Les Pays-Bas occupent la première place en nombre de femmes à temps partiel en Europe. La médaille a toutefois un revers : la dépendance financière des Néerlandaises. Reportage à la sortie d’une école où les mamans sont surreprésentées.
15h00
Les parents fourmillent devant l’école primaire Daltonschool de Meer dans le quartier résidentiel du Sud d’Amsterdam. Les mamans sont là, plus nombreuses que les papas.
Leila est la première à braver le temps pluvieux d’Amsterdam pour aller chercher son enfant à l’école. Un écouteur encore enfoncé dans l’oreille et emmitouflée dans une doudoune noire, elle attend. Les plus cyniques diront qu’elle a le temps. « Je travaille 24 heures par semaine, c’est le minimum ». Cette mère célibataire de 28 ans est aide à domicile à temps partiel pour les personnes souffrant de troubles psychologiques.
Une frontière invisible divise la foule de parents. Les part-time et les full-time. Comprenez : les travailleurs à temps partiel et ceux à temps plein. Aux Pays-Bas, sept femmes sur dix travaillent à temps partiel contre un homme sur trois. Avant 15h, Leila a dû quitter son poste pour s’occuper de ses enfants. L’école finit tôt, les parents aussi. « Ils ne font rien pour qu’on travaille plus ». Leila parle du gouvernement néerlandais qui lui verse des allocations familiales au vu de ses revenus. C’est comme ça qu’elle joint les deux bouts. « Si je travaille plus, j’aurais moins d’aide, c’est compliqué ». Une situation que constate Het Potentieel Pakkeb, une organisation gouvernementale chargée d’étendre les contrats des Néerlandais à temps partiel.
«C’est un véritable système traditionnel ici»
Leila est rejointe par Natasha, 39 ans, avocate, elle aussi à temps partiel. 32 heures par semaine, presque un temps plein français. Côte à côte les deux guetteuses observent la cour se remplir. La jeune divorcée se rappelle une discussion avec son ex. À l’époque Leila gagne plus que son partenaire et lui propose de passer full-time et lui part-time. « Il m’a répondu que ce n’était pas son rôle. C’est un véritable système traditionnel ici ».
15h15
Le lâcher de poissons démarre à la Daltonschool de Meer.
Maria tente de garder toute sa tribu autour d’elle. « Quatre enfants c’est du boulot ». Les sacs à dos s’entassent dans un vélo-cargo. La laborantine en clinique esthétique est à temps partiel. Elle souffle quand on lui parle des part-time princesses – néologisme pour décrire les Néerlandaises à temps partiel qui pourraient passer à plein temps. « Prendre soin de ses enfants ou de ses parents c’est aussi du travail qui devrait être considéré ou payé ». Reprocher aux femmes de ne pas assez travailler est une tendance récente. Elle fait suite aux manque de personnels dans de nombreux emplois tels que la santé ou l’enseignement.
L’association étatique Het Potentieel Pakkeb (HPP) tente justement d’élargir les contrats des personnes à temps partiel dans ces domaines afin de lutter contre la pénurie. « On travaille avec 99% de femmes, qui sont surreprésentées dans ces secteurs d’activités » estime Rinske, employée chez HPP. Selon elle, 24% des travailleurs à temps partiel souhaiterait travailler plus si cela se faisait dans un cadre sain. « La plupart des gens sont part-time parce qu’ils ne connaissent rien d’autre, assène Rinske, c’est quelque chose de culturel ». HPP est guidée par une théorie : « Si tous les gens à temps partiel dans les domaines de l’éducation et du soin travaillaient une heure de plus, il n’y aurait plus de pénurie aux Pays Bas ».
Devant la Daltonschool de Meer, chaque parent tient le classeur de son enfant entre les mains – sorte de bulletin. Ils le lisent scrupuleusement tout en écoutant leur progéniture raconter le feuilleton de la cour de récré. « Je n’aimais pas laisser mes enfants à la garderie après l’école » se souvient Maria. Confier l’éducation de son enfant à un tiers est un concept peu apprécié des Néerlandais.
Pour la sociologue Wil Portegijs, le taux élevé de femmes à temps partiel est structurel aux Pays-Bas. Les Néerlandaises sont entrées tardivement sur le marché du travail, et pour rendre la tâche plus attractive, les employeurs ont proposé le temps partiel. « Cela prenait en compte que les femmes avaient autre chose à faire après, c’était excellent »
« J’étais pas encore maman, je culpabilisais déjà »
Légalisation du cannabis et encadrement de la prostitution, les Pays-Bas bénéficient d’une image progressiste. Pourtant, côté féminisme, la tendance est inversée, selon la sociologue. « C’est une menace pour l’indépendance des femmes. Elles gagnent moins que leurs partenaires et leurs carrières sont pénalisées ».
