Légalisées en 2015, les coopératives d’habitations fleurissent à Amsterdam. La mairie veut leur consacrer 10 % de son parc immobilier d’ici à 2040. Une manière de lutter contre la crise du logement.
Niels Jongerius accroche deux banderoles neuves sur les grilles du chantier. Près de la gare Amsterdam Science Park, dans l’est de la ville, les fondations de la coopérative d’habitation De Nieuwe Meent, « le nouveau commun » en néerlandais, viennent d’être posées. « C’est le plus bel accomplissement de ma vie », s’émeut Niels, animateur du jour, employé d’un think tank de gauche, et cofondateur de la coopérative. Il invite un petit groupe à se rapprocher pour mieux observer la maquette du futur bâtiment. « En jaune, ce sont les espaces de vie commune », explique l’homme de 38 ans à la barbe grisonnante, main tendue et large sourire. Face à lui, une quinzaine de personnes, peut-être de futurs membres de sa coopérative, l’écoutent avec attention, curieux d’en apprendre plus sur ce projet. Seuls, en couple ou en famille, tous sont à la recherche de meilleures conditions de vie.
De Nieuwe Meent est le fruit d’une expérimentation lancée par la ville d’Amsterdam visant à développer l’habitat coopératif, une « troisième voie » entre le logement social et le parc privé. Pas de propriétaire unique selon ce modèle, mais des membres-locataires qui partagent les mêmes droits et devoirs. Chacun paie un loyer modeste à la coopérative, entre 600 et 1000 euros par mois selon le type de location : chambre individuelle, studio ou duplex. Une somme qui sert uniquement à entretenir le bâtiment et rembourser les emprunts liés à la construction.
Les 20 appartements que comporte la résidence ne peuvent pas être vendus et appartiennent à la coopérative pour toujours. « Notre but n’est pas le profit, mais de créer des logements abordables et durables pour tous », affirme Niels. « Plus que des voisins, nous voulons bâtir une communauté tournée vers le partage et la cogestion ». Une ambition qui se matérialise dans le projet par 45 % d’espaces partagés : cafétéria, espace de coworking, laverie, atelier de bricolage, jardin potager et toit végétalisé.
Deux cents candidats pour vingt places
Le recrutement des futurs habitants de la coopérative De Nieuwe Meent s’étale sur deux mois. Au programme, des réunions d’information et des activités « détente » pour apprendre à se connaître et tester sa compatibilité avec le groupe – soirées cinéma, jeux de société, barbecue, etc. « Nous cherchons des personnes qui partagent nos valeurs et qui sont prêtes à s’investir dans le collectif », détaille Selçuk Balamir, éducateur de 39 ans et cofondateur de De Nieuwe Meent. « Selj », comme il se fait appeler, chapeaute la sélection des nouveaux membres. « Nous avons reçu plus de 200 candidatures pour une vingtaine de places. »
Veste sportive rouge et noire et casquette marron sur la tête, Gary, 30 ans, espère faire partie des heureux élus. Pour visiter le chantier et s’entretenir avec Niels, il est venu en train depuis Den Bosch, à une centaine de kilomètres au sud-est d’Amsterdam. Ce jeune graphiste postule pour un studio de 40 mètres carrés à 890 euros par mois. Il est impatient : cela fait six ans qu’il est sur liste d’attente pour un logement social. « Impossible de me loger dans le privé, les prix des loyers ont explosé. » Alors, quand un ami lui a parlé de la coopérative, il n’a pas hésité. « Une opportunité comme celle-là ne se loupe pas. »
Si, aujourd’hui, Niels se félicite de l’avancée des travaux, il n’oublie pas les multiples tracas financiers et administratifs pour que la construction débute. « Ça va faire bientôt cinq ans que nous avons remporté l’appel d’offre de la municipalité concernant cet emplacement. » Un parcours du combattant duquel tous les fondateurs ne sont pas sortis indemnes. « La plupart ont quitté la coopérative ou se sont mis en retrait, épuisés par la charge de travail ou partis s’installer ailleurs », abonde Roberto Carlos Márquez Estrada, architecte de 32 ans et membre de la coopérative depuis cinq ans.
Le projet, dont le coût est estimé à six millions d’euros, repose sur un mille-feuille financier d’une grande complexité. 68 % du budget provient de prêts bancaires, 22 % de subventions accordées par la région et la municipalité, et les 10 % restants de souscriptions et dons. Chaque nouveau membre doit également contribuer à hauteur de 4000 euros. Une somme importante, mais Niels l’assure, « un système de paiement mensualisé permet à ceux qui n’ont pas les moyens de nous rejoindre malgré tout ».
