Amsterdam BoysClub 21
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Travail du sexe à Amsterdam : où sont les hommes ?

Chaque année, plus de vingt mil­lions de tou­ristes se rendent à Amster­dam, atti­rés notam­ment par son ouver­ture à l’égard de la pros­ti­tu­tion. Der­rière cette appa­rente tolé­rance, les hommes tra­vailleurs du sexe peinent pour­tant à se faire entendre.

Un homme seul sonne à une des mai­sons étroites du centre-ville d’Amsterdam en ce same­di soir de février. Une fois la porte ouverte, des esca­liers tapis­sés de velours rouge le mènent vers un salon peu com­mun. Au centre, une barre de pole dance, sur laquelle se déhanche un jeune gar­çon en sous-vête­ment sur le rythme de Say My Name, des Destiny’s Child. Les miroirs habillent entiè­re­ment les murs et offrent aux visi­teurs une vision décu­plée de ces esthètes, pour qui le corps est deve­nu un outil de tra­vail. Nous sommes au Boys­Club 21, la seule mai­son close d’hommes des Pays-Bas.

Une dizaine de tra­vailleurs du sexe (TDS) sont à dis­po­si­tion des clients, prin­ci­pa­le­ment mas­cu­lins. Cer­tains dansent las­ci­ve­ment, d’autres dis­cutent au bar, sous la lumière intime des néons rouges, avant de rejoindre une des quatre chambres de la mai­son pour une heure au moins. Plus si affi­ni­té. L’atmosphère est déten­due, lais­sant la confiance s’instaurer entre les visi­teurs et les employés. Une bulle de liber­té à l’abri des regards exté­rieurs. Bryan, le mana­ger, confirme : « Ici, nous nous connais­sons et nous pre­nons soin de nous ». Ce n’est pour­tant pas le cas de la majo­ri­té des hommes tra­vailleurs du sexe, invi­si­bi­li­sés, dans un pays qui a pour­tant fait du sexe une vitrine pour les tou­ristes.

À quelques pas du Boys­Club 21, l’emblématique Quar­tier Rouge attire chaque jour des cen­taines de tou­ristes venus des quatre coins du monde, curieux d’observer les femmes tra­vailleuses du sexe, visibles depuis la rue à tra­vers les fenêtres des mai­sons closes. Regrou­pant 76 mai­sons closes et 292 vitrines, le quar­tier De Wal­len n’abrite que des femmes. « Les hommes sont tota­le­ment absents du Quar­tier Rouge », s’insurge Maris­ka Majoor, ancienne tra­vailleuse du sexe et fon­da­trice du Centre d’Information de la Pros­ti­tu­tion (PIC). « Pas parce que c’est inter­dit par la loi, indique-t-elle, mais parce que la socié­té ne l’accepte pas ». Un manque de diver­si­té trans­po­sable à d’autres causes : l’absence de per­sonnes raci­sées, ou encore la faible repré­sen­ta­tion des queers der­rière les vitrines du Quar­tier Rouge. Du tra­vail du sexe, il y en a donc par­tout, mais la diver­si­té semble plus dif­fi­cile à trou­ver. « Je n’ai jamais vu d’hommes der­rière les fenêtres du Quar­tier Rouge, c’est dom­mage », constate Nils*, tra­vailleur du sexe depuis dix ans.

Au Boys­Club 21 par exemple, les fenêtres sont cachées par des rideaux et il n’y a pas de vitrine der­rière les­quelles pour­raient se déhan­cher les TDS. Même le dra­peau LGBT+, flot­tant à l’entrée de la mai­son, a été récem­ment reti­ré, « pour voir si cela atti­rait plus de monde », confie son mana­ger. Le club accueille sou­vent des clients mariés et pères de famille. Se rendre au Boys­Club leur per­met de vivre leur atti­rance pour les hommes en secret, en pas­sant quelques heures avec un pros­ti­tué ou, par­fois, en ne fai­sant rien du tout. « La semaine der­nière, un de mes clients est res­té trois heures assis au bar à regar­der les ‘boys’ dan­ser et à leur par­ler, sans jamais mon­ter dans leur chambre. Cer­tains ont besoin de temps », constate Bryan.

