Amsterdam et Leyde © Maria Ivanchyshyn / Kanaal

Ré-apprendre à connaître son passé colonial 

Un pro­jet scien­ti­fique réunit les uni­ver­si­tés et les musées néer­lan­dais afin de faire la lumière sur les objets issus du pas­sé colo­nial du pays. Une façon de regar­der en face cette par­tie de son his­toire.

Dès l’en­trée, cet ancien musée colo­nial, deve­nu musée eth­no­gra­phique, n’é­vite pas les ques­tions qui fâchent : « Est-ce-que toutes les œuvres expo­sées ici ont été volées? » peut-on lire en gros carac­tère sur l’un des murs. « Le musée a acquis ses objets par des moyens dif­fé­rents, explique le pan­neau juste en des­sous. Cer­tains ont été ache­tés, d’autres ont été offerts et par­fois volés aus­si. Le tout dans un contexte d’oppression colo­niale, de com­merce, de cam­pagnes mili­taires, de mis­sions scien­ti­fiques et reli­gieuses ». Dans les vitrines, des sta­tuettes en bois, des coiffes, des masques, des objets cultuels.

Col rou­lé et lunettes sur le nez, un grand mon­sieur lit conscien­cieu­se­ment puis rat­trape son petit-fils par­ti plus loin. « Je suis venu avec lui parce que c’est impor­tant qu’il connaisse cette his­toire ». Une his­toire colo­niale de 300 ans au fon­de­ment de la pros­pé­ri­té néer­lan­daise qui doit son essor à la traite négrière, l’esclavage et l’exploitation des popu­la­tions locales. Pen­dant plu­sieurs siècles, les Com­pa­gnies des Indes orien­tales et des Indes occi­den­tales ont colo­ni­sé les ter­ri­toires actuels d’Indonésie, du Suri­name et des Antilles néer­lan­daises. Elles ont aus­si fon­dé plu­sieurs États amé­ri­cains actuels et étaient pré­sentes en Afrique, en Inde et en Amé­rique du Sud.

Au Musée Tro­pi­cal d’Am­ster­dam, des sor­ties sco­laires ont lieu quo­ti­dien­ne­ment. © Maria Ivan­chy­shyn / Kanaal

Des rires inter­rompent le calme qui règne dans le musée. Un groupe de col­lé­giens en sor­tie sco­laire passe sans trop prê­ter atten­tion aux pan­neaux expli­ca­tifs. Cinq mètres der­rière eux, Tim, pro­fes­seur d’histoire-géo à Amster­dam, est rési­gné mais phi­lo­sophe. « Je leur expli­que­rai plus tard. Dans les manuels, on passe assez rapi­de­ment sur cette période donc c’est impor­tant de venir dans ce type de lieu ». En fond sonore dans les grandes salles, un mor­ceau de rap. « Always remem­ber where we are coming from » (Tou­jours se sou­ve­nir d’où on vient), mar­tèle le refrain.

La difficile question de la restitution

En juillet 2023 a eu lieu la plus grande cam­pagne de res­ti­tu­tion des œuvres d’art, 478 au total. Ces objets, conser­vés aux Pays-Bas ont été ren­dus à l’Indonésie, son ancienne colo­nie. Sur cette ques­tion les murs du Musée Tro­pi­cal ont aus­si leur avis : « Le Wereld­mu­seum estime que toutes les œuvres volées doivent retour­ner dans leur pays d’origine. Tou­te­fois la col­lec­tion du musée est une pro­prié­té de l’Etat néer­lan­dais et ce n’est pas à nous de prendre des déci­sions sur la res­ti­tu­tion », peut-on lire sur l’un des pan­neaux du musée.

Le Wereld­mu­seum a un jumeau scien­ti­fique : « Pres­sing Mat­ter », autre­ment dit « un sujet urgent ». Un grand pro­jet de recherche, finan­cé par le gou­ver­ne­ment néer­lan­dais à hau­teur de de 4,5 mil­lions d’euros. Son objec­tif : exhu­mer les objets colo­niaux entre­po­sés dans les réserves des musées et, comme un généa­lo­giste, retrou­ver leur ori­gine, leur his­toire.

« Savoir d’où viennent ces objets cultu­rels, à quoi ils ser­vaient, à qui ils appar­te­naient, est la pre­mière étape avant une éven­tuelle res­ti­tu­tion », explique Amé­lie Rous­sillon, his­to­rienne de l’art qui tra­vaille au sein du pro­jet Pres­sing Mat­ter depuis 2 ans. 

