Amsterdam
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Néerlandaises à temps partiel, chargées à temps plein

Les Pays-Bas occupent la pre­mière place en nombre de femmes à temps par­tiel en Europe. La médaille a tou­te­fois un revers : la dépen­dance finan­cière des Néer­lan­daises. Repor­tage à la sor­tie d’une école où les mamans sont sur­re­pré­sen­tées.

15h00

Les parents four­millent devant l’école pri­maire Dal­ton­school de Meer dans le quar­tier rési­den­tiel du Sud d’Amsterdam. Les mamans sont là, plus nom­breuses que les papas.

Aux Pays-Bas, 70% des femmes sont à temps par­tiel © Anaïs Godard / Kanaal

Lei­la est la pre­mière à bra­ver le temps plu­vieux d’Amsterdam pour aller cher­cher son enfant à l’école. Un écou­teur encore enfon­cé dans l’oreille et emmi­tou­flée dans une dou­doune noire, elle attend. Les plus cyniques diront qu’elle a le temps. « Je tra­vaille 24 heures par semaine, c’est le mini­mum ». Cette mère céli­ba­taire de 28 ans est aide à domi­cile à temps par­tiel pour les per­sonnes souf­frant de troubles psy­cho­lo­giques. 

Une fron­tière invi­sible divise la foule de parents. Les part-time et les full-time. Com­pre­nez : les tra­vailleurs à temps par­tiel et ceux à temps plein. Aux Pays-Bas, sept femmes sur dix tra­vaillent à temps par­tiel contre un homme sur trois. Avant 15h, Lei­la a dû quit­ter son poste pour s’occuper de ses enfants. L’école finit tôt, les parents aus­si.  « Ils ne font rien pour qu’on tra­vaille plus ». Lei­la parle du gou­ver­ne­ment néer­lan­dais qui lui verse des allo­ca­tions fami­liales au vu de ses reve­nus. C’est comme ça qu’elle joint les deux bouts. « Si je tra­vaille plus, j’aurais moins d’aide, c’est com­pli­qué ». Une situa­tion que constate Het Poten­tieel Pak­keb, une orga­ni­sa­tion gou­ver­ne­men­tale char­gée d’é­tendre les contrats des Néer­lan­dais à temps par­tiel.  

« Huit jours à la gar­de­rie c’est 500 euros » explique Lei­la (à droite) à Nata­sha (à gauche) © Anaïs Godard / Kanaal

«C’est un véritable système traditionnel ici»

Lei­la est rejointe par Nata­sha, 39 ans, avo­cate, elle aus­si à temps par­tiel. 32 heures par semaine, presque un temps plein fran­çais. Côte à côte les deux guet­teuses observent la cour se rem­plir. La jeune divor­cée se rap­pelle une dis­cus­sion avec son ex. À l’époque Lei­la gagne plus que son par­te­naire et lui pro­pose de pas­ser full-time et lui part-time. « Il m’a répon­du que ce n’était pas son rôle. C’est un véri­table sys­tème tra­di­tion­nel ici ». 

15h15


Le lâcher de pois­sons démarre à  la Dal­ton­school de Meer.

Maria tente de gar­der toute sa tri­bu autour d’elle. « Quatre enfants c’est du bou­lot ». Les sacs à dos s’entassent dans un vélo-car­go. La labo­ran­tine en cli­nique esthé­tique est à temps par­tiel. Elle souffle quand on lui parle des part-time prin­cesses – néo­lo­gisme pour décrire les Néer­lan­daises à temps par­tiel qui pour­raient pas­ser à plein temps. « Prendre soin de ses enfants ou de ses parents c’est aus­si du tra­vail qui devrait être consi­dé­ré ou payé ». Repro­cher aux femmes de ne pas assez tra­vailler est une ten­dance récente. Elle fait suite aux manque de per­son­nels dans de nom­breux emplois tels que la san­té ou l’enseignement.