Si les clients sont dis­crets, les TDS le sont encore plus. « J’ai l’impression de mener une double vie », confie Ricky*, 37 ans et tra­vailleur du sexe à Amster­dam. À l’instar de ses clients qui cachent leur orien­ta­tion sexuelle, il n’a pas dit à sa famille qu’il était TDS : « Même s’ils sont libé­raux et pro­gres­sistes, ils ne com­pren­draient pas ». Ricky n’a d’autre choix que de res­ter dis­cret… et donc silen­cieux. « Quand on parle de la pros­ti­tu­tion aux Pays-Bas, on pense tou­jours aux femmes exploi­tées et au tra­fic d’êtres humains, mais on oublie en fait tout le reste des TDS », sou­lève Maris­ka Majoor.

Aux Pays-Bas, envi­ron 5 % des tra­vailleurs du sexe sont des hommes. Et le Boys­Club 21, le seul club légal du pays, en emploie une dizaine. Mais alors, où se trouvent les autres ?

Leur vitrine, c’est Internet

Chris*, 45 ans, consul­tant en com­mu­ni­ca­tion de jour, escort pour hommes la nuit, habite depuis quatre ans dans le Quar­tier Rouge, sans jamais y avoir tra­vaillé. Sa vitrine à lui, c’est Inter­net. Avant de ren­con­trer ses clients, Chris peut pas­ser jusqu’à quatre heures à dis­cu­ter avec les inté­res­sés via des pla­te­formes d’escort comme Hun­qz, Rent­man ou encore Boys4u.nl.

Les mes­sages sont nom­breux, mais peu abou­tissent vrai­ment à une ren­contre. Une acti­vi­té chro­no­phage à laquelle Chris a su pal­lier : « J’ai créé une note avec des phrases toutes faites que je peux copier-col­ler pour savoir rapi­de­ment ce que cherche mon inter­lo­cu­teur et lui don­ner mes condi­tions ». Une fois le ren­dez-vous fixé, Chris ren­contre ses clients chez eux ou dans un hôtel pour une nuit entière. 200 euros l’heure, 1 000 euros la nuit, ce sont ses prix.

Mais par­fois, il arrive à Chris de devoir accueillir chez lui ses clients. Une pra­tique inter­dite lorsqu’elle n’est pas décla­rée et qui passe pour­tant inaper­çue. « Je suis hors des radars », confie-t-il. Aux Pays-Bas, le tra­vail du sexe – qui est tou­jours cri­mi­na­li­sé – est régu­lé par les gou­ver­ne­ments locaux. À Amster­dam par exemple, les travailleur.se.s du sexe doivent obte­nir une licence pour exer­cer leur acti­vi­té dans un lieu fixe : dans une mai­son close ou der­rière une vitrine. Mais depuis plu­sieurs années, il est deve­nu de plus en plus dif­fi­cile d’obtenir cette auto­ri­sa­tion. Dans la capi­tale néer­lan­daise, les tra­vailleurs du sexe ne peuvent pas obte­nir de licence pour tra­vailler chez eux. Un para­doxe dans ce pays qui a pour­tant été l’un des pre­miers à léga­li­ser la pros­ti­tu­tion en 2000, et qui s’est fait l’étendard de cette cause. « Nous devrions au moins pou­voir tra­vailler à domi­cile en toute sécu­ri­té », réclame Ricky, comme c’est le cas dans d’autres villes comme Hil­ver­sum.