« Notre volonté est d’être le plus inclusif possible, ajoute Selj. Nous assumons de sélectionner des personnes appartenant à des minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, qui pourraient avoir plus de difficultés à se loger. » Une aubaine pour Gary qui a des origines étrangères et des ressources limitées. « Nos réunions se déroulent d’ailleurs en anglais et en néerlandais, car beaucoup d’étrangers s’intéressent à notre projet », précise Roberto, lui-même originaire du Mexique et installé aux Pays-Bas depuis 2019.
« Les voisins nous prennent pour des hippies »
À une dizaine de kilomètres plus à l’est, la coopérative De Warren, « le terrier » en néerlandais, incarne la réussite de ce modèle coopératif. Situé sur l’île artificielle d’IJburg, au bord de l’IJsselmeer, le plus grand lac des Pays-Bas, l’édifice en bois aux allures de mikado géant passe difficilement inaperçu au milieu des immeubles high-tech encore en construction. « Les voisins nous prennent pour des hippies, mais ils nous aiment bien », plaisante Toon Maassen, 32 ans, un locataire qui suit le projet depuis son lancement en 2017.
Inaugurée au printemps 2023, De Warren est la première coopérative d’habitation construite à Amsterdam. Une cinquantaine de personnes y vivent, répartis en 36 appartements, profitant de plus de 800 mètres carrés d’espaces partagés, dont une salle des fêtes, un toit-terrasse, une salle de yoga, ou encore un studio de musique. « C’est le rêve d’un groupe d’amis qui voulait vivre ensemble. Les parents d’une copine avaient vécu dans des squats, ça nous a inspiré », raconte Toon, sirotant son café, assis sur un canapé d’un des nombreux salons de l’immeuble.
Un rêve devenu réalité au bout de sept longues années. « Nous avons dû batailler pour réunir les fonds nécessaires et convaincre la municipalité et les prestataires privés de la faisabilité du projet. Aucune banque néerlandaise ne voulait de nous, s’amuse-t-il, donc nous sommes allés en Allemagne, où les coopératives d’habitation existent depuis plus longtemps. »
Le trentenaire occupe un studio de 30 mètres carrés qu’il loue 800 euros par mois. Un confort qu’il n’aurait pas ailleurs avec son petit salaire de chercheur en développement durable à l’université des sciences appliquées d’Amsterdam. « Je peux rester ici tant que je veux sans avoir à me préoccuper d’un loyer qui augmente ou d’un propriétaire qui rompt le bail. » Toon vante aussi les avantages de la vie en communauté. « C’est génial, j’ai l’impression d’être à la fac entouré de mes amis alors que j’ai la trentaine passée. »
Et quand il a envie d’être seul ? Des possibilités d’évitement ont été incluses dans le design du bâtiment. Ainsi, un ascenseur permet aux résidents de ne pas emprunter le grand escalier central, surnommé le « Machu Picchu » pour sa longueur impressionnante, qui relie les différents étages.
Pérenniser et inspirer
Toon se voit vivre encore longtemps à De Warren. Il projette toutefois de déménager dans un appartement plus spacieux quand l’opportunité se présentera, pour s’installer avec sa petite amie. Et pour cela, pas besoin de quitter l’immeuble. « Je n’ai qu’à attendre que quelqu’un laisse son logement pour prendre sa place. » Dans l’immédiat, le jeune universitaire travaille à l’élaboration d’un guide de conseils et de bonnes pratiques à destination des nouvelles coopératives.
Depuis février, un documentaire retraçant l’aventure De Warren est diffusé à travers les Pays-Bas. Loin d’en donner une image édulcorée, il montre les obstacles rencontrés par le collectif : réunions interminables avec la municipalité, Covid-19 et interruptions des travaux, guerre en Ukraine et inflation, sans oublier les tensions dans le groupe et les burn-out. « Il est important d’éduquer le grand public à la question de l’habitat coopératif et montrer qu’il est possible de mieux vivre sans se ruiner », estime Toon qui reconnaît qu’un long chemin reste à parcourir.
La mairie d’Amsterdam a créé en 2020 un fonds de 50 millions d’euros visant à soutenir les créations de coopératives. Mais peu de projets dépassent le stade pilote à cause des réticences des banques et des blocages juridiques. Le manque de logements aux Pays-Bas est estimé à 400,000, mais Toon en est convaincu, « avec assez d’ambition, l’habitat coopératif peut être une solution durable à cette crise ».