Rotterdam © Robin Le Cornec / Kanaal
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Stadsmariniers : faire régner l’empathie et la bienveillance

Depuis plus de vingt ans, ils tra­vaillent chaque jour pour la sécu­ri­té et la cohé­sion entre les habi­tants des quar­tiers sen­sibles de Rot­ter­dam. Les « Stad­sma­ri­niers » sont rapi­de­ment deve­nus indis­pen­sables à la deuxième ville du pays, à l’instar de Mar­cel Dela Haije, qui œuvre au quo­ti­dien dans le quar­tier de Lom­bar­di­jen.

La devan­ture grise ne paie pas de mine, mais c’est l’un des lieux clés du dis­trict de Lom­bar­di­jen, au sud de Rot­ter­dam. Mar­cel Dela Haije ouvre, comme chaque semaine, sa per­ma­nence de l’avenue Dan­tes­traat. À 44 ans, le City Marine y accueille les habi­tants de ce quar­tier popu­laire, réper­to­rié comme l’une des zones sen­sibles de la ville. Ce matin-là, avec une de ses assis­tantes, il vient en aide à une femme en dif­fi­cul­té à l’heure de rem­plir son avis d’imposition. Un accom­pa­gne­ment dans des for­ma­li­tés quo­ti­diennes qui peuvent se révé­ler com­plexes, notam­ment pour les per­sonnes issues de l’immigration, qui ne maî­trisent pas le néer­lan­dais ou l’anglais.

Mar­cel Dela Haije est City Marine à Rot­ter­dam depuis 18 ans. Mobi­li­sé dans le quar­tier prio­ri­taire de Lom­bar­di­jen au quo­ti­dien, il fait le lien entre les habi­tants, les com­mer­çants, et la muni­ci­pa­li­té. © Robin Le Cor­nec / Kanaal

Au total, ils sont huit City Marines (ou Stad­sma­ri­niers en néer­lan­dais) à Rot­ter­dam. Au départ, leur mis­sion consis­tait prin­ci­pa­le­ment à lut­ter contre l’insécurité. Au fil des ans, leurs pré­ro­ga­tives se sont élar­gies, moins répres­sives, et plus cen­trées sur la dis­cus­sion et le dia­logue avec les habi­tants. Recru­tés pour leur connais­sance de la ville et leur sens du contact, ces agents muni­ci­paux uniques en leur genre misent sur la bien­veillance.  

« À l’époque, face à l’insécurité, cer­tains pen­saient qu’il fal­lait envoyer l’armée : les « City Marines », en réfé­rence aux Marines amé­ri­cains »

Mar­cel Dela Haije

City Marine depuis 18 ans, Mar­cel Dela Haije se sou­vient de ses débuts : « À l’époque, face à l’insécurité, cer­tains pen­saient qu’il fal­lait envoyer l’armée, d’où le nom de « City Marines », en réfé­rence aux Marines amé­ri­cains ». Le pro­jet, mis en place par Ivo Ops­tel­ten, maire de Rot­ter­dam à l’époque (au centre-droit de l’échiquier poli­tique), se heurte d’abord au scep­ti­cisme de la gauche rot­ter­da­moise.

Au fil des ans, les City Marines montrent des résul­tats pro­bants, avec une baisse du taux de cri­mi­na­li­té là où ils sont déployés. L’indice de cri­mi­na­li­té à Rot­ter­dam s’élève actuel­le­ment à 28.41, un score plu­tôt faible com­pa­ré à d’autres métro­poles euro­péennes, comme Paris (57.91) ou Londres (54.51), preuve s’il en est de l’efficacité du dis­po­si­tif impul­sé en 2002. Avec le temps, il s’est expor­té à d’autres col­lec­ti­vi­tés, comme dans les villes de Capelle aan den IJs­sel, en ban­lieue de Rot­ter­dam, et de Arh­nem, à l’est du pays.

