Urk © Alix Ostian / Kanaal

Urk : une ville rattrapée par le temps

Dans cette ancienne île reliée à la terre depuis les années 1940, on pour­rait croire que le temps s’est arrê­té. La pêche et la prière rythment la vie de cette cité en vase clos de 20 000 habi­tants bap­ti­sée « la ville de Dieu ». Urk est le bas­tion du pro­tes­tan­tisme le plus strict. Et pour­tant, le monde exté­rieur s’infiltre len­te­ment, grâce à une jeu­nesse bien dif­fé­rente de ses aînés. 

Ce mer­cre­di 14 février 2024 est une jour­née par­ti­cu­lière à Urk. Mais ce n’est pas la Saint-Valen­tin qui déplace les foules, c’est le Bid­dag, une jour­née de prière pour le tra­vail, ryth­mée par deux offices, et qui a his­to­ri­que­ment lieu avant le grand départ en mer des pêcheurs. Avec ses 26 temples et sa vie quo­ti­dienne ultra-reli­gieuse, l’endroit sur­prend aux Pays-Bas, où plus de 80 % des habi­tants ne se rendent jamais dans un lieu de culte.

Cette petite ville, au cœur de la cein­ture de la Bible néer­lan­daise, a donc son propre jour férié. Les rues sont tota­le­ment vides. Il faut attendre la pre­mière messe de dix heures pour que la cité s’anime. Les familles se dirigent d’un pas pres­sé vers leur temple, en habit noir, jupe longue et cha­peau pour les plus rigo­ristes. Dans l’é­glise Petra­kerk, les têtes blanches et gri­son­nantes gar­nissent les bancs. Pour­tant à Urk, un tiers de la popu­la­tion à moins de 14 ans. Au centre de l’église, le cadet d’une famille de quatre enfants s’en­dort le front posé sur sa Bible, mal­gré les remon­trances de son père. La scène illustre par­fai­te­ment le manque d’intérêt pour la reli­gion de la nou­velle géné­ra­tion.

Le temple Jachin Boaz­kerk. © Alix Ostian / Kanaal

« Je ne vais plus à l’église » 

Mar­tin Oost, 17 ans, n’est pas allé prier ce jour-là. « Le Bid­dag ? Pour moi, c’est juste un jour férié, je ne sais même pas à quoi il cor­res­pond », explique-t-il dans un rire. Che­veux blonds légè­re­ment sur le côté et sou­rire char­meur, il aime­rait deve­nir prof de sport. Contrai­re­ment à beau­coup, ses parents l’ont lais­sé libre de sa pra­tique reli­gieuse : « Je crois que c’est ça le ‘pro­blème’. Avant, les parents for­çaient les enfants à aller à l’église, mais cette habi­tude meurt à petit feu avec la nou­velle géné­ra­tion. »  

À ce dés­in­té­rêt est venu s’ajouter un chan­ge­ment d’habitude des parents. L’élément déclen­cheur : la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus. Pen­dant le confi­ne­ment, les messes se tenaient en live sur You­tube. Encore aujourd’hui, nom­breux sont les habi­tants qui ont pré­fé­ré gar­der cette habi­tude, et renon­cer à se dépla­cer. C’est d’ailleurs le cas de Eede, 73 ans, femme de ménage à la retraite. Son mari, Luub, va tou­jours au culte, mais elle pré­fère assis­ter aux céré­mo­nies depuis son iPad. Avec ces nou­velles habi­tudes, la tra­di­tion d’aller à la messe en famille dimi­nue. 

L’autre « nou­veau­té » qui a révo­lu­tion­né le quo­ti­dien d’Urk, c’est l’arrivée tar­dive d’Internet. Le smart­phone, qu’on voyait très peu dans l’ancienne île il y a quelques années, est aujourd’hui un objet du quo­ti­dien pour beau­coup. Seule la branche la plus rigo­riste d’Urk s’y refuse tou­jours – sauf pour le tra­vail. Via les écrans, c’est le monde exté­rieur qui s’infiltre dans cette ville ultra-sécu­laire, qui avait pour­tant jusque-là mis un point d’honneur à ne pas le lais­ser entrer.

