En proie à une violente crise du logement, Amsterdam voit le nombre de sans-abris ayant un travail augmenter de manière spectaculaire. Le temps de trouver un toit, ils peuvent dormir, six mois durant, à Blaka Watra, un refuge auto-géré.
D’un coup, sa gorge s’est serrée. Mais ce n’était pas la vapeur âcre du joint qui circulait dans ce fumoir aux fenêtres à demi opaques. « Au travail, personne ne le sait. J’ai honte de dire que je vis ici, que je suis sans-abri ». Le regard bleu, quelques tatouages sur les bras et le crâne chauve éclairé par une ampoule jaunâtre, Mark*, 60 ans, n’a pas l’habitude de se confier. Il aura fallu trois heures, quelques blagues, et un peu de marijuana pour que celui qui a toujours vécu à Amsterdam n’évite plus le sujet.
En cette soirée de février, Mark se trouve au rez-de-chaussée du refuge Blaka Watra, à deux pas de la gare centrale d’Amsterdam. Un bâtiment tel un cargo massif de brique rouge, aux arêtes arrondies, échoué au bord du canal. Tout en haut de la façade, on peut lire en grosses lettres l’inscription « De Regenboog », – l’arc-en-ciel –, du nom de l’association qui vient en aide aux sans-abris de la ville.
« Je gagne plus de 2 000 euros par mois grâce à une indemnité, et en plus, je travaille, affirme Mark. J’ai tout ce qu’il me faut, sauf un toit, et c’est le plus gros problème, ici, à Amsterdam ». Il y a quelques années, il a chuté alors qu’il nettoyait des carreaux de fenêtres. Depuis l’accident, il reçoit 2 000 euros mensuels, en dédommagement. Mais cela ne l’empêche pas de travailler au noir comme réparateur de moteurs de bateaux, sa passion.
Le cas de Mark n’est pas isolé. En 2020, l’association De Regenboog accompagnait 280 sans-abris dits économiques. Trois ans après, c’était six fois plus. Car la ville aux canaux fait face, depuis une dizaine d’années, à une grave crise du logement. Trop peu ont été construits, alors que depuis 2008, Amsterdam gagne environ dix mille habitants par an.
Conséquence : le prix de l’immobilier flambe, il a doublé en dix ans. Pour Onno Silker, chercheur et consultant en immobilier au sein de la société Colliers, « c’est, entre autres, le résultat du manque de logements sociaux, le gouvernement a privatisé le secteur. Le ministère du logement n’existe même plus », –il a été fusionné il y a une décennie avec d’autres ministères plus puissants. Dû à une demande beaucoup plus importante que l’offre, « il y a plus de dix ans d’attente pour un logement social à Amsterdam », ajoute Annie Berendsen, coordinatrice de recherches à l’association De Regenboog, qui gère le refuge.
« J’ai tout ce qu’il me faut, sauf un toit, et c’est le plus gros problème, ici, à Amsterdam »
Mark, travailleur sans-abri
De plus, pour l’achat d’une maison, les propriétaires occupants bénéficient d’avantages fiscaux, « ce qui a considérablement réduit le marché de la location », précise le chercheur. Les biens se font rares, et il est très difficile de louer un logement sans être en couple, car, selon Annie Berendsen, « on doit présenter un salaire de quatre ou cinq fois le loyer ».
Amsterdam a donc vu apparaître des sans-abris avec un emploi et un salaire, qui se sont retrouvés à la rue après une rupture amoureuse ou un accident de la vie. Des gens comme Mark, mais aussi Karim Cissé, présent au refuge ce soir-là. Ce Malien de 43 ans vit aussi à Blaka Watra, depuis deux mois. Avant cela, c’était dans la rue qu’il se réveillait le matin pour prendre le train jusqu’au travail. Son salaire de plongeur dans un petit restaurant lui rapporte 1900 euros par mois. Une situation que, lui aussi, cache à ses employeurs. « Sinon ils risqueraient de ne plus me rappeler pour me faire travailler », s’inquiète-t-il.
« Pas de junkie ou d’alcoolique, c’est un endroit vraiment chaleureux »
Trois chats, quelques poules pondeuses dans l’arrière-cour, et surtout une cuisine, une salle commune et deux douches. Durant la journée, Blaka Watra est ouvert à tous les sans-abris. Ils peuvent y manger un repas chaud, se laver et se reposer. Mais après 18 h 30, un roulement s’opère. Pour la plupart des sans-abris, c’est l’heure de chercher un endroit où passer la nuit. Mais certains de ceux qui ont un travail, appelés sans-abris « économiques », ont l’autorisation de rester dormir au refuge. « On ne peut accueillir tout le monde, car on aurait besoin de personnel sur place toute la nuit, et ça coûte de l’argent », avoue Daphne van Zetten, directrice du refuge, « mais les sans-abris économiques sont des personnes de confiance. Ils peuvent dormir jusqu’à six ici, en autonomie ».
