Amsterdam © Inès Liem / Kanaal

Gastronomie : Amsterdam, l’étoile montante

Ces der­nières années, les chefs d’Amsterdam ont sur­fé sur la ten­dance d’une gas­tro­no­mie plus res­pon­sable, végé­ta­rienne et locale. Dépour­vus des car­cans d’une tra­di­tion culi­naire ancienne et codi­fiée, leur créa­ti­vi­té a été récom­pen­sée par le guide Miche­lin.

« Le plus dif­fi­cile dans ce plat, c’est que chaque légume doit être cuit indi­vi­duel­le­ment et à la per­fec­tion », explique Thi­jme Van Honk, chef émé­rite du res­tau­rant Bolé­nius, niché au pied des gratte-ciel du quar­tier de Zui­das, à Amster­dam. « Et sur­tout ne pas tom­ber dans la rou­tine, sinon notre atten­tion fai­blit, on peut faire des erreurs… » Lunettes sur le nez, pen­ché au-des­sus de l’assiette, il sai­sit chaque mor­ceau un à un à l’aide d’une grande pince. Thi­jme Van Honk dresse l’assiette de l’entrée du jour, un plat simple, mais com­po­sé de 26 varié­tés dif­fé­rentes de légumes. « Voi­ci le “Jar­din de la Cui­sine de Zui­das” ! » Le fameux jar­din, qui donne son nom à cette entrée, pros­père à quelques pas du res­tau­rant, entre les impo­sants édi­fices. Il four­nit une grande par­tie des légumes sai­son­niers qui com­posent les menus à 100 euros du Bolé­nius. Dans ce quar­tier d’af­faires du sud d’Am­ster­dam, les pre­miers clients, parés de tailleurs et de cos­tumes, s’attablent vers midi. Pas de musique, seule­ment le mur­mure feu­tré des conver­sa­tions. Bien que la cui­sine soit ouverte sur la salle à man­ger, les chefs se font dis­crets.

Comme une ving­taine d’autres res­tau­rants de la capi­tale néer­lan­daise, le Bolé­nius a réus­si à se his­ser par­mi les éta­blis­se­ments étoi­lés d’Amsterdam, dont le nombre a fait un bond ces der­nières années. De seule­ment huit en 1958, les Pays-Bas en comptent main­te­nant 123. Et ce dans un pays qui n’est pour­tant pas répu­té pour la finesse de ses spé­cia­li­tés culi­naires locales : bou­lettes de viandes, purée de pommes de terres ou cro­quettes frites… Pour­tant, les pro­duits hol­lan­dais reviennent à la mode, revi­si­tés. Si les  res­tau­rants à Amster­dam res­tent très cos­mo­po­lites dans leurs assiettes, entre ins­pi­ra­tions fran­çaise, espa­gnole et scan­di­nave, cer­tains labels comme la Dutch cui­sine sont appa­rus pour faire briller la cui­sine hol­lan­daise.

Le Bolénius de Luc Kusters, ambassadeur de la dutch cuisine

Luc Kus­ters, chef et pro­prié­taire du Bolé­nius, est l’un des créa­teurs du label Dutch cui­sine. Fon­dée en 2015, la Dutch cui­sine est une ini­tia­tive de l’association des chefs des Pays-Bas visant à pro­mou­voir la cui­sine néer­lan­daise en met­tant en valeur l’utilisation de pro­duits locaux et de sai­son, ain­si que le res­pect des tra­di­tions culi­naires du pays. Les menus label­li­sés Dutch cui­sine sont ain­si com­po­sés à 80% de légumes et 20 % de viande ou de pois­son. Ce label impose éga­le­ment une com­po­si­tion à 80% de pro­duits de sai­son néer­lan­dais et 20% de pro­duits hors-sai­son.

À côté du plat signa­ture du Bolé­nius, la bet­te­rave cuite dans de l’argile et au sel de mer, des plats tra­di­tion­nels hol­lan­dais sont éga­le­ment réin­ven­tés. Le « stamp­pot », plat simple à base de purée de pommes de terre mélan­gée à des légumes et ser­vies avec de la viande fumée ou des sau­cisses, est ain­si revi­si­té et trans­for­mé en « stamp­pot étoi­lé », une ver­sion raf­fi­née de l’original. 

Le pres­ti­gieux guide Miche­lin a recon­nu ce savoir-faire Dutch et éco-res­pon­sable, en matière de gas­tro­no­mie, en récom­pen­sant le Bolé­nius. 

« Nous avons mis du temps à rece­voir l’é­toile Miche­lin, car cette cui­sine faite de plats majo­ri­tai­re­ment végé­ta­riens n’a pas tou­jours été popu­laire », explique Luc Kus­ters, vêtu d’une che­mise grise-verte à col rond, comme tous les cui­si­niers de l’équipe. « En 2021, nous étions même par­mi les pre­miers res­tau­rants des Pays-Bas à obte­nir l’étoile verte », dit-il fiè­re­ment.

