Ces établissements aux murs de bois et aux sols poussiéreux sont emblématiques de la culture et de l’histoire de la capitale néerlandaise. Mais depuis quelques années, la gentrification transforme le paysage urbain, et ces bars traditionnels ferment les uns après les autres.
Une odeur de bois mouillé embaume l’air. Les petites tables en bois rondes du Café Chris, éclairées à la bougie, sont brinquebalantes ; les chaises, dont le vernis s’est estompé, rigides ; et les toilettes, rustiques, encore encastrées dans un renfoncement qui déborde sur le trottoir. Pas de doute, le Café Chris est un « café brun ». Un bar ancien, resté dans son jus, et qui tient son nom de la couleur des murs et du mobilier noircis par la fumée du tabac. Un couple de touristes danois déboule dans la pièce sombre et lance : « On nous a dit que c’était le plus vieux bar d’Amsterdam, c’est vrai ? » Derrière le comptoir, Daan Pellican, 27 ans et torchon blanc sur l’épaule, déballe son habituel récit.
Selon la légende, que le serveur conte à qui souhaite l’entendre, l’établissement aurait ouvert en 1624, en même temps que débutait la construction de la Westerkerk, la grande église protestante d’Amsterdam, érigée de l’autre côté du canal. Le café servait de repère aux ouvriers du chantier qui la dépensaient illico en bière ou en liqueur. Une sphère en porcelaine blanc nacré, vestige de cette époque, est fièrement disposée sur un présentoir. Celle-ci devait être installée sur le clocher de l’église, mais la fissure qui la traverse dans la longueur l’a rendue inutilisable, alors les ouvriers l’ont offerte aux gérants de l’époque.
Quelques habitués sont accoudés au bar. Des hommes plutôt âgés, qui vivent dans le quartier. « Pour eux, c’est un peu comme s’ils étaient dans leur salon, explique Daan Pellican. Ils viennent ici pour se retrouver et parler du bon vieux temps ». On boit, on rit, on joue au backgammon.
Métamorphoses urbaines
Peter Bennink, 80 ans, est l’un d’entre eux. Comme tous les jours depuis plus de cinquante ans, le vieil homme au visage allongé s’installe au bout du comptoir. Son long manteau beige cache les pieds du tabouret en cuir rouge sur lequel il est assis, et la plaque en plastique bordeaux gravée de l’inscription « gereserveerd » (« réservé » en néerlandais), qu’il montre fièrement, stipule que la place est sienne.
Lui qui habite juste au coin de la rue a vu le quartier du Jordaan, où se trouve le Café Chris, changer du tout au tout en un demi-siècle. « C’était très ouvrier, très pauvre, et des familles nombreuses s’entassaient dans des petites maisons », se souvient-il en sirotant une deuxième dose de genièvre, une boisson amère proche du gin servie dans un petit verre en forme de tulipe.
Depuis les années 1970, le quartier s’est modernisé, Les vieilles maisons d’ouvriers ont été remplacées par des galeries d’art, des boutiques spécialisées et des grosses résidences refaites à neuf. Aujourd’hui, il s’agit d’un des quartiers les plus chers et huppés d’Amsterdam, peuplé d’artistes, d’étudiants et de jeunes entrepreneurs. En 2021, le prix au mètre carré y atteignait les 10 000 €.
Flat white au lait d’avoine
Cette nouvelle catégorie de résidents plus fortunée porte un nom aux Pays-Bas : Havermelkelite, littéralement « l’élite du lait d’avoine ». Ces jeunes cadres dynamiques aux pantalons larges et aux vélos cargos fréquentent surtout les bars à vins et les cafés branchés comme Coffeecompany, une sorte de Starbucks à la néerlandaise. En trente ans, l’enseigne est parvenue à ouvrir plus de 35 franchises dans la capitale et dans d’autres grandes villes du pays comme Rotterdam, Utrecht ou La Haye.
À Javaplein, un quartier musulman populaire du nord-est d’Amsterdam en pleine gentrification, le Coffeecompany est bondé. Sur le rythme entrainant de « Jiggle Jiggle », une musique tendance sur TikTok qui résonne dans les enceintes, une cliente aux cheveux bouclés, bomber américain bleu et blanc sur le dos, s’avance pour commander un flat white – un café au lait à 4,30 €. Une employée lui demande quelle sorte de lait elle souhaite. Ce sera du lait… d’avoine.