Alors, six de ceux qui ont un travail mais pas de toit dorment au refuge. Ils peuvent y loger jusqu’à six mois, après quoi, ils retourneront à la rue s’ils n’ont pas trouvé d’appartement. En attendant, « on essaie que les gens ici se sentent un peu comme à la maison », ajoute la travailleuse sociale.
19 heures passées, la salle principale est nettoyée. Les chaises sont empilées et les tables repoussées le long des murs, elles deviennent des meubles de chevet, des cloisons de fortune entre les lits de camp. Chacun a son coin, à défaut d’avoir sa chambre. L’intimité est un luxe que les colocataires ont appris à oublier. « Pour les clochards, ici, c’est l’hôtel. Tout le monde est gentil. Il n’y a pas de junkie ou d’alcoolique, c’est un endroit vraiment chaleureux », souligne Mark. Bien qu’il ne parle pas la langue, le mot « clochard », il l’a prononcé en français. Après avoir dormi dans d’autres refuges, il a demandé à revenir à Blaka Watra.
Le bâtiment a tout de même vieilli. Le sol de lino rouge est un cru vieux de trente ans et les murs sont peints d’un vert pomme démodé. La partie inférieure des fenêtres du rez-de-chaussée a été opacifiée pour qu’aucun regard indiscret n’entre. Cela rend l’atmosphère lourde. « Je vais faire un tour dehors, sinon je deviendrais malade à rester enfermé ici », s’agace Ovidiu Marian, sans-abri et responsable informel du refuge. Dans la journée, quand son patron ne l’appelle pas sur un chantier, il fait le maximum pour que Blaka Watra soit un lieu agréable. Sur la télévision du refuge, passe la chanson de Bob Marley « Don’t worry, be happy ».
à Blaka Watra. © Mathys Vallée / Kanaal
21 heures ont sonné. Une assiette de fromage est posée à côté du cendrier sur la petite table en bois du fumoir. Étrange confessionnal à l’air vicié. Une cigarette à la main, Mark se libère : « quand tu es divorcé comme moi, vivre dans un refuge à 60 ans, c’est difficile ». Son dos reste droit, mais son corps est lourdement planté dans sa chaise pour laisser reposer ses chevilles de céramique, conséquence de son accident du travail. Il s’est séparé de sa compagne en mai 2023, et a d’abord vécu sur son bateau, faute de trouver un appartement. Mais depuis six semaines, il dort à Blaka Watra, car, sur l’eau, il fait « trop froid et trop humide » . L’argent qu’il gagne, Mark le dépense minutieusement : il met de côté pour ses petits-enfants, et rembourse « l’argent emprunté à [ses] amis ».
D’abord, ranger sa vie
Les travailleurs sans-abris de Blaka Watra, Kris van der Veen les a rencontrés, l’année dernière. Cet homme de 43 ans est conseiller municipal à la mairie d’Amsterdam, en charge des refuges et des sans-abris. En dépit de son col roulé et de sa veste de costume, il passe indifférent devant les banquettes confortables et les fauteuils de cuir noir désignés par Mies van der Rohe, et s’installe à une simple table ovale à l’étage du grand hall de l’hôtel de ville.
« À Amsterdam, on a créé récemment 200 places en refuge, voir même plus, on aide aussi financièrement les associations comme De Regenboog. Et on voudrait aller plus loin », avance le conseiller. Les quatre plus grandes villes du pays, Rotterdam, La Haye, Utrecht et Amsterdam ont demandé fin janvier à la chambre des représentants néerlandaise des fonds supplémentaires – 100 millions d’euros – pour créer des places en refuge.
Car construire de nouveaux logements prend du temps, et il est « dur de trouver des constructeurs, tout le monde veut bâtir en ce moment ». En attendant, il faut pour lui « donner plus de responsabilités et de moyens aux travailleurs sociaux ». Ironie d’une ville au marché immobilier délirant, le conseiller municipal en charge des sans-abris cumule lui-même « deux jobs pour payer [son] loyer ». Il travaille en parallèle dans le conseil aux municipalités, en indépendant. Avec 2300 euros de loyer à verser chaque mois, il a d’ailleurs cherché une colocataire pour abaisser ces frais qu’il juge « trop importants ».
Au refuge, « les gens s’inquiètent beaucoup » de ce qu’ils deviendront lorsqu’ils devront quitter Blaka Watra, souffle Karim Cissé. « Si tu ne trouves pas de logement en six mois, tu n’en trouveras pas en un an non plus », reconnaît la directrice Daphne van Zetten, dans un sourire gêné. Selon elle, 50 % des travailleurs sans-abris passés par le refuge ont trouvé un logement. C’est donc une chance sur deux de retourner à la rue, malgré l’aide des travailleurs sociaux.
Minuit approche. Ce soir, c’est la Saint-Valentin. « Regarde ce qu’une amie m’a envoyé ». Mark montre un message sur son smartphone. « Je pense qu’elle m’aime. Mais je ne veux pas me lancer là-dedans, j’ai trop de soucis. Je dois d’abord ranger ma vie ».
* : le prénom a été modifié