Pour Maria, la situa­tion évo­lue : « Ma mère res­tait à la mai­son et ne tra­vaillait pas » © Anaïs Godard / Kanaal

L’association éta­tique Het Poten­tieel Pak­keb (HPP) tente jus­te­ment d’élargir les contrats des per­sonnes à temps par­tiel dans ces domaines afin de lut­ter contre la pénu­rie. « On tra­vaille avec 99% de femmes, qui sont sur­re­pré­sen­tées dans ces sec­teurs d’activités » estime Rinske, employée chez HPP. Selon elle, 24% des tra­vailleurs à temps par­tiel sou­hai­te­rait tra­vailler plus si cela se fai­sait dans un cadre sain. « La plu­part des gens sont part-time parce qu’ils ne connaissent rien d’autre, assène Rinske, c’est quelque chose de cultu­rel ». HPP est gui­dée par une théo­rie : « Si tous les gens à temps par­tiel dans les domaines de l’é­du­ca­tion et du soin tra­vaillaient une heure de plus, il n’y aurait plus de pénu­rie aux Pays Bas ».

Devant la Dal­ton­school de Meer, chaque parent tient le clas­seur de son enfant entre les mains – sorte de bul­le­tin. Ils le lisent scru­pu­leu­se­ment tout en écou­tant leur pro­gé­ni­ture racon­ter le feuille­ton de la cour de récré. « Je n’aimais pas lais­ser mes enfants à la gar­de­rie après l’école » se sou­vient Maria. Confier l’éducation de son enfant à un tiers est un concept peu appré­cié des Néer­lan­dais.

Pour la socio­logue Wil Por­te­gi­js, le taux éle­vé de femmes à temps par­tiel est struc­tu­rel aux Pays-Bas. Les Néer­lan­daises sont entrées tar­di­ve­ment sur le mar­ché du tra­vail, et pour rendre la tâche plus attrac­tive, les employeurs ont pro­po­sé le temps par­tiel. « Cela pre­nait en compte que les femmes avaient autre chose à faire après, c’était excellent »

Les Pays-Bas : record du temps par­tiel © Anaïs Godard / Kanaal

« J’étais pas encore maman, je culpabilisais déjà »

Léga­li­sa­tion du can­na­bis et enca­dre­ment de la pros­ti­tu­tion, les Pays-Bas béné­fi­cient d’une image pro­gres­siste. Pour­tant, côté fémi­nisme, la ten­dance est inver­sée, selon la socio­logue. « C’est une menace pour l’indépendance des femmes. Elles gagnent moins que leurs par­te­naires et leurs car­rières sont péna­li­sées ».

15h30


« Tra­vailler à plein temps c’est mal vu ici ». Ade­line sait de quoi elle parle. Elle a récu­pé­ré sa cadette, Livia, à Dal­ton­school de Meer qui est désor­mais à son cours de pia­no.

Pause dans le quo­ti­dien char­gé de cette psy­cho­logue et mère de trois filles âgées de 10 à 15 ans. Quinze minutes de vélo plus tard, Ade­line pose son par­des­sus de pluie sur une chaise d’un café. Un thé aux gin­gembre réchauffe ses mains gla­cées par la pluie d’Amsterdam. Expa­triée aux Pays-Bas depuis sa majo­ri­té, Ade­line a été confron­tée au « clash cultu­rel » du temps par­tiel, comme elle l’appelle. Dès ses 24 ans, l’an­cienne pari­sienne est la seule de ses amies à être à temps plein. « Je ne m’étais jamais posé la ques­tion si j’allais tra­vailler à mi-temps ». Elle évo­lue en tant que psy­cho­logue à la Cour pénale inter­na­tio­nale, tou­jours à temps plein. Ce nou­veau modèle choque la Fran­çaise : « Ces femmes ne sont pas indé­pen­dantes de leur mari, finan­ciè­re­ment. Mais cela ne leur pose pas de pro­blème ». A l’époque de sa gros­sesse, Ade­line et son com­pa­gnon se ren­seignent pour ins­crire leur futur enfant en crèche toute la semaine. « Logique, je tra­vaillais cinq jours ». Sa démarche est mal vue par la gar­de­rie. « On m’a dit : « on ne prend pas cinq jours parce qu’on pense que c’est pas bon pour le déve­lop­pe­ment de l’enfant ». J’étais pas encore maman, je culpa­bi­li­sais déjà ».

