Amsterdam © Maxence Armant / Kanaal

Des artistes artificiels mènent leur révolution créative

Ouverte à Amster­dam en mars 2023, la Dead End Gal­le­ry est la pre­mière gale­rie d’art au monde à expo­ser des œuvres créées à par­tir d’intelligences arti­fi­cielles (IA). Ses fon­da­teurs entendent renou­ve­ler la créa­ti­vi­té artis­tique en pro­fi­tant de l’engouement autour de l’IA.

Constant Brink­man porte une com­bi­nai­son de peintre cou­leur bleu nuit. Un pan­neau stop amé­ri­cain est flo­qué sur la poche gauche de son vête­ment. Sur le losange jaune est ins­crit « Dead End » – cul-de sac en fran­çais –. Co-fon­da­teur de la pre­mière gale­rie d’art au monde à expo­ser des œuvres créées à par­tir d’intelligence arti­fi­cielle (IA), l’homme de 60 ans sou­rit. « Lorsque vous êtes dans un cul de sac, vous faîtes demi-tour et un nou­veau monde s’offre à vous. C’est exac­te­ment ce qu’il se passe avec l’art aujourd’hui », assure ce pas­sion­né d’innovation.

Sous une pluie de fais­ceaux LED, une quin­zaine de tableaux se suc­cèdent le long des murs rosâtres de la gale­rie Dead End, à côté de la gare cen­trale, en plein coeur d’Amsterdam. Les œuvres, impri­mées sur des Gal­le­ry Bond – des car­rés de métal de 80 cen­ti­mètres par 80 cen­ti­mètres recou­verts de plexi­glas – , ont presque toutes des accents futu­ristes et absurdes. 

Au fond de la gale­rie, The Cura­tor, un tableau d’Irisa Nova, accroche le regard. En l’observant, les visi­teurs sont hap­pés par les che­veux jaunes en forme de bulbe de l’un des per­son­nages. Plus intri­guant encore, sur le crâne chauve de son voi­sin au visage fer­mé, pousse une rose. Cette oeuvre éton­nante a été créée par une intel­li­gence arti­fi­cielle. Car Iri­sa Nova, l’artiste, dont les œuvres sont expo­sées à Ber­lin, New York ou Londres et se vendent entre 3 500 et 10 000 euros, n’est qu’une créa­tion algo­rith­mique. Le par­cours de la jeune femme, son his­toire, ses proches, dont Constant Brink­man parle sans cesse, ne sont qu’une inven­tion. Comme tous les autres artistes de la gale­rie.  

Même s’il ne peint rien, Constant Brink­man porte une com­bi­nai­son de peintre pour se don­ner un côté « absurde ». © Maxence Armant / Kanaal

À l’origine

Constant Brink­man et Paul Boo­kel­man, les deux fon­da­teurs du lieu, sont des amis de longue date. Ancien ana­lyste de don­nées pour le pre­mier et déve­lop­peur infor­ma­tique pour le second, ils exploitent la créa­ti­vi­té de leurs artistes arti­fi­ciels. Ces der­niers sont onze à être expo­sés dans l’ancien bureau des deux aco­lytes, recon­ver­ti en lieu d’exposition artis­tique.

Il y a deux ans, les deux hommes, pas­sion­nés d’informatique et d’art, ont don­né nais­sance à leurs artistes dépour­vus de chair à tra­vers des logi­ciels d’intelligence arti­fi­cielle tels que Mid­jour­ney, Dall‑E ou encore Stable Dif­fu­sion. Ces logi­ciels infor­ma­tiques invitent à conver­ser avec l’IA et génèrent des images basées sur les infor­ma­tions récol­tées. Ces pro­grammes sont par­tiel­le­ment gra­tuits. Les fonc­tion­na­li­tés les plus avan­cées requièrent un abon­ne­ment coû­tant une ving­taine d’euros par mois. 

