Dans cette ancienne île reliée à la terre depuis les années 1940, on pourrait croire que le temps s’est arrêté. La pêche et la prière rythment la vie de cette cité en vase clos de 20 000 habitants baptisée « la ville de Dieu ». Urk est le bastion du protestantisme le plus strict. Et pourtant, le monde extérieur s’infiltre lentement, grâce à une jeunesse bien différente de ses aînés.
Ce mercredi 14 février 2024 est une journée particulière à Urk. Mais ce n’est pas la Saint-Valentin qui déplace les foules, c’est le Biddag, une journée de prière pour le travail, rythmée par deux offices, et qui a historiquement lieu avant le grand départ en mer des pêcheurs. Avec ses 26 temples et sa vie quotidienne ultra-religieuse, l’endroit surprend aux Pays-Bas, où plus de 80 % des habitants ne se rendent jamais dans un lieu de culte.
Cette petite ville, au cœur de la ceinture de la Bible néerlandaise, a donc son propre jour férié. Les rues sont totalement vides. Il faut attendre la première messe de dix heures pour que la cité s’anime. Les familles se dirigent d’un pas pressé vers leur temple, en habit noir, jupe longue et chapeau pour les plus rigoristes. Dans l’église Petrakerk, les têtes blanches et grisonnantes garnissent les bancs. Pourtant à Urk, un tiers de la population à moins de 14 ans. Au centre de l’église, le cadet d’une famille de quatre enfants s’endort le front posé sur sa Bible, malgré les remontrances de son père. La scène illustre parfaitement le manque d’intérêt pour la religion de la nouvelle génération.
« Je ne vais plus à l’église »
Martin Oost, 17 ans, n’est pas allé prier ce jour-là. « Le Biddag ? Pour moi, c’est juste un jour férié, je ne sais même pas à quoi il correspond », explique-t-il dans un rire. Cheveux blonds légèrement sur le côté et sourire charmeur, il aimerait devenir prof de sport. Contrairement à beaucoup, ses parents l’ont laissé libre de sa pratique religieuse : « Je crois que c’est ça le ‘problème’. Avant, les parents forçaient les enfants à aller à l’église, mais cette habitude meurt à petit feu avec la nouvelle génération. »
À ce désintérêt est venu s’ajouter un changement d’habitude des parents. L’élément déclencheur : la pandémie de coronavirus. Pendant le confinement, les messes se tenaient en live sur Youtube. Encore aujourd’hui, nombreux sont les habitants qui ont préféré garder cette habitude, et renoncer à se déplacer. C’est d’ailleurs le cas de Eede, 73 ans, femme de ménage à la retraite. Son mari, Luub, va toujours au culte, mais elle préfère assister aux cérémonies depuis son iPad. Avec ces nouvelles habitudes, la tradition d’aller à la messe en famille diminue.
L’autre « nouveauté » qui a révolutionné le quotidien d’Urk, c’est l’arrivée tardive d’Internet. Le smartphone, qu’on voyait très peu dans l’ancienne île il y a quelques années, est aujourd’hui un objet du quotidien pour beaucoup. Seule la branche la plus rigoriste d’Urk s’y refuse toujours – sauf pour le travail. Via les écrans, c’est le monde extérieur qui s’infiltre dans cette ville ultra-séculaire, qui avait pourtant jusque-là mis un point d’honneur à ne pas le laisser entrer.
Des traditions qui se meurent
Au cœur des traditions à Urk : la pêche. Sur le drapeau de la ville flotte fièrement un aiglefin sur fond bleu et rouge. Des dizaines d’industries de poisson marchent à plein régime et représentent le poumon de l’économie urkoise. D’ailleurs, on compte une seule école secondaire ici : l’école de pêche. Mais depuis le rattachement de l’île à la terre, en 1940, le métier a complètement changé. Les petits bateaux de pêche locaux doivent aller plus loin en mer et ne font plus le poids face aux énormes chalutiers norvégiens, français ou anglais. La ville s’est transformée et vit maintenant principalement de la mise en boîte du poisson. C’est aujourd’hui un centre halieutique majeur des Pays-Bas.
Les départs loin de la famille, le risque de mourir en mer, le rythme effréné de la vie sur un bâteau… La jeunesse en est maintenant épargnée. Evert, 53 ans, baigne dans la pêche depuis toujours. Voilà deux ans qu’il travaille à la cantine de l’usine de mise en boîte de saumon Zalmhuys Fresh, après avoir dû vendre son bateau, sur lequel il pêchait avec son fils. Sa santé l’y avait obligé – des problèmes d’hypertension artérielle. Le métier était très dur. En une semaine, certains matelots pouvaient dormir moins de douze heures au total… Maintenant, les conditions de travail sont bien plus agréables. Dans les usines, « la vie est trop facile pour les jeunes », ose même Evert.
Les possibilités de métier se multiplient désormais pour les jeunes. La société s’est modernisée, maintenant ils font de plus longues études, s’en vont loin et pensent moins à la prière et aux traditions. Malgré cela, rares sont les enfants d’Urk à partir s’installer ailleurs définitivement. Une Urkoise de 28 ans qui souhaite rester anonyme raconte qu’elle était partie il y a quelques années pour étudier dans une grande ville. Si le diplôme devait lui prendre quatre ans, elle est finalement revenue au bout de six mois : « Urk me manquait trop ».
« En vérité, tout le monde sait… »
17h30, en plein milieu de la deuxième messe de la journée, une bande de cinq jeunes passe, scooter levé sur la roue arrière et musique à fond. Ils s’en vont vers le port. C’est dans la zone industrielle voisine que depuis quelques années les jeunes s’amusent et prennent des drogues. Un véritable problème en ville et un phénomène « nouveau », selon Martin, qui s’en tient éloigné. Le port est un endroit privilégié pour le trafic de drogues, principalement l’ecstasy, qui arrive à Urk pour se déverser ensuite dans toute la région du Flevoland. Certaines pilules sont modelées à l’effigie de Donald Trump. On les appelle « trumpies ». D’autres variantes existent, prenant la forme du logo du FC Barcelone. Même si tout cela se passe en cachette, personne n’est dupe : « En vérité tout le monde sait ça à Urk, mais c’est plus simple de faire semblant de ne pas voir », explique Martin.