Apparu dans les années 60, popularisé en 1980, le squat est interdit depuis 2010 aux Pays-Bas. Pourtant, en pleine crise du logement, les kraaks (traduction de “squat” en Néerlandais) sont parfois la seule solution pour des étudiants laissés sur le carreau.
Pas de nom. Pas d’âge. Peu de détails. Quand Mika* raconte sa double vie, c’est avec précaution. « Dans mon école, personne ne sait que je squatte. » Lovée dans un imposant canapé rouge, l’étudiante en médecine se confie avec pudeur. Du bout des doigts, elle caresse le velour de l’assise. Depuis son arrivée à Amsterdam, la Néerlandaise à l’habitude de trouver refuge dans les squats pour contourner la crise du logement. Dans cette ville où le loyer d’un studio s’élève à 1 800€ en moyenne, difficile pour des étudiants aux petits moyens de trouver un appartement. Une importante pénurie – près de 400 000 habitations manquent dans le pays – alimente la bulle spéculative autour des prix de l’immobilier. Ils ont augmenté de 80% entre 2015 et 2023 d’après l’Institut national des statistiques néerlandais (CBS).
Pour Mika et ses amis, le squat n’est pas un choix mais une nécessité. « Je n’ai pas d’argent. J’aimerais travailler mais c’est impossible à côté de mes études », souligne la jeune femme qui travaille déjà « près de 50 heures par semaine » pour ses cours. Prétendre à un logement social ? « Inenvisageable. » Selon l’Université d’Amsterdam, la liste d’attente pour y accéder est actuellement de… 15 ans. À côté, Sjonnie*, étudiante en art, précise que ni elle, ni ses parents n’ont les moyens de lui louer un appartement : « Je n’ai que 200 euros par mois pour me loger. Ce n’est pas suffisant ». Alors, évidemment, elle sourit en évoquant la valeur du bien qu’elle squatte en ce moment. 5 000 euros. C’est le montant du loyer que le propriétaire requiert habituellement. « 45 000 euros économisés depuis que tu vis ici », calcule Mika pleine d’entrain. Ce soir, c’est chez son amie qu’elle passe la nuit, comme la plupart du temps.
Sjonnie et trois autres jeunes ont investi les lieux à l’été 2023. Niché dans une ruelle discrète au coin de Kalverstraat, le bâtiment était à l’abandon depuis deux ans. Au rez-de-chaussée, derrière une vitre rendue opaque par des dizaines de stickers militants, un centre social ouvert aux esprits curieux. Lié au squat, il accueille des rencontres tant festives que politiques. Au-dessus, quatre étages dans lesquels les étudiants ont élu domicile. Le propriétaire des lieux s’est manifesté peu de temps après leur arrivée. « Son avocat nous a envoyé un mail en prévenant qu’il s’occuperait de notre cas en rentrant de vacances », se remémore l’étudiante. Depuis, neuf mois se sont écoulés sans que rien ne se passe.
Une vie sur le départ
Au premier étage, un salon à l’ambiance feutrée. Passée la porte d’entrée et l’étroitesse de la cage d’escalier, la scène évoque le quotidien d’une colocation classique. Assis par terre ou dans les imposants canapés qui habitent la pièce, quatre jeunes s’amusent de la Saint-Valentin qu’ils ont passée la veille. Au-dessus d’eux, une fenêtre ouverte laisse entendre un air de piano joué sur la place Rokin, à deux pas d’ici. « Il ne sait jouer que trois morceaux », précise Dan* « on l’entend à longueur de journée, il y a de quoi devenir fou ».