15h30
« Travailler à plein temps c’est mal vu ici ». Adeline sait de quoi elle parle. Elle a récupéré sa cadette, Livia, à Daltonschool de Meer qui est désormais à son cours de piano.
Pause dans le quotidien chargé de cette psychologue et mère de trois filles âgées de 10 à 15 ans. Quinze minutes de vélo plus tard, Adeline pose son pardessus de pluie sur une chaise d’un café. Un thé aux gingembre réchauffe ses mains glacées par la pluie d’Amsterdam. Expatriée aux Pays-Bas depuis sa majorité, Adeline a été confrontée au « clash culturel » du temps partiel, comme elle l’appelle. Dès ses 24 ans, l’ancienne parisienne est la seule de ses amies à être à temps plein. « Je ne m’étais jamais posé la question si j’allais travailler à mi-temps ». Elle évolue en tant que psychologue à la Cour pénale internationale, toujours à temps plein. Ce nouveau modèle choque la Française : « Ces femmes ne sont pas indépendantes de leur mari, financièrement. Mais cela ne leur pose pas de problème ». A l’époque de sa grossesse, Adeline et son compagnon se renseignent pour inscrire leur futur enfant en crèche toute la semaine. « Logique, je travaillais cinq jours ». Sa démarche est mal vue par la garderie. « On m’a dit : « on ne prend pas cinq jours parce qu’on pense que c’est pas bon pour le développement de l’enfant ». J’étais pas encore maman, je culpabilisais déjà ».
Avec l’arrivée de sa deuxième fille, Adeline passe à temps partiel. « Mon mari gagnait plus, ça a été d’un commun accord. C’est le cas de la majorité des Néerlandaises ». Elle s’occupe de ses enfants le mercredi et le vendredi après-midi. Le planning est chargé : « J’ai deux agendas. Un personnel, et un pour la famille ». Elle fait défiler les cases horodatées minutieusement remplies sur son téléphone. « L’aînée doit aller chez l’ortho, là il y a la soirée parents-profs, ensuite les entraînements des filles …»
Passer part-time n’a pas été simple. « Je pleurais devant ma fiche de paie, ironise-t-elle. J’ai perdu 10 000 euros par an .» Elle pose la tasse sur la table après une brève gorgée. « Les Pays-Bas ne sont pas féministes. Ça a l’air hyper égalitaire, mais pour moi cela ne l’est pas.»
15h45
Les vélos cargos jaunes sont sur le départ. Devant l’école Dalton School de Meer les derniers enfants se placent dans leurs minibus sans moteurs, direction la garderie. Ils auront pour chauffeur Jasper et Lars, deux employés de la grande entreprise Woest Zuid avec plus de vingt antennes dans Amsterdam.
Quand on leur demande s’il est facile d’avoir une place chez eux, ils pouffent. « Non, il y a une liste d’attente de plus d’un an et demi ».
Le manque de place en crèche et garderie est monnaie courante aux Pays-Bas. Adeline a expérimenté ce problème, structurel au système à temps partiel. « Je comprend qu’une femme qui gagne peu fasse le choix de travailler moins, parce que tout son salaire passe en garderie. Les jours où elle ne travaille pas, elle a les enfants avec elle, donc elles ne paie pas ». Un choix qui trouve ses limites sur le long terme. Lorsqu’il faut compter ses heures pour l’assurance retraite, les calculs ne sont pas favorables aux femmes ayant travaillé majoritairement à temps partiel.
Les pères prennent le relais
16h00
Il n’y a plus personne devant le parvis de l’école. Timo, irréductible Néerlandais, joue dans le city d’en face avec son fils.
Le papa est aussi à temps partiel, et vient de récupérer son fils à la Dalton School de Meer. « C’était surtout les femmes qui se chargeaient de ça, mais il y a de plus en plus d’hommes à temps partiel ». Pendant que son fils gesticule sous le panier de basket, Timo fait onduler un yoyo de sa main droite. « Je vois de plus en plus de pères à la sortie de l’école depuis une dizaine d’années et plusieurs de mes collègues prennent des congés ». Aux Pays-Bas, on appelle ça le «papadag», littéralement jour où les pères prennent leur journée pour s’occuper des enfants. Il n’existe pas encore de «mamadag».
16h15
La Dalton School de Meer est vide et ses alentours aussi. Soir de vacances oblige, le temps libre fait s’éloigner les écoliers vers leur maison et leurs multiples activités. A quelques pas, Adeline a payé son thé et se prépare à remonter à vélo.
Regard un peu exaspéré vers le ciel gris d’Amsterdam qui présage un trajet pluvieux. La tête vers les nuages, la mère rêve à l’avenir de ses trois filles. « Pourquoi pas médecin ou avocate ? Ce que je souhaite, c’est que si elles décident d’être à temps partiel, ce sera leur choix, et celui de personne d’autre ».