Depuis une dizaine d’années, les entreprises qui combinent des objectifs commerciaux avec une mission sociale fleurissent aux Pays-Bas. À Amsterdam, l’United Repair Center intègre les immigrés et les réfugiés sur le marché du travail grâce à un service de réparation de vêtements.
Lorsque Ton Stevens, le manager au nez percé, ouvre la porte, le bourdonnement constant des machines à coudre recouvre sa voix. Il n’a de toute façon pas vraiment besoin de parler. Ses échanges avec les employés passent par… le dessin. « La barrière de la langue, c’est le plus dur dans notre travail », explique-t-il en pointant du doigt la fiche de réparation d’une parka Patagonia. « Certains ne comprennent pas l’anglais et le néerlandais. Alors pour briser la barrière de la langue, on dessine les instructions », sourit-il. Sur sa feuille de papier, une fermeture éclair et une ébauche de parka. Ramzi, un syrien d’une quarantaine d’années, s’empare du brouillon et s’attelle à la réparation de ce vêtement.
Le défi est de taille : les 24 employés à temps plein de l’United Repair Center sont exclusivement des réfugiés ou des immigrés, ou plutôt de « nouveaux arrivants » comme on préfère les décrire ici. des En tout, ils parlent 5 langues différentes, dont parfois un peu d’anglais. « Sinon on utilise nos téléphones et Google Traduction », affirme le jeune manager.
« Fix it » et « Wear it »
Tous s’attèlent à une même mission : réparer pour donner une seconde les quelque 2 000 vêtements qui transitent chaque mois à l’usine. Ils proviennent uniquement de marques sportives partenaires telles que Patagonia, Lululemon, ou encore Decathlon.
Au-dessus de leurs têtes, deux grandes bannières « Fix it » et « Wear it » donnent le ton : pas question de gâchis ici, tout se recycle. Les boîtes dans lesquelles les vêtements sont envoyés à l’usine sont réutilisées pour la livraison. Et tout se répare, grâce à la main-d’œuvre expérimentée. Comme Ramzi Aloker, qui est ici depuis 10 ans. Dans son pays, il était déjà couturier. Mais à son arrivée aux Pays-Bas, trouver du travail était difficile : « Dans les pays arabes, il y a beaucoup de production textile. Mais ici aux Pays-Bas, c’est inexistant », raconte-t-il.
Une tendance confirmée par cette étude de quatre chercheurs de l’université d’Utrecht sur l’industrie sociale du textile et de l’habillement. Elle raconte que la délocalisation de la production textile européenne à rendu le métier de couturier obsolète. Heureusement pour ces entreprises, les travailleurs immigrés sont en grande partie des couturiers, comme ceux de l’United Repair Center.
Après des mois de recherche infructueuse, Ramzi finit donc par être contacté par l’United Repair Center, grâce à un partenariat avec la ville d’Amsterdam. « Dès qu’une personne s’enregistre à la mairie, elle passe un entretien où elle décrit ses compétences, ce qu’elle sait faire. Et si elle a un passé dans la couture, on la contacte pour un potentiel travail dans l’usine », m’explique Ton.
Même histoire pour Alina et Igor, qui, avant d’émigrer ensemble, tenaient une boutique de fabrication textile à Kiev. « Je cousais des vêtements, des rideaux, des nappes, je savais tout faire ! », explique Alina. « Je vendais à des grands noms de la société ukrainienne comme le chanteur Viktor Pavlik, vous le connaissez ? », demande-t-elle. Avant de confier dans un soupir : « J’ai laissé tout ça derrière moi quand la guerre a éclaté. » Elle se retourne vers son mari en riant : « Mais impossible de me séparer de lui ! Ça fait plus de 20 ans qu’on travaille ensemble. »
Jeudi falafels
La salle de repos est juste après les rangées de machine à coudre, où s’étend une table tout en longueur. Des tomates, de la salade et des herbes coupées finement, du houmous, des falafels, du halloumi, et des pains pitas sont disposés un peu partout. « Tous les jeudis, on demande à un traiteur de nous préparer des falafels, parce que la nourriture de chez nous ça nous manque », confie Ambrose, jeune palestinien qui a grandi à Abu Dhabi. Il n’a pas sa langue dans sa poche. « Je suis arrivée ici il y a deux ans parce que je suis gay et que j’essaye de survivre », dit-il d’un ton sarcastique. Passionnée de mode, le jeune homme contacte l’United Repair Center sur Instagram et décroche un stage. « Et maintenant, je suis coincé avec lui… », dit-il en roulant des yeux vers Ton.
