Amsterdam © Antoine de Raigniac / Kanaal
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Les cafés bruns face à la gentrification

Ces éta­blis­se­ments aux murs de bois et aux sols pous­sié­reux sont emblé­ma­tiques de la culture et de l’histoire de la capi­tale néer­lan­daise. Mais depuis quelques années, la gen­tri­fi­ca­tion trans­forme le pay­sage urbain, et ces bars tra­di­tion­nels ferment les uns après les autres.

Une odeur de bois mouillé embaume l’air. Les petites tables en bois rondes du Café Chris, éclai­rées à la bou­gie, sont brin­que­ba­lantes ; les chaises, dont le ver­nis s’est estom­pé, rigides ; et les toi­lettes, rus­tiques, encore encas­trées dans un ren­fon­ce­ment qui déborde sur le trot­toir. Pas de doute, le Café Chris est un « café brun ». Un bar ancien, res­té dans son jus, et qui tient son nom de la cou­leur des murs et du mobi­lier noir­cis par la fumée du tabac. Un couple de tou­ristes danois déboule dans la pièce sombre et lance : « On nous a dit que c’était le plus vieux bar d’Amsterdam, c’est vrai ? » Der­rière le comp­toir, Daan Pel­li­can, 27 ans et tor­chon blanc sur l’épaule, déballe son habi­tuel récit.

Selon la légende, que le ser­veur conte à qui sou­haite l’entendre, l’établissement aurait ouvert en 1624, en même temps que débu­tait la construc­tion de la Wes­ter­kerk, la grande église pro­tes­tante d’Amsterdam, éri­gée de l’autre côté du canal. Le café ser­vait de repère aux ouvriers du chan­tier qui la dépen­saient illi­co en bière ou en liqueur. Une sphère en por­ce­laine blanc nacré, ves­tige de cette époque, est fiè­re­ment dis­po­sée sur un pré­sen­toir. Celle-ci devait être ins­tal­lée sur le clo­cher de l’église, mais la fis­sure qui la tra­verse dans la lon­gueur l’a ren­due inuti­li­sable, alors les ouvriers l’ont offerte aux gérants de l’époque.

Comme dans tous les cafés tra­di­tion­nels, des œufs à la coque sont ser­vis au Café Chris. © Antoine de Rai­gniac / Kanaal

Quelques habi­tués sont accou­dés au bar. Des hommes plu­tôt âgés, qui vivent dans le quar­tier. « Pour eux, c’est un peu comme s’ils étaient dans leur salon, explique Daan Pel­li­can. Ils viennent ici pour se retrou­ver et par­ler du bon vieux temps ». On boit, on rit, on joue au back­gam­mon.

Métamorphoses urbaines

Peter Ben­nink, 80 ans, est l’un d’entre eux. Comme tous les jours depuis plus de cin­quante ans, le vieil homme au visage allon­gé s’installe au bout du comp­toir. Son long man­teau beige cache les pieds du tabou­ret en cuir rouge sur lequel il est assis, et la plaque en plas­tique bor­deaux gra­vée de l’inscription « gere­ser­veerd » (« réser­vé » en néer­lan­dais), qu’il montre fiè­re­ment, sti­pule que la place est sienne.

Lui qui habite juste au coin de la rue a vu le quar­tier du Jor­daan, où se trouve le Café Chris, chan­ger du tout au tout en un demi-siècle. « C’était très ouvrier, très pauvre, et des familles nom­breuses s’entassaient dans des petites mai­sons », se sou­vient-il en siro­tant une deuxième dose de genièvre, une bois­son amère proche du gin ser­vie dans un petit verre en forme de tulipe.

Depuis les années 1970, le quar­tier s’est moder­ni­sé, Les vieilles mai­sons d’ouvriers ont été rem­pla­cées par des gale­ries d’art, des bou­tiques spé­cia­li­sées et des grosses rési­dences refaites à neuf. Aujourd’hui, il s’agit d’un des quar­tiers les plus chers et hup­pés d’Amsterdam, peu­plé d’artistes, d’étudiants et de jeunes entre­pre­neurs. En 2021, le prix au mètre car­ré y attei­gnait les 10 000 €.

