Un projet scientifique réunit les universités et les musées néerlandais afin de faire la lumière sur les objets issus du passé colonial du pays. Une façon de regarder en face cette partie de son histoire.
Dès l’entrée, cet ancien musée colonial, devenu musée ethnographique, n’évite pas les questions qui fâchent : « Est-ce-que toutes les œuvres exposées ici ont été volées? » peut-on lire en gros caractère sur l’un des murs. « Le musée a acquis ses objets par des moyens différents, explique le panneau juste en dessous. Certains ont été achetés, d’autres ont été offerts et parfois volés aussi. Le tout dans un contexte d’oppression coloniale, de commerce, de campagnes militaires, de missions scientifiques et religieuses ». Dans les vitrines, des statuettes en bois, des coiffes, des masques, des objets cultuels.
Col roulé et lunettes sur le nez, un grand monsieur lit consciencieusement puis rattrape son petit-fils parti plus loin. « Je suis venu avec lui parce que c’est important qu’il connaisse cette histoire ». Une histoire coloniale de 300 ans au fondement de la prospérité néerlandaise qui doit son essor à la traite négrière, l’esclavage et l’exploitation des populations locales. Pendant plusieurs siècles, les Compagnies des Indes orientales et des Indes occidentales ont colonisé les territoires actuels d’Indonésie, du Suriname et des Antilles néerlandaises. Elles ont aussi fondé plusieurs États américains actuels et étaient présentes en Afrique, en Inde et en Amérique du Sud.
Des rires interrompent le calme qui règne dans le musée. Un groupe de collégiens en sortie scolaire passe sans trop prêter attention aux panneaux explicatifs. Cinq mètres derrière eux, Tim, professeur d’histoire-géo à Amsterdam, est résigné mais philosophe. « Je leur expliquerai plus tard. Dans les manuels, on passe assez rapidement sur cette période donc c’est important de venir dans ce type de lieu ». En fond sonore dans les grandes salles, un morceau de rap. « Always remember where we are coming from » (Toujours se souvenir d’où on vient), martèle le refrain.
La difficile question de la restitution
En juillet 2023 a eu lieu la plus grande campagne de restitution des œuvres d’art, 478 au total. Ces objets, conservés aux Pays-Bas ont été rendus à l’Indonésie, son ancienne colonie. Sur cette question les murs du Musée Tropical ont aussi leur avis : « Le Wereldmuseum estime que toutes les œuvres volées doivent retourner dans leur pays d’origine. Toutefois la collection du musée est une propriété de l’Etat néerlandais et ce n’est pas à nous de prendre des décisions sur la restitution », peut-on lire sur l’un des panneaux du musée.
Le Wereldmuseum a un jumeau scientifique : « Pressing Matter », autrement dit « un sujet urgent ». Un grand projet de recherche, financé par le gouvernement néerlandais à hauteur de de 4,5 millions d’euros. Son objectif : exhumer les objets coloniaux entreposés dans les réserves des musées et, comme un généalogiste, retrouver leur origine, leur histoire.
« Savoir d’où viennent ces objets culturels, à quoi ils servaient, à qui ils appartenaient, est la première étape avant une éventuelle restitution », explique Amélie Roussillon, historienne de l’art qui travaille au sein du projet Pressing Matter depuis 2 ans.
Elle est spécialisée dans les objets d’art venant de Papouasie Occidentale. Via des archives, des collections photos, des inscriptions ou étiquettes sur les objets, elle tente de remonter le fil de l’histoire. Ils sont 28 chercheurs, dont elle, à mener ses enquêtes dans le cadre du Pressing matter.
Mais pour elle, la restitution des objets n’est pas l’alpha et l’omega. « Si jamais il y avait une volonté de restituer les œuvres de Papouasie Occidentale cela se passerait entre le gouvernement néerlandais et le gouvernement indonésien ». Or la Papouasie Occidentale revendique son indépendance vis-à-vis de l’Indonésie. Dans le meilleur des cas, les objets iraient dans le musée national de Jakarta. Et la question qu’il faut se poser selon l’historienne est : « dans quelle mesure la restitution bénéficierait à la communauté d’origine? ».
Pour ne pas oublier, il faut montrer
La situation se complique encore quand les objets ne viennent même pas d’anciennes colonies. Car les Pays-Bas ont commercé avec de très nombreux pays. Autant d’occasions de revenir avec quelques souvenirs dans les cales des bateaux. Un cartable d’universitaire et l’air sérieux, l’historien-africaniste et spécialiste du Mozambique, François van Rensburg mène l’enquête. Sur sa carte d’Afrique des petits points rouges correspondent à des points de commerce de la compagnie commerciale néerlandaise qui avait une place importante dans l’Afrique centrale. « Je me suis rendu compte que la plupart des objets des collections africaines au Pays-Bas sont passés par ces 200 points de commerce néerlandais ».
La restitution des ces objets n’est pas une évidence. « Les musées peuvent restituer seulement les objets demandés. On ne peut pas juste dire aux Africains « voilà les objets qui nous font culpabiliser. Prenez- les » ». Ce qu’on peut faire, c’est trouver un moyen de les utiliser ici, les étudier pour les rendre disponible pour la restitution.
Du bureau de Karina Rinaldi-Doligez, la coordinatrice du projet Pressing matter, on devine, malgré la brume, Amsterdam Zuid, un quartier d’affaires branché. Un grand tableur vert Excel recense les avancées de 28 chercheurs dans leurs enquêtes d’archéologues à distance.
Un travail administratif à temps partiel que Karina exécute avec beaucoup d’engagement : « Je suis à moitié indonésienne. Mon histoire personnelle m’interroge sur comment vivre avec les traces du passé dans le présent ». Pour l’ancienne professeure à l’Université de Leyde, les projets comme Pressing Matter ont un rôle social très important, particulièrement dans ces temps troubles pour la démocratie néerlandaise qui vient d’accueillir une figure d’extrême-droite, Geert Wilders, à la tête du pays.
Pour ne pas oublier, il faut montrer. D’ailleurs, les chercheurs du projet Pressing Matter, envisagent d’organiser une exposition pour présenter ces objets méconnus et leur histoire au grand public d’ici à 2025.