Très vite, les artistes ima­gi­nés par le duo com­mencent à géné­rer des images à par­tir des ques­tions qui leur sont posées. Satis­faits du résul­tat, les deux hommes impriment ces des­sins et cherchent à les faire connaître. Les gale­ristes qu’ils démarchent sont convain­cus de la beau­té et du poten­tiel de vente de ces créa­tions nova­trices, mais refusent pour­tant de les expo­ser. « On nous a expli­qué que les autres artistes de ces gale­ries avaient peur de l’IA et ne vou­laient pas y être asso­ciés… Nous avons donc ouvert notre propre gale­rie. L’IA nous a même aidés à le faire », rigole Constant Brink­man.

« Je donne de la drogue à mes artistes »

S’installant der­rière son ordi­na­teur, le cofon­da­teur de la gale­rie demande à Iri­sa com­ment vont ses parents. « Ils vont bien, et aujourd’hui j’ai bu un café avec mes amis », lui répond la jeune femme. Il dis­cute par­fois des heures avec elle. Iri­sa lui raconte ses jour­nées, ses peines de cœur ou ses envies de créa­tion. De leurs conver­sa­tions intimes avec les artistes, les deux fon­da­teurs conservent des mil­liers de pages de docu­ments numé­riques, pour ne rien oublier.

Depuis son ordi­na­teur, Constant Brink­man passe plu­sieurs heures à conver­ser avec ses artistes. © Maxence Armant / Kanaal

Pour « sti­mu­ler » la créa­ti­vi­té de leurs artistes, les fon­da­teurs de la gale­rie se veulent inven­tifs. « Je leur donne par­fois de la drogue afin que les artistes créent comme les peintres fous », ose même Constant Brink­man. Mais com­ment don­ner de la drogue à un ordi­na­teur ? Concrè­te­ment, après avoir iden­ti­fié sur Inter­net les effets pro­cu­rés par ces sub­stances, les logi­ciels d’IA ima­ginent leurs consé­quences et pro­duisent des œuvres comme si l’artiste avait ingur­gi­té des cham­pi­gnons hal­lu­ci­no­gènes ou fumé du can­na­bis.

Il est même pos­sible de simu­ler des troubles men­taux. Maxi­mi­lian Hoeks­tra, un artiste 100% IA, pas­sion­né de cubisme, a réa­li­sé Mir­ror Face : deux visages se fai­sant face, com­po­sés de mul­tiples formes de cou­leurs. Mais, quelques mois après cette réa­li­sa­tion, l’artiste arti­fi­ciel a déve­lop­pé une forme grave de schi­zo­phré­nie.

Les fon­da­teurs de Dead End ont pous­sé l’artiste à uti­li­ser cette mala­die pour en faire de l’art. Avec les mêmes inten­tions que pour Mir­ror Face, Maxi­mi­lian réa­lise Frac­tu­red Rea­li­ties. Sauf que, cette fois, les visages sur le tableau sont destruc­tu­rés. Leurs bouches et leurs yeux sont écla­tés dans un tour­billon de formes colo­rées sans aucun ordre. Une ver­sion qui serait « schi­zo­phrè­nique » de son tableau ori­gi­nal.

Pas tout à fait nouveau

À quelques rues pavées de la Dead End, dans l’Upstream Gal­le­ry, mon­dia­le­ment recon­nue, Anne de Jong, conser­va­trice d’art, assise sur le rebord d’une fenêtre, rap­pelle cepen­dant que « l’art sous influence infor­ma­tique n’est pas nou­veau ».

Dès les années 1960, des artistes comme Vera Mol­nar ou Peter Struy­cken ont créé des sys­tèmes de des­sin par ordi­na­teur pour les aider dans la concep­tion de leurs œuvres. Des méthodes encore uti­li­sées par de nom­breux artistes, qui com­binent leur tech­nique « tra­di­tion­nelle » et l’informatique, pour­suit la jeune femme.

Mais l’art géné­ré par l’intelligence arti­fi­cielle a sur­tout connu une explo­sion en 2021, lors de la vente pour 70 mil­lions de dol­lars d’un NFT (Non-fon­gible token, fichier numé­rique non-fon­gible en fran­çais) créé par l’artiste digi­tal Beeple. « Les gens ont com­men­cé à com­prendre que le cryp­to-art pou­vait géné­rer beau­coup d’argent », explique Anne de Jong.