Mal­gré leur suc­cès, rien ne pré­des­ti­nait les City Marines à être péren­ni­sés. Au lan­ce­ment du dis­po­si­tif, il ne s’agissait que d’une expé­ri­men­ta­tion tem­po­raire, qui a rapi­de­ment contri­bué à redo­rer l’image des quar­tiers prio­ri­taires. En les ren­dant plus agréables à vivre et plus sûrs, les City Marines rendent pro­gres­si­ve­ment aux habi­tants des lieux jusqu’alors gan­gré­nés par le tra­fic de drogues. Ahmed Abou­ta­leb, le maire de la ville, qui, en 2002, était membre du comi­té à l’initiative de la créa­tion des City Marines, vante les mérites de l’initiative. « Ils sont deve­nus par­tie inté­grante de la poli­tique de sécu­ri­té de Rot­ter­dam. Grâce à leur action fédé­ra­trice, ils sont rapi­de­ment appa­rus comme indis­pen­sables ».

Action de terrain et solutions concrètes

Avec un sweat à capuche et une écharpe aux cou­leurs du Feye­noord Rot­ter­dam (l’équipe de foot­ball local) comme treillis et le dia­logue pour seule arme, Mar­cel Dela Haije arpente chaque jour les rues du quar­tier de Lom­bar­di­jen. Loin de la bureau­cra­tie, le City Marine agit sur le ter­rain en ten­tant d’apporter des solu­tions très concrètes aux pro­blé­ma­tiques aux­quelles lui et les habi­tants sont confron­tés. 

Après un pas­sage par la mai­son des asso­cia­tions, il relève des bar­rières de chan­tier tom­bées sur la voie publique et détaille : « Quand je peux moi-même remé­dier au pro­blème, je le fais ». S’ensuit une visite chez les com­mer­çants de Lom­bar­di­jen. Une tren­taine au total, à qui il pro­pose de rejoindre une future coopé­ra­tive entre­pre­neu­riale. 

Une réunion aura lieu d’ici quelques jours, reste à les convaincre de s’engager dans le dis­po­si­tif. L’objectif : por­ter les reven­di­ca­tions des habi­tants devant les ins­tances de la ville. Ces der­niers temps, c’est la poli­tique de sta­tion­ne­ment qui fait débat. D’autres thé­ma­tiques ali­mentent les dis­cus­sions, comme celle d’un grand chan­tier de réno­va­tion urbaine, pré­vu à l’horizon 2027. La place prin­ci­pale du quar­tier, qui réunit loge­ments et cel­lules com­mer­ciales, ver­ra la des­truc­tion des infra­struc­tures actuelles, vieillis­santes, au pro­fit de nou­veaux bâti­ments, plus modernes. La trans­for­ma­tion doit s’effectuer avec les habi­tants et com­mer­çants, qui prennent part aux concer­ta­tions orga­ni­sées en amont des tra­vaux. 

Lorsqu’ils tombent sur une situa­tion anor­male, Mar­cel et Tes­sa, la sta­giaire qui l’accompagne, tentent d’y remé­dier eux-mêmes avant de dépê­cher une équipe des ser­vices de la voi­rie. © Robin Le Cor­nec / Kanaal
Contrai­re­ment aux poli­ciers muni­ci­paux, les City Marines ne se can­tonnent pas à un rôle uni­que­ment sécu­ri­taire. Ils par­ti­cipent acti­ve­ment à la vie de quar­tier, comme ici, en créant du lien entre les com­mer­çants, lorsque Mar­cel part à la ren­contre de Frank, caviste. © Robin Le Cor­nec / Kanaal

C’est l’une des prin­ci­pales carac­té­ris­tiques des City Marines : à rebours de la plu­part des fonc­tion­naires, dont la mis­sion est défi­nie par des plans d’actions don­nant lieu à des objec­tifs pré­cis, ils jouissent d’une grande liber­té. Ain­si, cha­cun peut, au regard de ses com­pé­tences d’abord, des pro­blé­ma­tiques tou­chant son sec­teur ensuite, éla­bo­rer une stra­té­gie adap­tée aux besoins des habi­tants, en béné­fi­ciant du sou­tien finan­cier de la mai­rie. « Nous sommes un peu comme des camé­léons qui nous adap­tons aux situa­tions aux­quelles nous sommes confron­tés », résume Mar­cel Dela Haije.