Les cher­cheurs de Pres­sing Mat­ter tra­vaillent à par­tir d’ar­chives. © Maria Ivan­chy­shyn / Kanaal

Elle est spé­cia­li­sée dans les objets d’art venant de Papoua­sie Occi­den­tale. Via des archives, des col­lec­tions pho­tos, des ins­crip­tions ou éti­quettes sur les objets, elle tente de remon­ter le fil de l’histoire. Ils sont 28 cher­cheurs, dont elle, à mener ses enquêtes dans le cadre du Pres­sing mat­ter.

Amé­lie Rou­sil­lion étu­die ce cro­chet de sus­pen­sion, un objet rituel pro­ve­nant de la baie Yos Sudar­so en Indo­né­sie. Il avait été acquis par un mis­sion­naire pro­tes­tant d’U­trecht et est aujourd’­hui conser­vé au Musée des Cultures du Monde de Rot­ter­dam. © Maria Ivan­chy­shyn / Kanaal

Mais pour elle, la res­ti­tu­tion des objets n’est pas l’alpha et l’omega. « Si jamais il y avait une volon­té de res­ti­tuer les œuvres de Papoua­sie Occi­den­tale cela se pas­se­rait entre le gou­ver­ne­ment néer­lan­dais et le gou­ver­ne­ment indo­né­sien ». Or la Papoua­sie Occi­den­tale reven­dique son indé­pen­dance vis-à-vis de l’Indonésie. Dans le meilleur des cas, les objets iraient dans le musée natio­nal de Jakar­ta. Et la ques­tion qu’il faut se poser selon l’his­to­rienne est : « dans quelle mesure la res­ti­tu­tion béné­fi­cie­rait à la com­mu­nau­té d’origine? ».

Pour ne pas oublier, il faut montrer

La situa­tion se com­plique encore quand les objets ne viennent même pas d’anciennes colo­nies. Car les Pays-Bas ont com­mer­cé avec de très nom­breux pays. Autant d’occasions de reve­nir avec quelques sou­ve­nirs dans les cales des bateaux. Un car­table d’universitaire et l’air sérieux, l’historien-africaniste et spé­cia­liste du Mozam­bique, Fran­çois van Rens­burg mène l’enquête. Sur sa carte d’Afrique des petits points rouges cor­res­pondent à des points de com­merce de la com­pa­gnie com­mer­ciale néer­lan­daise qui avait une place impor­tante dans l’Afrique cen­trale. « Je me suis ren­du compte que la plu­part des objets des col­lec­tions afri­caines au Pays-Bas sont pas­sés par ces 200 points de com­merce néer­lan­dais ».

Fran­çois Van Rens­burg tra­vaille sur les col­lec­tions en pro­ve­nance du Mozam­bique qui compte près de 2 000 objets dans des réserves des musées eth­no­gra­phiques de Leyde et Rot­ter­dam. © Maria Ivan­chy­shyn / Kanaal

La res­ti­tu­tion des ces objets n’est pas une évi­dence. « Les musées peuvent res­ti­tuer seule­ment les objets deman­dés. On ne peut pas juste dire aux Afri­cains « voi­là les objets qui nous font culpa­bi­li­ser. Pre­nez- les » ». Ce qu’on peut faire, c’est trou­ver un moyen de les uti­li­ser ici, les étu­dier pour les rendre dis­po­nible pour la res­ti­tu­tion.

Du bureau de Kari­na Rinal­di-Doli­gez, la coor­di­na­trice du pro­jet Pres­sing mat­ter, on devine, mal­gré la brume, Amster­dam Zuid, un quar­tier d’affaires bran­ché. Un grand tableur vert Excel recense les avan­cées de 28 cher­cheurs dans leurs enquêtes d’archéologues à dis­tance. 

Kari­na Rinal­di-Doli­gez est la coor­di­na­trice du pro­jet Pres­sing mat­ter. © Maria Ivan­chy­shyn / Kanaal

Un tra­vail admi­nis­tra­tif à temps par­tiel que Kari­na exé­cute avec beau­coup d’en­ga­ge­ment : « Je suis à moi­tié indo­né­sienne. Mon his­toire per­son­nelle m’in­ter­roge sur com­ment vivre avec les traces du pas­sé dans le pré­sent ». Pour l’ancienne pro­fes­seure à l’Université de Leyde, les pro­jets comme Pres­sing Mat­ter ont un rôle social très impor­tant, par­ti­cu­liè­re­ment dans ces temps troubles pour la démo­cra­tie néer­lan­daise qui vient d’ac­cueillir une figure d’extrême-droite, Geert Wil­ders, à la tête du pays.  

Pour ne pas oublier, il faut mon­trer. D’ailleurs, les cher­cheurs du pro­jet Pres­sing Mat­ter, envi­sagent d’organiser une expo­si­tion pour pré­sen­ter ces objets mécon­nus et leur his­toire au grand public d’ici à 2025.

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