le Moyen-Âge au moins, on fabrique du gou­da dans le sud de la Hol­lande. La région pol­dé­rienne dis­pose d’un avan­tage pour les chep­tels : grâce à son sol maré­ca­geux, il y pousse une « herbe spé­ciale » aux nutri­ments riches en aci­di­té. Résul­tat, le lait des vaches est par­ti­cu­liè­re­ment gras et unique.

Mais les pol­ders ne se résument pas qu’à un sol riche. C’est aus­si tout un sys­tème d’agriculture propre aux Pays-Bas. Vivant constam­ment dans la peur de se faire inon­der, les habi­tants ont com­po­sé avec ce milieu hos­tile et déve­lop­pé une forte soli­da­ri­té. « Sur les pol­ders, il existe une sorte de phi­lo­so­phie des fer­miers qui consiste, mal­gré les dif­fi­cul­tés, à se par­ler, se sou­te­nir et trou­ver des solu­tions ensemble » résume Marije. 

L’avenir de la ferme

Chez les van der Poel, le fro­mage est d’ailleurs une « affaire de famille ». Depuis 1932, la ferme est entre leurs mains. Le grand-père d’Hugo a com­men­cé à faire ses pre­mières meules avec sa femme et ses « quatre enfants et cinq vaches ». Une his­toire d’amour qui s’est trans­mise jusqu’à Hugo et Marije. « Les parents d’Hugo ont fait du fro­mage pen­dant 30 ans, et nous ça fait plus de 30 ans, et je ne vais pas m’arrêter main­te­nant » explique la patronne de la ferme. Pour­tant, la ques­tion de la suc­ces­sion anime déjà les repas de famille.


Par­mi ses trois enfants, c’est le petit der­nier, Lucas, qui est le pré­su­mé héri­tier-fro­ma­ger. Elle en est cer­taine, pour l’avenir de la ferme, « c’est son fils ou per­sonne ». Si Marije le sait très bien, qu’à son âge, « on pré­fère les filles et les bières » au gou­da, elle se réjouit déjà que « sa petite copine soit aus­si une fille de fer­mier ». Impen­sable pour elle de cas­ser la tra­di­tion de fabri­quer le gou­da en couple. Elle sait aus­si com­bien faire tour­ner une ferme sur une île est « très dur ». Alors, l’île ver­ra-t-elle une qua­trième géné­ra­tion de fro­ma­gers ? Le jeune Lucas se laisse cinq ans pour prendre une déci­sion. His­toire de voir si le gou­da en vaut la chan­delle.

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