Nieuwegein © Sébastien Leban / L'Équipe
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Réinsertion Football club

Pas facile d’in­té­grer le mar­ché du tra­vail lorsque l’on traîne sur son CV plu­sieurs années de pri­son. Pour accom­pa­gner les déte­nus dans leur recherche d’emploi, le FC Utrecht a mis en place plu­sieurs pro­jets mêlant entraî­ne­ments spor­tifs et for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, afin de redon­ner aux pri­son­niers la confiance et le réseau néces­saire à leur réin­ser­tion. Ren­contre avec ces foot­bal­leurs entre quatre murs, qui rêvent d’en sor­tir avec un emploi en poche.

En cette fraîche après-midi de février, il flotte à Nieu­we­gein comme un par­fum de Ligue des cham­pions. Dix joueurs au visage cris­pé de concen­tra­tion pénètrent len­te­ment sur la pelouse, escor­tés par les accords élec­tri­sants du Eye of the Tiger de Sur­vi­vor. Ils viennent d’enfiler au ves­tiaire la tunique pourpre du FC Utrecht et s’enlacent en cercle dans le rond-cen­tral pour un der­nier moment de com­mu­nion avant le début de la ren­contre.

Pen­dant un ins­tant, on oublie­rait presque que ces dix joueurs sont empri­son­nés depuis plu­sieurs années et que le ter­rain syn­thé­tique bleu sur lequel ils s’échauffent se situe au centre de la cour d’un péni­ten­cier de 400 places à la péri­phé­rie d’Utrecht.

Deux équipes de six joueurs s’af­frontent sur le ter­rain : dix déte­nus évo­luent comme joueurs de champ et deux assis­tants du FC Utrecht prennent place dans cha­cune des cages. © Sébas­tien Leban / L’É­quipe

Les joueurs au cha­suble gris donnent le coup d’envoi d’un match sur ter­rain réduit où se côtoient jeunes pousses au visage ado­les­cent et quin­qua­gé­naires à la cal­vi­tie flam­boyante, as de la passe et novices du bal­lon rond. « Ça fait 20 ans que je n’ai pas joué au foot, ça risque d’être com­pli­qué », pré­vient en rigo­lant l’un des dix acteurs, dont les bas­kets mon­tantes consti­tuent un han­di­cap sup­plé­men­taire au contrôle de balle.

Mais le niveau foot­bal­lis­tique n’était pas un cri­tère pour faire par­tie des dix heu­reux déte­nus. Tous en fin de peine, ils ont été sélec­tion­nés pour faire par­tie de la deuxième édi­tion du « FC Utrecht Inside », un pro­gramme de réin­ser­tion mené en col­la­bo­ra­tion entre le club d’E­re­di­vi­sie – la pre­mière divi­sion du foot­ball néer­lan­dais – et le minis­tère de la Jus­tice, afin de les aider à trou­ver un emploi à leur sor­tie de pri­son.

Ce lun­di 12 février marque l’ouverture d’un cycle de douze semaines repo­sant sur deux volets : la pra­tique spor­tive, via les deux entraî­ne­ments heb­do­ma­daires en com­pa­gnie d’un coach du FC Utrecht, et l’insertion pro­fes­sion­nelle, avec la par­ti­ci­pa­tion des déte­nus à des ate­liers de for­ma­tion orga­ni­sés par des entre­prises par­te­naires du club.

Des espoirs et des doutes

Dans les semaines qui suivent, les déte­nus du pro­gramme « Inside » vont par exemple suivre un ate­lier CV et réa­li­ser des entre­tiens avec des employeurs dans le domaine le plus proche pos­sible de leurs aspi­ra­tions pro­fes­sion­nelles. « Il faut que ce soit réa­liste bien sûr, pré­cise Ger­ko Brink, fonc­tion­naire à l’initiative du pro­jet FC Utrecht Inside. Cer­tains déte­nus n’ont jamais tra­vaillé mais disent qu’ils veulent être direc­teurs d’une entre­prise ».