Intermédiaire entre les habitants et la municipalité

En fin de mati­née, il sonne à la porte d’une mai­son à deux pas de l’école pri­maire Pope Joan­nessch, l’une des places fortes de la vie du quar­tier. Du trot­toir, on entend les cris des enfants qui jouent dans la cour, à quelques jours des vacances. Coleen et son mari font appel au City Marine pour résoudre un conflit avec leurs voi­sins.

Le couple, qui vit dans une rési­dence com­po­sée de mai­sons mitoyennes, ren­contre l’agent muni­ci­pal pour la pre­mière fois. Celui-ci leur explique d’abord son rôle d’intermédiaire entre les habi­tants et la muni­ci­pa­li­té de Rot­ter­dam. Assis dans le salon, il écoute avec la plus grande atten­tion les deux retrai­tés. Les larmes aux yeux, la femme revient sur une situa­tion qui lui gâche la vie au quo­ti­dien. Des voi­sins indé­li­cats amon­cellent sous son bal­con toutes sortes de détri­tus.

Le City Marine inter­vient au plus près des habi­tants, au sein même de leur domi­cile pour écou­ter leurs témoi­gnages et leur venir en aide. © Robin Le Cor­nec / Kanaal

Un bout de papier et un sty­lo à la main, il écoute, d’une oreille atten­tive et prend en note leurs doléances, d’ordres divers. Arrivent aus­si sur la table des ques­tion­ne­ments quant à l’avenir d’une friche à une cen­taine de mètres de leur domi­cile, et dont les tra­vaux d’aménagement sont sans cesse repous­sés. 

Après près d’une heure de dis­cus­sion, le City Marine s’engage auprès de Coleen et son mari à tra­vailler sur la situa­tion. L’après-midi même, il évoque le dos­sier lors de la concer­ta­tion orga­ni­sée chaque lun­di à la per­ma­nence. Autour de Mar­cel Dela Haije et de ses assis­tants, des membres du conseil muni­ci­pal et des poli­ciers notam­ment.  Tour à tour, ils prennent la parole afin d’évoquer les dif­fé­rentes situa­tions ren­con­trées sur le ter­rain, et tentent de trou­ver des solu­tions, en misant sur le com­pro­mis et en se diri­geant vers les ins­tances com­pé­tentes. 

Chaque lun­di après-midi, le City Marine et ses assis­tants se réunissent, entou­rés de repré­sen­tants des ins­tances de la ville, afin de dis­cu­ter des pro­blé­ma­tiques ren­con­trées par les habi­tants de Lom­bar­di­jen et des solu­tions à mettre en place. © Robin Le Cor­nec / Kanaal

Une timide exportation du modèle

Bien qu’aujourd’hui, Rot­ter­dam semble ne plus pou­voir se pas­ser de ses City Marines, le chan­ge­ment d’équipe muni­ci­pale qui se pro­file, après l’annonce du départ du maire Ahmed Abou­ta­leb, pour­rait bien chan­ger la donne. Mar­cel Dela Haije explique que le nou­vel édile pour­rait très bien, s’il le sou­hai­tait, cou­per les finan­ce­ments alloués aux City Marines. Et son métier, qu’il appré­cie tant, pour­rait dis­pa­raître.

Ces der­nières semaines, le dis­trict de Lom­bar­di­jen a connu une série d’explosions, sur fond de tra­fic de drogue. Des gens ont dû être relo­gés, et Mar­cel Dela Haije les a aidés. Rot­ter­dam reste une plaque tour­nante du com­merce de stu­pé­fiants euro­péens, un pro­blème qui dépasse lar­ge­ment les capa­ci­tés des City Marines de la ville. S’ils ne sont pour l’heure pas prêts d’éradiquer ce fléau, ils entendent pour­suivre à leur échelle leur action de lutte contre l’insécurité, uti­li­sant la dis­cus­sion et la culture du com­pro­mis.