Delft et Amsterdam © Tanguy Mantovani / Kanaal

Le modèle Verstappen

Dans la traî­née du suc­cès de Max Vers­tap­pen, triple cham­pion du monde de For­mule 1, une géné­ra­tion de jeunes pilotes néer­lan­dais de kar­ting se forme, les dents longues et les yeux rivés sur la caté­go­rie reine du sport auto­mo­bile. Mais les appe­lés seront plus nom­breux que les élus.

Seuls les cris­se­ments stri­dents des pneus per­turbent la quié­tude du Race­Pla­net Kar­ting de Delft, bien vide en ce début de ven­dre­di après-midi. Cesc Pie­terse, 11 ans, enchaîne qua­si seul les tours de piste, la mine impé­né­trable sous son casque aux rayures dorées. Pour cet habi­tué des kar­tings de com­pé­ti­tion taillés pour la per­for­mance, reve­nir à des machines des­ti­nées à la loca­tion de loi­sir pour le grand public a un âpre goût de retour aux sources. Cette semaine, il aurait pour­tant dû être à Mariem­bourg, au sud de Char­le­roi, pour les tests de pré­sai­son du cham­pion­nat du Béné­lux de kar­ting. « Il s’est fait téles­co­per en course ce week-end, son kar­ting doit être répa­ré » explique Fen­na, sa mère.

« J’étais un peu frus­tré ce matin, mais c’est vite pas­sé » rela­ti­vise Cesc. Dans ce com­plexe au nord de Rot­ter­dam où il a connu ses pre­miers tours de roues avant de débu­ter la com­pé­ti­tion, il a un temps déte­nu le record de l’une des deux pistes. Pas de chance, seule la seconde est ouverte en début d’après-midi. « Je vais com­men­cer par apprendre le cir­cuit, puis je bat­trai le record » parie-t-il, sûr de lui. Au moment de réser­ver sa séance, sa mère l’a pré­sen­té comme un « pilote de kart pro­fes­sion­nel » à l’hô­tesse d’accueil et pour cause : l’année pas­sée, Cesc a ter­mi­né troi­sième du cham­pion­nat de mini kar­ting du Béné­lux dès sa pre­mière sai­son.

Un résul­tat pro­met­teur qui lui per­met d’accéder cette année à des kar­tings conçus pour les adultes. Et dans le pay­sage du sport auto­mo­bile néer­lan­dais, Cesc com­mence à se faire un nom. Contrai­re­ment à beau­coup de ses concur­rents du haut de tableau, aucun de ses parents n’a de lien avec l’automobile. Ce qui ne l’empêche pas de per­for­mer, et de faire l’objet de quelques com­pa­rai­sons qui ne l’enchantent pas : « Tout le monde m’appelle Mini Max, ou le pro­chain Max, mais je n’aime pas ça. Je veux être le pro­chain moi. » cer­ti­fie-t-il très sérieu­se­ment sous ses longs che­veux blonds tom­bant sur ses pom­mettes juvé­niles.

« Quand il est mécontent, il le dit »

Roc­co Coro­nel, 13 ans et déjà en cham­pion­nat d’Europe de kar­ting, a lui aus­si quelques simi­li­tudes avec le cham­pion du monde. Décrit comme l’un des pilotes néer­lan­dais les plus talen­tueux de sa géné­ra­tion, il les accueille cepen­dant avec un peu plus d’assentiment : « Tout le monde est fan de Max aux Pays-Bas. C’est une grande ins­pi­ra­tion pour tous les enfants, et pour moi aus­si. » Roc­co n’aurait pour­tant pas besoin de cher­cher bien loin pour trou­ver une figure tuté­laire : son père, Tom Coro­nel, a par­ti­ci­pé huit fois aux 24 heures du Mans et est tou­jours pilote pro­fes­sion­nel à 51 ans. Mais c’est bien une pho­to aux côtés de la Red Bull de Max Vers­tap­pen qui trône fiè­re­ment au som­met de son compte Ins­ta­gram. 