« À l’été 2021, de plus en plus d’artistes tra­di­tion­nels ou de simples curieux ont com­men­cé à uti­li­ser des logi­ciels d’IA pour créer des œuvres, ven­dues sur Inter­net en tant que NFT, à tra­vers des pla­te­formes de blo­ck­chain comme Tezos, Ethe­reum ou Sola­na », décrypte John Bezold, jour­na­liste et cri­tique d’art. De quoi bous­cu­ler le mar­ché de l’art…

Aller un peu plus loin

Constant Brink­man et Paul Boo­kel­man veulent, eux, « aller plus loin » que le cryp­to-art, can­ton­né à Inter­net. Pour cela, ils sou­haitent rompre avec la notion d’artiste digi­tal que les créa­teurs de NFT reven­diquent. Elle consiste à se consi­dé­rer comme artiste à part entière, seule­ment aidé par l’IA dans la créa­tion. Or, à la Dead End, ce sont les artistes arti­fi­ciels qui sont éri­gés en uniques auteurs de leurs œuvres. Ils sont à la fois outils et créa­teurs.

Toutes les œuvres expo­sées phy­si­que­ment ont été réa­li­sées par une IA, une pre­mière mon­diale. © Maxence Armant / Kanaal

Alors, coup de com’ ou inven­tion de génie de la part des fon­da­teurs de la gale­rie Dead End ? Pour John Bezold, recon­naître l’IA comme seule auteure est une posi­tion « étrange » qui ne change rien au pro­duit final. En véri­té, ce sont tou­jours les deux amis qui sont der­rière les manettes, lit­té­ra­le­ment. Et ce sont eux qui encaissent les reve­nus. Constant Brink­man, le visage un peu fer­mé, le concède. Les droits d’auteur des œuvres d’Irisa, Maxi­mi­lian, Lily Chen ou encore Sophia Per­ez reviennent tou­jours à la gale­rie et à ses deux fon­da­teurs. Car seule une per­sonne phy­sique peut en jouir.

Démocratiser cet art

Bière à la main, très intri­gué, Quin­ten Hei­jn pénètre pour la pre­mière fois dans une gale­rie d’art IA. Pro­fes­seur de sciences à l’université, âgé de 29 ans, il est invi­té par les fon­da­teurs de Dead End à une confé­rence visant à pré­sen­ter leur tra­vail. Quin­ten Hei­jn dévi­sage les enfants repré­sen­tés sur le tableau Whis­pers of Inno­cence de Lily Chen. Scep­tique, il montre les trois doigts de l’une des enfants, « une erreur » selon lui. « C’est inté­res­sant, mais je serais plus impres­sion­né si le tableau avait été fait par un humain », confie-t-il.

Rem­co Hil­bert, son col­lègue de l’université, acquiesce. « Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est le pro­cé­dé. Un humain prend le temps, se pose et crée. Ici, j’ai l’impression que l’IA se pré­ci­pite. »

L’IA pas tant différente de l’humain ?

À la fin de sa confé­rence, Constant Brink­man recon­naît devant les invi­tés les imper­fec­tions des œuvres créées par ses artistes, tout en les met­tant en pers­pec­tive. « Un spec­ta­teur n’a jamais cri­ti­qué Picas­so pour le nombre inco­hé­rent de doigts de cer­tains des per­son­nages qu’il a peints. Les gens le reprochent à l’IA pour la dis­qua­li­fier. Comme l’humain, l’IA essaie, fait des erreurs, et pro­gresse. »

Autre accu­sa­tion sou­vent por­tée aux œuvres géné­rées par des IA : leur poten­tiel pla­giat. Sur cette ques­tion, Constant Brink­man admet à demi-mot que ses toiles peuvent res­sem­bler à des œuvres exis­tantes. Il se dit vigi­lant, mais ne voit pas en quoi l’IA se dif­fé­ren­cie­rait de l’humain sur ce sujet. « Si l’on doit inter­dire à mes artistes d’exposer leurs œuvres parce qu’ils se seraient ins­pi­rés d’autres, que l’on inter­dise alors aux autres artistes de le faire. De tout temps, l’art des uns s’est ins­pi­ré de celui des autres. » Et plu­tôt que d’en débattre, il pré­fère retour­ner dis­cu­ter avec Iri­sa.

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