Sur les dix déte­nus ayant par­ti­ci­pé à la pre­mière édi­tion du pro­gramme en 2023, deux ont aujourd’hui un emploi stable dans le sec­teur du bâti­ment. « C’est encore très nou­veau à Utrecht », pré­cise Ger­ko Brink, qui a mis en place le pro­jet « Inside » dans six clubs de pre­mière et deuxième divi­sion néer­lan­daise depuis 2019. Ces deux der­nières années, envi­ron 35% des déte­nus par­ti­ci­pants aux dif­fé­rents pro­grammes ont obte­nu un emploi rému­né­ré.

Une pro­por­tion encore mino­ri­taire, à repla­cer dans le contexte des dif­fi­cul­tés glo­bales ren­con­trées par les anciens déte­nus à s’insérer sur le mar­ché du tra­vail néer­lan­dais. Mal­gré la pénu­rie de main‑d’oeuvre qui touche le pays, seule­ment 20% des déte­nus décrochent un emploi un an après la fin de leur peine selon Anke Rama­kers, cri­mi­no­logue à l’Université de Leyde. « Ce type d’initiative est très posi­tif, mais la ques­tion est de savoir si les déte­nus trouvent un tra­vail grâce au pro­gramme ou sim­ple­ment car ils ont été sélec­tion­nés comme les plus adap­tés au mar­ché du tra­vail », relève la cher­cheuse.

Un déte­nu signe son contrat pour s’en­ga­ger au sein du pro­jet FC Utrecht Inside. © Sébas­tien Leban / L’É­quipe

Les dix lau­réats ont en effet été choi­sis par­mi un panel de 35 pos­tu­lants excluant les déte­nus ayant plus d’un an de peine à effec­tuer, les cri­mi­nels sexuels ain­si que les déte­nus connus du grand public. La moti­va­tion et l’exemplarité sont éga­le­ment des pré­re­quis, comme l’illustre l’exclusion du pro­gramme d’un par­ti­ci­pant pour cause de mau­vais com­por­te­ment. 

Dribbler les stigmates de la détention

Les fou­lées par­fois hési­tantes des déte­nus tra­hissent les espoirs fra­giles d’une réin­ser­tion réus­sie. « C’est ma der­nière chance », assène Ivan* d’une voix calme. Incar­cé­ré depuis quatre ans pour des faits de vio­lence armée, l’homme à la sil­houette gra­cile a pos­tu­lé à treize emplois depuis le début de sa déten­tion.

Les treize fois, l’entreprise a refu­sé sa can­di­da­ture. « Même McDo­nald’s n’a pas vou­lu de moi pour un bou­lot de net­toyeur », regrette le déte­nu. « Ils ont des sté­réo­types, ils pensent que les pri­son­niers sont tous des types tatoués qui vont les dépouiller. Qu’est-ce que je vais leur voler en pas­sant le balai ? » s’interroge Ivan, ses yeux mar­rons fixés sur son inter­lo­cu­teur. Il rêve de deve­nir entraî­neur de foot­ball auprès des jeunes : « je veux évi­ter qu’ils repro­duisent les mêmes erreurs que moi », jus­ti­fie-t-il.

Revê­tir la tenue du FC Utrecht est pour beau­coup un motif de fier­té. Sup­por­ter des rouge et blanc depuis son plus jeune âge, Karim* ne rate aucun match de son équipe fétiche depuis sa cel­lule, et désigne comme son joueur pré­fé­ré l’ancienne gloire locale Jean-Paul de Jong. Pen­dant une heure, le patron du milieu de ter­rain, c’est lui, les matons au bord de la pelouse se trans­forment en sup­por­ters curieux, et les hautes grilles qui entourent la cour semblent s’effacer. 

Après sa passe ratée, l’un des joueurs en rouge est encou­ra­gé par ses coéqui­piers. « Le but est de leur apprendre à s’entraider sur le ter­rain », explique le jeune entraî­neur du FC Utrecht, qui observe au bord du ter­rain les pre­miers pas de ses nou­veaux pro­té­gés. « Il ne s’a­git pas seule­ment de jouer au foot­ball, mais sur­tout d’ap­prendre les com­pé­tences néces­saires à la vie cou­rante par le biais du sport », com­plète Ger­ko Brink. Au mois de sep­tembre, les déte­nus par­ti­ci­pe­ront au tour­noi inter­na­tio­nal Foot­ball Works orga­ni­sé en Ser­bie, ras­sem­blant des équipes de pri­son­niers par­te­naires de clubs étran­gers comme le Bayer Lever­ku­sen, Sou­thamp­ton et les Bohe­mians de Dublin. 