Les cafés bruns ont une clientèle très différente des Coffeecompagny et autres Starbucks. « Au cours des dernières décennies, à cause de la gentrification, le nombre de personnes appartenant à la classe ouvrière et fréquentant les cafés bruns a drastiquement diminué, Certains quartiers de la ville sont désormais habités par de nouveaux types de résidents plus aisés et qui ne fréquentent pas les cafés traditionnels, ce qui entraîne leur disparition » note Jan Rath, professeur de sociologie urbaine à l’université d’Amsterdam et auteur d’un essai intitulé « Commerces branchés, consommation culturelle et nouvelle urbanité. Effets de la gentrification commerciale ». Selon le service de statistiques de la capitale néerlandaise, le nombre de cafés en activité , tous types confondus, a chuté de 26 % entre 2010 et 2022. Premières victimes d’après la ville : les cafés bruns.
L’une des causes de ces fermetures en cascade : l’absence de repreneur. Lorsqu’un propriétaire de café veut arrêter, trouver un successeur s’avère mission impossible. « Ces établissements sont souvent transmis de génération en génération », note Lian Heinhuis, cheffe de file du parti travailliste à Amsterdam, à l’origine d’un plan de sauvegarde des cafés bruns de la capitale, adopté en novembre 2023. Mais les conditions de travail, difficiles dans les cafés, aux horaires extensifs, font que de moins en moins de personnes dans les familles souhaitent prendre la relève. On se tourne alors vers les employés, mais ils peinent à obtenir des prêts financiers « Nous réfléchissons à d’autres modèles de financements pour aider les particuliers qui souhaitent reprendre ces établissements, avec notamment l’aide d’un fonds de soutien alimenté par des acteurs privés », ajoute-t-elle.
Aujourd’hui, il est déjà possible pour la municipalité de protéger les murs et les bâtiments. Elle verrait bien d’ailleurs les cafés bruns reconnus comme Patrimoine mondial de l’Unesco. En revanche, plus difficile de préserver l’intérieur des établissements, d’où l’intérêt du plan de sauvegarde « Nous souhaitons attribuer un statut patrimonial à certains éléments que l’on retrouve à l’intérieur des cafés bruns, afin de préserver l’atmosphère et l’identité de ces établissements », confirme Lian Heinhuis. Sans pour autant savoir quels éléments – plancher, peinture ou comptoir – seraient protégés.
Au delà de la tradition
Pour assurer la pertinence de leur plan, les équipes de Lian Heinhuis ont mené des consultations avec de nombreux tenanciers de bars, dont Jasper Gottlieb, 34 ans, un petit nouveau dans le milieu des cafés bruns. En avril 2023, lui et trois de ses amis ont repris le Café De Druif, un bar de quartier un peu délabré qu’ils fréquentaient, collé à une écluse et pas très loin du port d’Amsterdam.
Les tabourets ont encore l’assise déchirée, laissant apparaître une mousse jaunâtre, et la peinture aux murs est écaillée par endroits. « On a voulu le conserver en l’état autant que possible, pour garder l’identité du lieu, raconte l’ancien acteur, qui ne s’imaginait pas tenancier un an auparavant. Mais on a quand même dû faire quelques ajustements. »
Le regard tourné vers les tonneaux qui s’amoncellent, il explique avec de grands gestes avoir ajouté à la carte certains vins et bières tendance, des amuse-bouches végétariens, et des laits végétaux. « L’idée, c’est d’être le plus inclusif possible, sans en faire tout un foin, et en restant abordable ». Et une nouvelle clientèle est venue fréquenter le bar… Des jeunes, de toute classe sociale, et des personnes issues de la communauté LGBTQ+ se mélangent dans la pièce exiguë ou sur les bancs de la terrasse.
Certains des vieux clients réguliers ont eu du mal à se faire aux changements. « Pour eux, quand on a installé un terminal de paiement automatique, un lave vaisselle ou lorsqu’on a mis une femme derrière le bar, ce n’était plus un café brun », explique-t-il. Mais au bout du compte, la douzaine d’habitués a trouvé ses marques, et continue de fréquenter l’établissement.
Pour le patron du Café De Druif, le plus important, c’est que le bar soit ancré dans le tissu local. « Un couple de personnes âgées vient régulièrement avec sa tablette car ils ne savent pas envoyer d’email », raconte-t-il tout sourire en saluant une cliente à travers le voilage en dentelle de la fenêtre. Aux murs, les photos du FC Kopstoot s’accumulent. L’équipe de foot féminine locale, que l’établissement sponsorise, a fait du vieux bar son QG d’après-match.