« J’ai développé tout seul un instinct de survie »

Sans licence, les tra­vailleurs du sexe ne sont pas pro­té­gés par la police en cas de com­por­te­ments vio­lents. « Si un client t’agresse et que tu appelles la police, elle ne vien­dra pas », confie Geert*, tra­vailleur du sexe d’une tren­taine d’année. Une infor­ma­tion confir­mée par la porte-parole de la muni­ci­pa­li­té d’Amsterdam, Anne Jochems : « Nous ne pou­vons pas garan­tir la sécu­ri­té et le bien-être de tous.tes les travailleur.euse.s du sexe. Nous avons un accès res­treint aux cir­cuits illé­gaux ».

Une pré­oc­cu­pa­tion par­ta­gée par Chris. Ses mains encerclent sa tasse de café à la recherche d’un peu de cha­leur, alors que le qua­dra­gé­naire évoque avec inquié­tude, comme pour évi­ter que cette pro­phé­tie ne se réa­lise, l’histoire d’un de ses amis TDS. « Il s’est retrou­vé atta­ché à un lit pen­dant une ses­sion de BDSM avec un client mal inten­tion­né qui a ensuite appe­lé ses copains pour qu’ils le battent ensemble ». Face à la peur, en 4 ans de tra­vail du sexe, Chris a dû déve­lop­per « tout seul » son « ins­tinct de sur­vie »

Consé­quence : invi­sibles phy­si­que­ment, les tra­vailleurs du sexe le sont aus­si aux yeux de l’État. « Nous ne sommes pas vrai­ment inclus dans les poli­tiques publiques », et même « lors des consul­ta­tions, nous ne sommes pas écou­tés », estime Ricky, qui s’efforce depuis quelques mois de diri­ger un groupe de parole d’hommes tra­vailleurs du sexe. 

Ce groupe est par­fois la seule occa­sion de se ren­con­trer entre tra­vailleurs. Très peu d’hommes font par­tie des asso­cia­tions et syn­di­cats de travailleur.se.s du sexe. Par­mi les béné­voles du PIC, par exemple, il n’y a qu’un seul homme cis­genre. « Le PIC ? Jamais enten­du par­ler », confesse Niels. « Évi­dem­ment, plus de femmes que d’hommes se pros­ti­tuent. Mais je pense qu’il y a cer­tai­ne­ment plus d’hommes qu’on ne le pense, à cause du stig­ma que nous por­tons sur la pros­ti­tu­tion », avoue la porte-parole du PIC.

Invi­sibles aux yeux des autres autant qu’entre eux, les tra­vailleurs du sexe font aus­si face à l’isolement et la soli­tude. « Je me sens très seul », regrette Chris, contem­plant du haut de son appar­te­ment dans le Quar­tier Rouge les vitrines der­rière les­quelles se déhanchent les dizaines de femmes dénu­dées. Même constat pour Ricky qui, mal­gré son enga­ge­ment dans les groupes de parole, déplore un vrai « manque d’esprit de com­mu­nau­té entre nous », dans un pays où le tra­vail du sexe est pour­tant si publi­ci­sé.

En réponse à ce manque de consi­dé­ra­tion, la mai­rie d’Amsterdam mise sur un pro­jet de nou­veau centre éro­tique qui pour­rait voir le jour d’ici quelques années pour redo­rer son bla­son et accor­der plus de place aux tra­vailleurs du sexe mas­cu­lins et queers. Pour Anne Jochems, « ce nou­veau centre consti­tue­ra un espace sûr pour les hommes tra­vailleurs du sexe, qui ont à ce jour très peu accès à des lieux auto­ri­sés ». Une ini­tia­tive pour­tant contes­tée par les travailleur.euse.s du sexe eux-mêmes. Pour Ricky, « c’est un peu comme si vous aviez un mar­ché noir et que la ville construi­sait du jour au len­de­main un énorme centre com­mer­cial pour abri­ter tout ce mar­ché noir. Il ne faut pas griller les étapes : il nous faut d’abord pou­voir tra­vailler léga­le­ment depuis chez nous ».

*Pour des rai­sons de confi­den­tia­li­té, les pré­noms des tra­vailleurs du sexe ont été chan­gés.