Les équipes de Nieu­we­gein se dirigent vers un score de deux par­tout lorsque le meneur de jeu des cha­subles gris envoie une pra­line en pleine lucarne dans les der­nières secondes du match. « Ça fait du bien de retou­cher au bal­lon », sou­rit le héros du jour en dévoi­lant une canine en or. Ori­gi­naire d’Eindhoven, Sou­ley­mane* sera remis en semi-liber­té en mai, et espère décro­cher d’ici là un emploi dans la res­tau­ra­tion, en tra­vaillant comme cui­si­nier à la buvette d’un club de foot­ball, avec le rêve d’ouvrir un jour son propre res­tau­rant.

Il a déjà obte­nu quatre diplômes en déten­tion, autant que son nombre d’années der­rière les bar­reaux, tra­vaille depuis le début de sa peine. Mais Sou­ley­mane ne sup­porte plus ni les tâches alié­nantes qui lui sont réser­vées, ni les pro­pos racistes qu’il a subis de la part de plu­sieurs employeurs.

Les déte­nus espèrent tous décro­cher un emploi à l’is­sue des douze semaines du pro­gramme. © Sébas­tien Leban / L’É­quipe

Entre les murs de Nieu­we­gein, le logo du FC Utrecht a été graf­fé dans un local où une dizaine de déte­nus emballent et éti­quettent des car­tons pour des pro­duits des­ti­nés aux entre­prises du réseau du club. Aux Pays-Bas, 40% des pri­son­niers purgent une peine de moins d’un mois, mais la plu­part de ceux qui passent plu­sieurs années en déten­tion réa­lisent des tra­vaux péni­ten­tiaires.

Les anciens détenus également accompagnés

Le FC Utrecht mise aus­si sur la réin­ser­tion à l’extérieur de la pri­son à tra­vers un deuxième pro­gramme, U4U, s’adressant aux pri­son­niers sor­tis de déten­tion ou en liber­té pro­vi­soire. Zaka­ria El Aita est l’un d’entre eux. « Avant je tra­vaillais comme peintre dans ma pri­son, explique le déte­nu en semi-liber­té, assis devant une tasse de café dans les bureaux du stade du FC Utrecht. Je tra­vaillais de 8h à 20h et per­sonne ne me deman­dait com­ment j’allais. En pri­son, ils misent tout sur la pape­rasse, rien sur les sen­ti­ments ».

Incar­cé­ré depuis six ans pour le bra­quage d’un dis­tri­bu­teur de billets, il a inté­gré au mois de novembre le pro­gramme U4U, qui lui per­met de tra­vailler pour le club la jour­née et de retour­ner en déten­tion le soir. « Ici, ils savent d’où je viens, et que j’ai déci­dé de chan­ger de voie », explique le jeune homme à la barbe cise­lée, qui pro­jette de deve­nir peintre en bâti­ment grâce au réseau pro­fes­sion­nel d’Utrecht.

Le jour des matches à domi­cile, après avoir conduit les 55 kilo­mètres qui séparent sa pri­son du Sta­dion Gal­gen­waard, Zaka­ria fait le tour des tri­bunes pour s’assurer que les sup­por­ters seront accueillis dans les meilleures condi­tions, en net­toyant et répa­rant si besoin les sièges dans les tra­vées. « Le tra­vail n’est pas très sexy : il faut faire beau­coup de tâches ingrates, et ce n’est pas bien payé par rap­port à ce que les déte­nus gagnaient dans leur vie pré­cé­dente », explique Robert Junier, ini­tia­teur du pro­jet FC Utrecht U4U.