Roc­co Coro­nel (à gauche) a rem­por­té le cham­pion­nat de France junior, ouvert aux pilotes étran­gers, en 2023. © Tan­guy Man­to­va­ni / Kanaal

Sur les cir­cuits depuis plus de 30 ans, Tom Coro­nel est bluf­fé par le niveau de com­pé­ti­tion ren­con­tré par son fils dans les cham­pion­nats de kar­ting néer­lan­dais : « La géné­ra­tion qui arrive est dif­fé­rente de la mienne. Il y a beau­coup plus d’excellent pilotes. » Sweat-shirt arbo­rant le numé­ro 33 du triple cham­pion du monde de F1 sur le dos, le sou­riant chauve tisse un lien de cau­sa­li­té clair : « Il y a 20 ans, le sport auto­mo­bile était per­çu comme sale et dan­ge­reux. Et main­te­nant, grâce à Max, c’est deve­nu un sport popu­laire pour le public et les spon­sors. »

Depuis plu­sieurs décen­nies, Bas Kali­gis arpente les pistes de kar­ting d’Europe pour le compte de son média en ligne RaceX­press. Et pour lui aus­si, Max Vers­tap­pen n’est pas étran­ger à cette « grande géné­ra­tion » qui grouille sur les pistes néer­lan­daises : « C’est une excel­lente sti­mu­la­tion pour eux. Ils voient un pilote néer­lan­dais, d’un petit pays, atteindre la F1 à 18 ans et la gagner : cela devient pos­sible. »

En 74 ans de For­mule 1, jamais un pilote Oranje n’avait fait mieux que dixième à l’issue du cham­pion­nat. Et c’est Jos Vers­tap­pen, le propre père de Max, qui a réa­li­sé cette per­for­mance en 1994. En deve­nant le meilleur pilote du monde, Max pour­rait bien avoir bri­sé le pla­fond de verre qui confi­nait le sport auto­mo­bile néer­lan­dais : « Le kar­ting néer­lan­dais a tou­jours eu de grands pilotes qui ne sont jamais arri­vés en F1, ana­lyse Bas Kali­gis. A la fin des années 70, Peter Koene et Peter de Brui­jn ont été cham­pions du monde de kar­ting devant Ayr­ton Sen­na, mais ne sont jamais par­ve­nus à atteindre la For­mule 1. »

Ado­ré ou détes­té à l’étranger, la per­son­na­li­té de Max Vers­tap­pen a don­né le coup de pied dont la pépi­nière du sport auto­mo­bile néer­lan­dais avait besoin. Connu pour son tem­pé­ra­ment dédai­gneux après les courses, sa hargne sur la piste, celui qui a été le plus jeune pilote à débu­ter une course de For­mule 1 de l’Histoire décom­plexe une géné­ra­tion. Le jeune Roc­co Coro­nel en tête : « Quand il est mécon­tent, il le dit. C’est pour cela que tout le monde l’aime ici. »

« Cela devient possible »

Le monde de la com­pé­ti­tion, y com­pris pour les juniors, n’est pas le royaume du fair play. Fen­na Pie­terse, la mère de Cesc, raconte ain­si avoir eu la sur­prise de décou­vrir à l’issue d’une course réser­vée aux membres du club local de Rot­ter­dam que le moteur de son fils avait été sabo­té, vrai­sem­bla­ble­ment par un parent d’un de ses concur­rents, pour­tant tous licen­ciés au sein de la même asso­cia­tion. Un esprit de com­pé­ti­tion exa­cer­bé par l’envie de voir sa pro­gé­ni­ture réus­sir, mais aus­si par l’angoisse créée par les sommes mises en jeu. 

