Delft © Clotilde Jégousse / Kanaal

Se moderniser sans se trahir, le casse-tête de la faïence de Delft

Vieux de quatre siècles et délais­sé par la jeune géné­ra­tion néer­lan­daise, le bleu de Delft souffre d’une image rin­garde. Des arti­sans de la Fabrique Royale tentent de le remettre au goût du jour.

Le modèle est jau­ni par le temps et cor­né dans les coins. Dans un open space bai­gné de lumière, Simon van Oos­ten a les yeux rivés sur son calque, un navire de guerre du XVIIème siècle. « C’est une image typi­que­ment néer­lan­daise », chu­chote-il. Une ser­viette à car­reaux vio­lette sur chaque genou, les chaus­sures vis­sées sur un repose-pied en bois, il noir­cit minu­tieu­se­ment une assiette d’or­ne­ment. 

Le célèbre bleu de Delft n’apparaîtra qu’après la cuis­son, l’artisan le sait bien. Cela fait près de 50 ans qu’il applique la recette secrète de la Fabrique Royale de Delft, la plus ancienne manu­fac­ture de faïence des Pays-Bas, fon­dée en 1653. « Je peins comme il y a 300 ans », s’e­nor­gueillit-il. Et c’est impor­tant. Le sexa­gé­naire est recon­nu par ses pairs comme maître-peintre : un Graal atteint par un poi­gnée d’ar­tistes seule­ment à tra­vers le pays. Pour y pré­tendre, il faut avoir exer­cé pen­dant au moins une décen­nie, et prou­vé qu’on est capable de « tout faire, y com­pris les por­traits »

Simon van Oos­ten dilue sa pein­ture à base de cobalt. © Clo­tilde Jégousse / Kanaal

Cinq autres maîtres ont leur fau­teuil à l’a­te­lier, ins­tal­lé à l’a­bri des regards, à l’is­sue d’un dédale de cou­loirs et d’es­ca­liers. Tous ont l’âge de prendre leur retraite, et peinent à trou­ver des dis­ciples à qui trans­mettre cet art ances­tral. Il faut dire que leur pra­tique séduit peu la jeune géné­ra­tion. « Quand ils pensent bleu de Delft, beau­coup de gens ont en tête les vieilles assiettes accro­chées au mur de leur grand-mère », concède Jof­frey Walon­ker, direc­teur artis­tique de la manu­fac­ture. Celle-ci ne compte aujourd’hui plus que douze peintres dans ses rangs, contre une tren­taine il y a qua­rante ans. « Il est de plus en plus dif­fi­cile de recru­ter, c’est une angoisse constante ».

« Ça doit être parfait »

La répu­ta­tion de la Fabrique n’est pour­tant plus à faire. Depuis la nais­sance de la prin­cesse Julia­na en 1909 – qui a régné sur les Pays-Bas entre 1948 et 1980 –, les ate­liers pro­duisent des séries d’assiettes uniques pour les cou­ron­ne­ments, les mariages et les nais­sances de la famille royale. Le der­nier ser­vice com­plet pour la monar­chie a été ima­gi­né en 2017. Orné de fleurs et d’oiseaux peints dans dif­fé­rentes nuances de bleu, il est frap­pé, à la feuille d’or, des armoi­ries royales.

Un pres­tige qui attire les tou­ristes, en par­ti­cu­lier amé­ri­cains et japo­nais, prêts à dépen­ser plu­sieurs mil­liers d’euros pour s’offrir un vase ou des assiettes peintes à la main. Il laisse néan­moins peu de place à la créa­ti­vi­té à laquelle aspirent les jeunes peintres. « C’est dur pour moi. Je fais aus­si mes propres illus­tra­tions à côté, et par­fois … j’ai du mal à ne pas m’écarter du modèle », confie Ange­lique Senff, le sou­rire espiègle. Cette ancienne desi­gner gra­phique de 37 ans, arri­vée en octobre der­nier, porte un t‑shirt noir et rouge du groupe de rock Nir­va­na, qui détonne avec l’atmosphère feu­trée de la pièce. D’un geste lent et régu­lier, elle décalque un décor flo­ral par­ti­cu­liè­re­ment déli­cat sur une assiette.

Comme elle, les recrues passent de longues années à reco­pier à l’i­den­tique les mêmes scènes, tirées d’un guide de style édi­té par la fabrique. « Si ce n’est pas assez bien ou assez fin, ça ne va pas au four. Ça doit être par­fait », se désole-t-elle. Sur une éta­gère fixée au-des­sus de son bureau, six petits vases gisent, aban­don­nés parce que jugés ratés.

« Cette fois, je crée »

Cer­tains finissent d’ailleurs par cla­quer la porte. En 2009, la manu­fac­ture a per­du l’un de ses pré­cieux maître-peintres : Wil­ma Plai­sier. Aujourd’hui indé­pen­dante, elle y était entrée à l’âge de 18 ans. Depuis une visite des ate­liers avec un grand oncle à 11 ans, l’ar­tiste rêvait de tra­vailler dans ce temple de la faïence. Elle y a décro­ché son tout pre­mier emploi, en 1999. Une consé­cra­tion. Mais après avoir évo­lué dans l’entreprise pen­dant une décen­nie, elle a déci­dé de la quit­ter, dési­reuse de réa­li­ser des œuvres davan­tage dans l’air du temps. 