« Les gens pensaient que je voyageais beaucoup alors que je n’avais juste pas d’endroit où vivre. »
Mika, étudiante en médecine
Au coin de la table basse, Sjonnie roule une cigarette. Ses cheveux peroxydés tranchent avec l’obscurité de la pièce. En expirant sa fumée, elle souligne avec admiration la manière dont son amie cache son quotidien de squatteuse (« kraaker » en néerlandais, comme le bruit d’une porte dont on force l’ouverture). L’an dernier, pendant près de deux mois, Mika* est pourtant restée sans domicile fixe : « Ma vie tenait dans un sac que je laissais dans un casier de ma fac. Les gens pensaient que je voyageais beaucoup alors que je n’avais juste pas d’endroit où vivre. »
Aujourd’hui, elle a trouvé de la stabilité dans un ancien squat légalisé du centre-ville. Comme 300 autres dans la capitale, ces bâtiments sont utilisés avec l’accord – tacite ou contractuel – du propriétaire ou des autorités locales. À 21 ans, Sjonnie* a préféré être transparente sur son quotidien de squatteuse. « Plus facile » ensuite de justifier les absences et retards auprès de ses professeurs. Contrairement à la médecine, le milieu artistique est plus ouvert sur ce mode de vie alternatif.
« On apprend à apprécier les petites choses »
La distance avec leurs camarades, elles la portent aussi sur elles. « Ils ont toujours des fringues neuves alors que j’ai la même tenue depuis une semaine », assène Mika en montrant la semelle qui se détache du reste de sa botte. Pour les deux jeunes filles, l’hygiène « est définitivement un sujet ». Sans domicile fixe, parfois sans eau courante, la douche et la lessive deviennent un luxe. Plusieurs fois, elles ont dû se laver directement à l’école avant le début des cours. « Je ne peux pas être inclue dans leurs conversations quand, dans ma tête, je planifie ma prochaine douche ou lessive », admet Sjonnie. Elle relativise, grâce au squat « on apprend à apprécier les petites choses ». Plus largement, avec de la créativité et un peu d’huile de coude, on en fait un « chez-soi ».
L’escalier grince sous le pas pourtant léger de la jeune artiste. À l’étage, sur la porte de sa chambre, une affiche fait le constat des différentes tâches à effectuer pour que le bâtiment soit aussi joli que fonctionnel. Installer les rideaux, porter le canapé, changer le fusible… En bas de la feuille, une consigne sacrée inscrite en capitales rouges : « Ne pas laisser traîner la nourriture » au risque d’attirer des visiteurs importuns. Depuis neuf mois, ils sont quatre à dormir dans le bâtiment rebaptisé Takland. Dans les faits, « on est toujours plus », note Sjonnie. Entre les « invités » – d’autres squatteurs en errance depuis leur expulsion – et les amis, les quatre étages ont l’habitude de voir déambuler du monde.
Récupérer Mokum
De retour au salon, face à l’imposante bibliothèque, Sjonnie se saisit du livre « Pak Mokum Terug: woonstrijd in een krakende stad » (« Récupérer Mokum : lutte pour le logement dans une ville squattée »). Traduction de « lieu sûr » en yiddish, « Mokum » est un des nombreux surnoms de la ville d’Amsterdam. Au fil des pages, la jeune fille aux ongles argentés laisse voir les images des expulsions récentes de plusieurs squats de la capitale.
Le squat est interdit au Pays-Bas depuis 2010. À seulement 21 ans, Sjonnie s’est assise cinq fois sur les bancs du tribunal. Contrairement à la France, où la récente loi anti-squat prévoit une peine de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende en cas de violation de domicile, les peines ici restent faibles. Un an de prison et quelques centaines d’euros d’amende dans de très rares cas. Le risque, d’après Sjonnie, ce n’est pas la peine encourue mais bien l’expulsion et le retour à la rue. « C’est constamment dans nos têtes, on est sur le qui-vive », soupire l’étudiante. Pour payer leurs avocats, ils collectent des fonds en vendant des boissons ou des repas – toujours à prix très serré – dans les centres sociaux souvent liés à leurs chambres. « Deux cabinets se partagent les cas de squat sur Amsterdam », dit-elle avant d’ironiser « on leur fait vivre pas mal de nuits blanches ».
Dans la rue, où le pianiste s’est enfin tu, Sjonnie découvre la nouvelle boîte aux lettres récemment installée par ses camarades. Espiègle, elle s’amuse du fait que leur facteur ait lui aussi été un kraaker dans sa jeunesse. Déjà postier à l’époque, il était chargé de livrer les lettres de convocation pour le tribunal dans son squat. « Il paraît qu’il ne les délivrait jamais », glisse la jeune fille dans un sourire.