Cette dis­tinc­tion Miche­lin est attri­buée aux res­tau­rants qui se démarquent par leur enga­ge­ment et leurs pra­tiques exem­plaires en matière de dura­bi­li­té envi­ron­ne­men­tale.

Une façon pour le guide de répondre à la demande crois­sante des consom­ma­teurs pour des pra­tiques ali­men­taires plus res­pec­tueuses de l’en­vi­ron­ne­ment. « J’étais au bord de la faillite avec le Covid », relate Luc Kus­ters. « Sur le plan pro­fes­sion­nel, l’étoile verte est la meilleure chose qui me soit arri­vée. Ensuite nous avons été com­plets pen­dant un an. »

Une scène gastronomique très jeune

La haute gas­tro­no­mie néer­lan­daise, désor­mais recon­nue à l’é­chelle mon­diale, n’a en réa­li­té qu’une qua­ran­taine d’années d’exis­tence. Char­lotte Kleyn, his­to­rienne culi­naire, évoque l’essor du com­merce hol­lan­dais comme piste d’explication. « Le pays a tou­jours ven­du ses meilleurs pro­duits au lieu de les savou­rer », dit-elle. Le cal­vi­nisme, pré­do­mi­nant au XVIème siècle, a éga­le­ment pro­pa­gé dans la popu­la­tion une approche uti­li­ta­riste de l’a­li­men­ta­tion, et la nour­ri­ture était recon­nue pour sa fonc­tion nutri­tive plu­tôt que pour le plai­sir gus­ta­tif.

« Même le fait d’aller au res­tau­rant régu­liè­re­ment et non uni­que­ment lors d’une occa­sion par­ti­cu­lière, est assez nou­veau chez nous. Cela n’existait presque pas avant les années 1970–80 », explique Hiske Vers­prille, cri­tique culi­naire au quo­ti­dien Volks­krant. « Le pay­sage culi­naire était binaire : il y avait quelques res­tau­rants étoi­lés très chics d’un côté et de l’autre, les Pan­nen­koe­ken­hui­zen, res­tau­rants où l’on ache­tait des crêpes. » Depuis les années 2000, une grande varié­té de res­tau­rants ont ouvert. La scène gas­tro­no­mique, mais aus­si bis­tro­no­mique, s’est déve­lop­pée. « La géné­ra­tion actuelle s’in­té­resse beau­coup plus que les baby­boo­mers à la nour­ri­ture saine, locale et à l’artisanat », explique Hiske Vers­prille. 

Vers un statut équivalent à Londres ?

Néan­moins, sur la scène inter­na­tio­nale, Amster­dam ne riva­lise pas encore avec Londres, loin de là. La ville anglaise « est clai­re­ment la capi­tale mon­diale de la gas­tro­no­mie », d’après Asma Khan, célèbre chef lon­do­nienne venue rece­voir le pres­ti­gieux prix culi­naire Johannes Van Dam dans la Sin­gel­kirk, une église cachée au coeur d’Amsterdam. Cette recon­nais­sance inter­na­tio­nale lui a été décer­née pour son enga­ge­ment social, notam­ment sa cui­sine diri­gée entiè­re­ment par des femmes de dif­fé­rentes cultures.

Asma Khan, cheffe indo-bri­tan­nique ren­due célèbre par la série Net­flix Chef’s Table. © Inès Liem / Kanaal

« Peut-être qu’Amsterdam n’est pas encore une des­ti­na­tion culi­naire », admet Asma Khan, « mais il suf­fit de regar­der ce qu’il s’est pas­sé à Londres pour ima­gi­ner tout son poten­tiel. De la street food à la haute gas­tro­no­mie, une grande varié­té de cui­sines y est déjà pro­po­sée, pour des bud­gets très diver­si­fiés ». Héri­tière d’un vaste empire colo­nial puis d’une immi­gra­tion mul­ti­cul­tu­relle, la scène culi­naire lon­do­nienne s’é­tend aujourd’hui bien au-delà des tra­di­tion­nels fish and chips, pour inclure des mets aus­si variés que des cur­rys, des sushis, du canard laqué et du pou­let tik­ka masa­la. Amster­dam pour­rait connaître le même des­tin. 

Car la cui­sine hol­lan­daise compte des mets sur­pre­nants : bou­din noir suri­na­mais, banane plan­tain frite à la sauce caca­huète indo­né­sienne… Ils sont omni­pré­sents dans les rues d’Amsterdam. « Mal­heu­reu­se­ment, ces tré­sors res­tent mécon­nus à l’é­tran­ger, contrai­re­ment aux res­tau­rants étoi­lés dont les tou­ristes sont si friands », déplore Joris Bij­den­dijk, chef des res­tau­rants étoi­lés Rijks et Wils, membre du jury du prix Van Dam. Si la gas­tro­no­mie néer­lan­daise met, comme Londres, son héri­tage colo­nial à pro­fit, cette Venise du Nord pour­ra éven­tuel­le­ment émer­ger comme la nou­velle des­ti­na­tion incon­tour­nable des gour­mets en quête de diver­si­té culi­naire.

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