Zaka­ria tra­vaille pour le FC Utrecht depuis quatre mois dans le cadre du pro­gramme U4U. © Sébas­tien Leban / L’É­quipe

Cette pre­mière phase se veut comme une porte d’entrée vers la vie pro­fes­sion­nelle pour les déte­nus, qui pour­ront pos­tu­ler à un emploi auprès du large réseau des entre­prises par­te­naires du club. Selon Robert Junier, la véri­table réin­ser­tion passe par une meilleure prise en compte de leurs envies : « Je me fiche qu’un déte­nu trouve un tra­vail. Pour moi, il doit être heu­reux avant tout. » 

Le pro­jet U4U est né de la longue ami­tié entre deux amou­reux du FC Utrecht, habi­tués à don­ner de la voix dans les tri­bunes du Gal­gen­waard, mais qui ont pris deux direc­tions radi­ca­le­ment oppo­sées il y a dix ans. D’un côté, Robert tra­vaillait pour le club comme réfé­rent sup­por­ters ; de l’autre, Erwin pur­geait une peine de six ans de pri­son pour tra­fic de drogue. « Erwin a fait beau­coup pour moi quand j’é­tais plus jeune, donc je me suis dit : « Qu’est-ce qu’on fait pour nos gars qui veulent ren­trer dans le rang ? » », se sou­vient Robert. La réponse n’était pas à aller cher­cher bien loin, puisque, fort de son expé­rience du sup­por­té­risme à Utrecht, Erwin est deve­nu après sa sor­tie de pri­son le réfé­rent des ultras du club.

De la prison aux tribunes

Ce dimanche 11 février, le FCU accueille le For­tu­na Sit­tard pour conser­ver ses chances d’accéder aux play-offs euro­péens, réser­vés aux sept pre­miers clubs du cham­pion­nat néer­lan­dais. Quelques minutes avant le coup d’envoi, Erwin prend sa place dans la Bun­nik­side, la tri­bune abrupte réser­vée aux ultras. Pour vibrer au milieu des dra­peaux noirs des UU19, le prin­ci­pal groupe d’ultras utrech­tois, mais sur­tout pour veiller au bon dérou­le­ment de la ren­contre dans le virage.

Les UU19 fêtent ce jour-là leur cin­quième année d’anniversaire, et Erwin a ren­con­tré en amont du match des repré­sen­tants des ultras pour mettre en place les tifos, fumi­gènes et jeux de lumière pré­vus pour l’occasion. Sor­ti de déten­tion il y a trois ans, il se sent plus que jamais à sa place au FC Utrecht. « Quand vous êtes en pri­son, tout le monde vous regarde. Il y a tou­jours des bagarres, il faut sans cesse regar­der der­rière son dos. Alors qu’ici per­sonne ne vous juge », explique l’homme dont le cou et les bras sont cou­verts de tatouages. 

Membre his­to­rique des UAF, un groupe de sup­por­ters issu du mou­ve­ment hard­core, cou­tu­mier des bagarres clan­des­tines en forêt contre les fans d’autres clubs, sa connais­sance fine des sup­por­ters les plus enga­gés du FCU en fait éga­le­ment un relais pré­cieux pour orga­ni­ser les dépla­ce­ments. « Avant que je sois là, il y avait sou­vent des dom­mages sur les bus. Aujourd’hui il n’y en a qua­si­ment plus aucun », se réjouit Erwin.

Après une vic­toire 4–0 concluant un 13e match sans défaite en cham­pion­nat, record du club éga­lé, l’ancien déte­nu nous invite à le suivre à l’entrée du Sup­por­ters­home, un bar réser­vé aux connais­seurs niché en plein milieu de la tri­bune. A l’intérieur, des lumières rouges, un DJ et des chants de sup­por­ters sur une bande son tech­no accom­pagnent les fans venus célé­brer la vic­toire autour d’une pinte de Hei­ne­ken. 

Trois joueurs pas­se­ront même une tête dans le bar, et ce sera l’occasion pour Erwin d’échanger avec les sup­por­ters des détails d’organisation des pro­chaines ren­contres en tri­bunes. La conclu­sion d’une jour­née idéale que le réfé­rent des ultras ne s’imaginait pas vivre il y a quelques années encore, lorsqu’il pur­geait sa peine à la pri­son de Nieu­we­gein.

 * Les pré­noms ont été modi­fiés pour des rai­sons de confi­den­tia­li­té