Flat white au lait d’avoine

Cette nou­velle caté­go­rie de rési­dents plus for­tu­née porte un nom aux Pays-Bas : Haver­mel­ke­lite, lit­té­ra­le­ment « l’élite du lait d’avoine ». Ces jeunes cadres dyna­miques aux pan­ta­lons larges et aux vélos car­gos fré­quentent sur­tout les bars à vins et les cafés bran­chés comme Cof­fee­com­pa­ny, une sorte de Star­bucks à la néer­lan­daise. En trente ans, l’enseigne est par­ve­nue à ouvrir plus de 35 fran­chises dans la capi­tale et dans d’autres grandes villes du pays comme Rot­ter­dam, Utrecht ou La Haye.

Dans les cafés, l’élite du lait d’avoine retrouve des jus de fruits et des bois­sons végé­tales, entre autres pâtis­se­ries vegan. © Antoine de Rai­gniac / Kanaal

À Java­plein, un quar­tier musul­man popu­laire du nord-est d’Amsterdam en pleine gen­tri­fi­ca­tion, le Cof­fee­com­pa­ny est bon­dé. Sur le rythme entrai­nant de « Jiggle Jiggle », une musique ten­dance sur Tik­Tok qui résonne dans les enceintes, une cliente aux che­veux bou­clés, bom­ber amé­ri­cain bleu et blanc sur le dos, s’avance pour com­man­der un flat white – un café au lait à 4,30 €. Une employée lui demande quelle sorte de lait elle sou­haite. Ce sera du lait… d’avoine. 

Lian Hein­huis est à l’origine d’un plan de sau­ve­garde des cafés bruns. © Antoine de Rai­gniac / Kanaal

Les cafés bruns ont une clien­tèle très dif­fé­rente des Cof­fee­com­pa­gny et autres Star­bucks. « Au cours des der­nières décen­nies, à cause de la gen­tri­fi­ca­tion, le nombre de per­sonnes appar­te­nant à la classe ouvrière et fré­quen­tant les cafés bruns a dras­ti­que­ment dimi­nué,  Cer­tains quar­tiers de la ville sont désor­mais habi­tés par de nou­veaux types de rési­dents plus aisés et qui ne fré­quentent pas les cafés tra­di­tion­nels, ce qui entraîne leur dis­pa­ri­tion » note Jan Rath, pro­fes­seur de socio­lo­gie urbaine à l’université d’Amsterdam et auteur d’un essai inti­tu­lé « Com­merces bran­chés, consom­ma­tion cultu­relle et nou­velle urba­ni­té. Effets de la gen­tri­fi­ca­tion com­mer­ciale ». Selon le ser­vice de sta­tis­tiques de la capi­tale néer­lan­daise, le nombre de cafés en acti­vi­té , tous types confon­dus, a chu­té de 26 % entre 2010 et 2022. Pre­mières vic­times d’après la ville : les cafés bruns. 

L’une des causes de ces fer­me­tures en cas­cade : l’absence de repre­neur. Lorsqu’un pro­prié­taire de café veut arrê­ter, trou­ver un suc­ces­seur s’a­vère mis­sion impos­sible. « Ces éta­blis­se­ments sont sou­vent trans­mis de géné­ra­tion en géné­ra­tion », note Lian Hein­huis, cheffe de file du par­ti tra­vailliste à Amster­dam, à l’origine d’un plan de sau­ve­garde des cafés bruns de la capi­tale, adop­té en novembre 2023. Mais les condi­tions de tra­vail, dif­fi­ciles dans les cafés, aux horaires exten­sifs, font que de moins en moins de per­sonnes dans les familles sou­haitent prendre la relève. On se tourne alors vers les employés, mais ils peinent à obte­nir des prêts finan­ciers « Nous réflé­chis­sons à d’autres modèles de finan­ce­ments pour aider les par­ti­cu­liers qui sou­haitent reprendre ces éta­blis­se­ments, avec notam­ment l’aide d’un fonds de sou­tien ali­men­té par des acteurs pri­vés », ajoute-t-elle.