Du haut de ses 20 ans, il multiplie les casquettes. À côté de son travail de gestionnaire des colis au sein de l’United Repair Center, le jeune homme suit des cours de styliste modéliste en ligne. « Je ne suis pas couturier , je suis designer ! », s’exclame-t-il en relevant fièrement le menton. « Je présente ma première pièce à la Fashion Week de Paris fin février », sourit-il.
Il est aussi traducteur à ses heures perdues : au milieu de la discussion, une jeune syrienne s’approche de lui et lui parle arabe. Ambrose traduit en anglais pour Ton : « Elle a besoin de prendre quelques jours de congés et elle aimerait partir mercredi, est-ce que ça te va ? » « Dis-lui qu’elle peut partir un jour plus tard » répond Ton. Une barrière de la langue qui touche tout le monde : à sa station, Alina, qui ne parle ni anglais ni néerlandais, confie écouter dans une oreillette des cours de néerlandais discrètement pendant son travail.
Car à l’United Repair Center, il n’est pas que question de travail, mais aussi d’intégration : « Malgré les différences de langues, de cultures, tout le monde réussit à travailler ensemble et surtout à s’entraider. C’est une étrange utopie ici », nous confie Ton plein d’admiration. « Comme on est une entreprise sociale, on veut les aider à trouver un travail certes, mais aussi à prendre pied dans cette ville, ce pays. On n’hésite donc pas à les aider pour toutes sortes de choses, comme quand ils ont besoin d’écrire un mail en néerlandais pour prendre rendez-vous chez le dentiste, ou faire leurs impôts », dit-il dans un sourire.
Une mission d’intégration que les Français ont l’habitude de voir dans les mains de l’État ou d’organismes publiques. Mais selon Philipp Karré, professeur de politique et société à l’université de Rotterdam et expert en entreprises sociales, ce système est typique des Pays-Bas. « Le système néerlandais est un peu compliqué, parce que contrairement à la France, il n’y a pas de distinction claire entre l’État, la société et les entreprises. » En clair, « l’État néerlandais exerce assez peu de missions, mais il finance des organismes ou des entreprises qui se chargent de réaliser des missions de service public pour lui ».
Un système où il y a tout à gagner, tant pour l’entrepreneur social que pour l’État avec qui il noue un contrat : « Quand je parle à des entrepreneurs sociaux, ils me disent : ce que je fais, je ne le fais pas nécessairement pour moi, mais parce que je veux contribuer à la société. Et pour l’entreprise, c’est un moyen d’obtenir un financement du gouvernement. »
« Piège social »
Une fois tout le monde installé, dans une cacophonie de rires et de couverts pour le déjeuner, Ramzi intime en arabe à ses collègues de se taire et montre à toute l’équipe comment réaliser le wrap parfait : deux falafels, beaucoup de légumes et d’huile pimentée.
Au milieu de la table s’assoit Thami Schweichler, le cocréateur du projet : « Quand je suis arrivée aux Pays-Bas, je me suis rendu compte que les immigrés étaient deux fois plus au chômage que les néerlandais, comment c’est possible ? ». Selon des chiffres de l’OCDE en 2022, il y avait 5,8 % de chômage chez les immigrés, contre 3,1 % chez les néerlandais. Avant de redoubler d’ambition : « On veut s’implanter partout dans le monde ! Parce que ce problème-là est global : les immigrés veulent travailler et s’intégrer. Il suffit de leur en donner la possibilité. »
Mais l’absence de cadre légal autour de cette étiquette brouille les pistes entre les entrepreneurs et le gouvernement qui les finance : « Aux Pays-Bas, si vous vouliez, vous pourriez dire que beaucoup, voire toutes les organisations sont des entreprises sociales, puisqu’elles se donnent l’étiquette toutes seules. Mais si vous recevez de l’argent du gouvernement, vous devez également montrer que vous investissez dans des causes sociales. Et ‘l’entreprise sociale’ est une super façon de le faire, parce que c’est hors du champ de vision du gouvernement », martèle le Pr Karré. « Il faut regarder ces entreprises de plus près et se demander ‘donnez-vous vraiment aux gens les moyens de s’améliorer ? Ou est-ce que votre modèle économique repose sur une main‑d’œuvre bon marché et subventionnée ? »
Une idée confirmée par l’étude des quatre chercheurs d’Utrecht, qui, en se basant sur des entretiens menés avec ces travailleurs, raconte qu’ « ils semblent avoir des emplois de moins bonne qualité et un bien-être familial plus faible. » Car même quand les migrants trouvent un emploi, ils sont souvent relégués à des postes que personne d’autre ne veut occuper, créant une sorte de « piège social ».