Avec l’arrivée de sa deuxième fille, Ade­line passe à temps par­tiel. « Mon mari gagnait plus, ça a été d’un com­mun accord. C’est le cas de la majo­ri­té des Néer­lan­daises ». Elle s’occupe de ses enfants le mer­cre­di et le ven­dre­di après-midi. Le plan­ning est char­gé : « J’ai deux agen­das. Un per­son­nel, et un pour la famille ». Elle fait défi­ler les cases horo­da­tées minu­tieu­se­ment rem­plies sur son télé­phone. « L’aî­née doit aller chez l’ortho, là il y a la soi­rée parents-profs, ensuite les entraî­ne­ments des filles …»


Pas­ser part-time n’a pas été simple. « Je pleu­rais devant ma fiche de paie, iro­nise-t-elle. J’ai per­du 10 000 euros par an .» Elle pose la tasse sur la table après une brève gor­gée. « Les Pays-Bas ne sont pas fémi­nistes. Ça a l’air hyper éga­li­taire, mais pour moi cela ne l’est pas.»

15h45

Les vélos car­gos jaunes sont sur le départ. Devant l’école Dal­ton School de Meer les der­niers enfants se placent dans leurs mini­bus sans moteurs, direc­tion la gar­de­rie. Ils auront pour chauf­feur Jas­per et Lars, deux employés de la grande entre­prise Woest Zuid avec plus de vingt antennes dans Amster­dam.

Lars (à gauche) et Jas­per (à droite) viennent récu­pé­rer les enfants pour la gar­de­rie dans leur vélo © Anaïs Godard / Kanaal

Quand on leur demande s’il est facile d’avoir une place chez eux, ils pouffent. « Non, il y a une liste d’attente de plus d’un an et demi ».

Le manque de place en crèche et gar­de­rie est mon­naie cou­rante aux Pays-Bas. Ade­line a expé­ri­men­té ce pro­blème, struc­tu­rel au sys­tème à temps par­tiel. « Je com­prend qu’une femme qui gagne peu fasse le choix de tra­vailler moins, parce que tout son salaire passe en gar­de­rie. Les jours où elle ne tra­vaille pas, elle a les enfants avec elle, donc elles ne paie pas ». Un choix qui trouve ses limites sur le long terme. Lors­qu’il faut comp­ter ses heures pour l’assurance retraite, les cal­culs ne sont pas favo­rables aux femmes ayant tra­vaillé majo­ri­tai­re­ment à temps par­tiel. 

Les pères prennent le relais

« Je vois de plus en plus de pères à la sor­tie de l’é­cole » © Anaïs Godard / Kanaal

16h00

Il n’y a plus per­sonne devant le par­vis de l’école. Timo, irré­duc­tible Néer­lan­dais, joue dans le city d’en face avec son fils.

Le papa est aus­si à temps par­tiel, et vient de récu­pé­rer son fils à la Dal­ton School de Meer. « C’était sur­tout les femmes qui se char­geaient de ça, mais il y a de plus en plus d’hommes à temps par­tiel ». Pen­dant que son fils ges­ti­cule sous le panier de bas­ket, Timo fait ondu­ler un yoyo de sa main droite. « Je vois de plus en plus de pères à la sor­tie de l’é­cole depuis une dizaine d’an­nées et plu­sieurs de mes col­lègues prennent des congés ».  Aux Pays-Bas, on appelle ça le «papa­dag», lit­té­ra­le­ment jour où les pères prennent leur jour­née pour s’occuper des enfants. Il n’existe pas encore de «mama­dag».

16h15

La Dal­ton School de Meer est vide et ses alen­tours aus­si. Soir de vacances oblige, le temps libre fait s’éloigner les éco­liers vers leur mai­son et leurs mul­tiples acti­vi­tés. A quelques pas, Ade­line a payé son thé et se pré­pare à remon­ter à vélo.

Regard un peu exas­pé­ré vers le ciel gris d’Amsterdam qui pré­sage un tra­jet plu­vieux. La tête vers les nuages, la mère rêve à l’avenir de ses trois filles.  « Pour­quoi pas méde­cin ou avo­cate ? Ce que je sou­haite, c’est que si elles décident d’être à temps par­tiel, ce sera leur choix, et celui de per­sonne d’autre ».