Aujourd’hui, il est déjà pos­sible pour la muni­ci­pa­li­té de pro­té­ger les murs et les bâti­ments. Elle ver­rait bien d’ailleurs les cafés bruns recon­nus comme Patri­moine mon­dial de l’Unesco. En revanche, plus dif­fi­cile de pré­ser­ver l’intérieur des éta­blis­se­ments, d’où l’intérêt du plan de sau­ve­garde « Nous sou­hai­tons attri­buer un sta­tut patri­mo­nial à cer­tains élé­ments que l’on retrouve à l’intérieur des cafés bruns, afin de pré­ser­ver l’atmosphère et l’identité de ces éta­blis­se­ments », confirme  Lian Hein­huis. Sans pour autant savoir quels élé­ments – plan­cher, pein­ture ou comp­toir – seraient pro­té­gés.

Au delà de la tradition

Pour assu­rer la per­ti­nence de leur plan, les équipes de Lian Hein­huis ont mené des consul­ta­tions avec de nom­breux tenan­ciers de bars, dont Jas­per Got­tlieb, 34 ans, un petit nou­veau dans le milieu des cafés bruns. En avril 2023, lui et trois de ses amis ont repris le Café De Druif, un bar de quar­tier un peu déla­bré qu’ils fré­quen­taient, col­lé à une écluse et pas très loin du port d’Amsterdam.

Pour Jas­per Got­tlieb : « Les gérants des cafés bruns ont la res­pon­sa­bi­li­té de per­pé­tuer la tra­di­tion. » © Antoine de Rai­gniac / Kanaal

Les tabou­rets ont encore l’assise déchi­rée, lais­sant appa­raître une mousse jau­nâtre, et la pein­ture aux murs est écaillée par endroits. « On a vou­lu le conser­ver en l’état autant que pos­sible, pour gar­der l’identité du lieu, raconte l’ancien acteur, qui ne s’imaginait pas tenan­cier un an aupa­ra­vant. Mais on a quand même dû faire quelques ajus­te­ments. »

Le regard tour­né vers les ton­neaux qui s’amoncellent, il explique avec de grands gestes avoir ajou­té à la carte cer­tains vins et bières ten­dance, des amuse-bouches végé­ta­riens, et des laits végé­taux. « L’idée, c’est d’être le plus inclu­sif pos­sible, sans en faire tout un foin, et en res­tant abor­dable ». Et une nou­velle clien­tèle est venue fré­quen­ter le bar… Des jeunes, de toute classe sociale, et des per­sonnes issues de la com­mu­nau­té LGBTQ+ se mélangent dans la pièce exi­guë ou sur les bancs de la ter­rasse.

Cer­tains des vieux clients régu­liers ont eu du mal à se faire aux chan­ge­ments. « Pour eux, quand on a ins­tal­lé un ter­mi­nal de paie­ment auto­ma­tique, un lave vais­selle ou lorsqu’on a mis une femme der­rière le bar, ce n’était plus un café brun », explique-t-il. Mais au bout du compte, la dou­zaine d’habitués a trou­vé ses marques, et conti­nue de fré­quen­ter l’établissement.

Pour le patron du Café De Druif, le plus impor­tant, c’est que le bar soit ancré dans le tis­su local. « Un couple de per­sonnes âgées vient régu­liè­re­ment avec sa tablette car ils ne savent pas envoyer d’email », raconte-t-il tout sou­rire en saluant une cliente à tra­vers le voi­lage en den­telle de la fenêtre. Aux murs, les pho­tos du FC Kops­toot s’accumulent. L’équipe de foot fémi­nine locale, que l’établissement spon­so­rise, a fait du vieux bar son QG d’après-match.

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