Pour une sai­son de kar­ting, les sommes peuvent atteindre une cen­taine de mil­liers d’euros. Comp­tez au moins 300.000 euros l’année de For­mule 4, pre­mière étape en mono­place sur la route de l’accession à la F1. « Le jour où Roc­co me dit qu’il veut faire du foot­ball, mama mia je serais béni, s’amuse Tom Coro­nel. C’est mille fois moins cher, et ça me pren­dra beau­coup moins de temps. »

Cesc Pie­terse n’a com­men­cé le kar­ting qu’en 2022, mais il dis­pose déjà d’une solide expé­rience. © Tan­guy Man­to­va­ni / Kanaal

Une bar­rière du prix qui stoppe les voca­tions, mais pas les rêves. Pro­prié­taire d’une piste de kar­ting de loca­tion grand public en paral­lèle de ses acti­vi­tés de pilote pro­fes­sion­nel, Tom Coro­nel voit défi­ler cette géné­ra­tion qui loue des kar­tings avec la For­mule 1 en tête : « On ren­contre beau­coup d’enfants qui veulent com­men­cer le kar­ting pour deve­nir comme lui. »

Sur les bords de la piste du Sil­vers­tone Kar­ting, en ban­lieue d’Amsterdam, quelques enfants attendent leur tour avec leurs parents. Ici, la séance est à 19 euros les 10 minutes. De quoi per­mettre à Mats, 10 ans, de goû­ter à son rêve : « Quand je serai grand, j’aimerais être comme lui. » sou­rit-il avec de grands yeux. Quelques minutes plus tard, Ruben, 8 ans à peine, et son père déboulent dans le com­plexe. « Pour l’instant, on voit si ça lui plaît, confie Arjen, son père, dans un anglais que son fils ne maî­trise pas encore. Mais per­sonne n’y connaît rien en méca­nique dans notre entou­rage, c’est com­pli­qué. »

Pour Ruben, les ques­tions se pose­ront plus tard. Après ses 10 minutes de kar­ting, l’enfant revient tout sou­rire en mimant encore d’avoir le volant dans les mains. Sa che­ve­lure blonde lui offre, lui-aus­si, un point com­mun avec Max. Et il est per­sua­dé de pou­voir en trou­ver un autre : « Un jour je serai cham­pion du monde », clame-t-il à son père, qui réflé­chit déjà à une solu­tion. Pour­quoi pas le gaming ?

Précurseur du e‑racing ?

Depuis quelques années, le cham­pion du monde dif­fuse en direct sur la pla­te­forme Twitch cer­taines de ses ses­sions sur des jeux vidéo de simu­la­tion de courses devant des dizaines de mil­liers de spec­ta­teurs. L’historien Sti­jn Keu­ris, qui a tra­vaillé sur l’influence de Max Vers­tap­pen, y voit une nou­velle branche de l’héritage du cham­pion du monde : « Le point clé de l’analyse de l’influence de Max Vers­tap­pen se mesure dans ce qu’il apporte au e‑racing. » Ne jamais s’arrêter de cou­rir, même vir­tuel­le­ment : une source d’inspiration sup­plé­men­taire pour Roc­co Coro­nel : « Dès qu’il a du temps libre, il fait du simu­la­teur, il fait du sport. Il veut gagner tout ce qu’il peut, ça se voit dans ses yeux. »

Entre la concur­rence nom­breuse, les sommes inves­ties, et le droit à l’er­reur qua­si­ment nul, ces enfants sont confron­tés à des pres­sions impor­tantes avant même d’en­trer au col­lège. © Tan­guy Man­to­va­ni / Kanaal

A Delft, les sirènes fixées aux quatre coins de la piste sonnent la fin de la séance. En des­cen­dant de son kart, Cesc Pie­terse laisse traî­ner son regard sur le grand écran ana­lo­gique affi­chant les chro­no­mé­trages. Meilleur tour : 29.6 sec. Pari per­du : le record du cir­cuit tient tou­jours. A peine déçu, il s’engouffre dans le lob­by du com­plexe et choi­sit une table avec vue sur piste pour siro­ter son lait fraise.

Son petit-frère, lui, se rue sur les jeux mobiles ins­tal­lés sur le télé­phone de sa mère. « C’est un vrai addict aux écrans » le taquine Cesc, tout sou­rire. Mais rapi­de­ment, les simu­la­teurs de ral­lye vin­tage pre­nant la pous­sière au fond de la salle trouvent à leur tour grâce à ses yeux. « Même quand il n’est pas sur la piste, il a envie de pilo­ter » explique sa mère en lui don­nant des pièces. Comme Max.

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