Martin Oost sur le bateau de son père @alixostian
Mar­tin Oost sur le bateau de son père. © Alix Ostian / Kanaal

Des traditions qui se meurent

Au cœur des tra­di­tions à Urk : la pêche. Sur le dra­peau de la ville flotte fiè­re­ment un aigle­fin sur fond bleu et rouge. Des dizaines d’industries de pois­son marchent à plein régime et repré­sentent le pou­mon de l’économie urkoise. D’ailleurs, on compte une seule école secon­daire ici : l’école de pêche. Mais depuis le rat­ta­che­ment de l’île à la terre, en 1940, le métier a com­plè­te­ment chan­gé. Les petits bateaux de pêche locaux doivent aller plus loin en mer et ne font plus le poids face aux énormes cha­lu­tiers nor­vé­giens, fran­çais ou anglais. La ville s’est trans­for­mée et vit main­te­nant prin­ci­pa­le­ment de la mise en boîte du pois­son. C’est aujourd’hui un centre halieu­tique majeur des Pays-Bas. 

Les départs loin de la famille, le risque de mou­rir en mer, le rythme effré­né de la vie sur un bâteau… La jeu­nesse en est main­te­nant épar­gnée. Evert, 53 ans, baigne dans la pêche depuis tou­jours. Voi­là deux ans qu’il tra­vaille à la can­tine de l’usine de mise en boîte de sau­mon Zalm­huys Fresh, après avoir dû vendre son bateau, sur lequel il pêchait avec son fils. Sa san­té l’y avait obli­gé – des pro­blèmes d’hypertension arté­rielle. Le métier était très dur. En une semaine, cer­tains mate­lots pou­vaient dor­mir moins de douze heures au total… Main­te­nant, les condi­tions de tra­vail sont bien plus agréables. Dans les usines, « la vie est trop facile pour les jeunes », ose même Evert.

Evert dans l’usine Zalmhuys Fresh. @alixostian
Evert dans l’usine Zalm­huys Fresh. © Alix Ostian / Kanaal

Les pos­si­bi­li­tés de métier se mul­ti­plient désor­mais pour les jeunes. La socié­té s’est moder­ni­sée, main­te­nant ils font de plus longues études, s’en vont loin et pensent moins à la prière et aux tra­di­tions. Mal­gré cela, rares sont les enfants d’Urk à par­tir s’installer ailleurs défi­ni­ti­ve­ment. Une Urkoise de 28 ans qui sou­haite res­ter ano­nyme raconte qu’elle était par­tie il y a quelques années pour étu­dier dans une grande ville. Si le diplôme devait lui prendre quatre ans, elle est fina­le­ment reve­nue au bout de six mois : « Urk me man­quait trop »

« En vérité, tout le monde sait… »

17h30, en plein milieu de la deuxième messe de la jour­née, une bande de cinq jeunes passe, scoo­ter levé sur la roue arrière et musique à fond. Ils s’en vont vers le port. C’est dans la zone indus­trielle voi­sine que depuis quelques années les jeunes s’amusent et prennent des drogues. Un véri­table pro­blème en ville et un phé­no­mène « nou­veau », selon Mar­tin, qui s’en tient éloi­gné. Le port est un endroit pri­vi­lé­gié pour le tra­fic de drogues, prin­ci­pa­le­ment l’ecs­ta­sy, qui arrive à Urk pour se déver­ser ensuite dans toute la région du Fle­vo­land. Cer­taines pilules sont mode­lées à l’effigie de Donald Trump. On les appelle « trum­pies ». D’autres variantes existent, pre­nant la forme du logo du FC Bar­ce­lone. Même si tout cela se passe en cachette, per­sonne n’est dupe : « En véri­té tout le monde sait ça à Urk, mais c’est plus simple de faire sem­blant de ne pas voir », explique Mar­tin.

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