Wil­ma Plai­sier colore minu­tieu­se­ment des fleurs sur une tasse en céra­mique. © Clo­tilde Jégousse / Kanaal

« J’ai com­pris qu’on pou­vait faire de l’artisanat tra­di­tion­nel de façon moderne. En s’en tenant à de vieilles méthodes pous­sié­reuses, on éclipse une par­tie de sa beau­té et de sa finesse. Le tra­vail à la fabrique ne me sti­mu­lait plus, je me suis dit que ma place était ailleurs », se remé­more-t-elle sous les néons de son ate­lier situé à Oude Fabriel­straat, un vil­lage d’artisans à une heure d’Amsterdam. Ici, pas de calque ni de poin­tillés. Wil­ma Plai­sier des­sine tous ses motifs à main levée, avant de les rem­plir à l’encre noire, du plus clair au plus fon­cé. « Mes traits sont tou­jours bleus, ma tech­nique tou­jours rigou­reuse. Mais cette fois, je crée. »

L’artiste a lan­cé sa propre marque, Stu­dio Plai­sier, et col­la­bore avec des desi­gners néer­lan­dais de renom. Par­mi eux, Mar­cel Wan­ders, fon­da­teur de Waac’s, l’un des stu­dios de desi­gn les plus connus des Pays-Bas. « Bien qu’il tra­vaille avec la manu­fac­ture, il sou­haite aus­si explo­rer des motifs plus modernes. Mais là-bas, dif­fi­cile de sor­tir des sen­tiers bat­tus », explique-elle pen­sive, les yeux fixés sur une main en céra­mique déco­rée de fleurs bleu fon­cé, posée sur son bureau. C’est l’une de ses réa­li­sa­tions les plus ori­gi­nales : elle a été direc­te­ment mou­lée sur le bras de la pia­niste néer­lan­daise Iris Hond, qui en a pas­sé com­mande au desi­gner. Une pièce unique en son genre, dont le prix de vente dépasse aujourd’hui les 6 000 euros.

L’un des six exem­plaires de l’oeuvre réa­li­sée sur mesure pour Iris Hond. © Clo­tilde Jégousse / Kanaal

Formule moderne

Depuis une dizaine d’années et l’arrivée de Jof­frey Walon­ker au poste de direc­teur artis­tique, la Fabrique Royale a réagi et tente de se renou­ve­ler. « J’ai fait appel à des desi­gners répu­tés pour qu’ils tra­vaillent en col­la­bo­ra­tion avec nos maître-peintres », indique le res­pon­sable. Le Bri­tan­nique Damian O’Sullivan, sty­liste pour Her­mès et Asics, a par exemple par­ti­ci­pé au lan­ce­ment de la col­lec­tion « Blue D1653 », nom­mé ain­si en réfé­rence à la date de créa­tion de la Fabrique.

En jan­vier 2024, la créa­trice de mode aus­tra­lienne Camil­la Franks, qui tota­lise plus de 500 000 abon­nés sur son compte Ins­ta­gram, a elle aus­si choi­si la manu­fac­ture. « Elle est venue pré­sen­ter sa col­lec­tion de vête­ments impri­més de motifs de Delft, juste là », raconte fiè­re­ment le potier Mark Dolk, accou­dé à un éta­bli, devant des tra­vées char­gées de pro­to­types blan­chis par la pous­sière. Le sexa­gé­naire tra­vaille ber­cé par la radio néer­lan­daise. Quelque part au pla­fond cathé­drale, elle dif­fuse un mor­ceau du duo Acda en De Mun­nik, “Mar­cher jusqu’à ce que le soleil se lève”. Son pied danse sur une grande roue en bois qui fait tour­ner une pote­rie, coin­cée entre son éponge et sa main experte.  

Au fil des années, les formes que Mark Dolk polit ont bien chan­gées. Cer­tains moules tra­di­tion­nels ont été remi­sés sur de grandes éta­gères qui balisent les allées, pour lais­ser la place à des formes plus fan­tai­sistes. Un renou­vel­le­ment accé­lé­ré par l’arrivée de l’imprimante 3D, que la fabrique a adop­tée pour réduire ses coûts et gagner du temps. De quoi égayer le quo­ti­dien de Bar­ry van Lam­me­ren, char­gé de vapo­ri­ser une pro­tec­tion sur la faïence avant qu’elle soit peinte. Le sou­rire jusqu’aux oreilles, il s’arrête devant une coupe estam­pillée d’un lion coif­fé d’une cou­ronne : « Vous le recon­nais­sez ? C’est le tro­phée de For­mule 1 ! ». En 2021 et 2023, la manu­fac­ture a été char­gée de le pro­duire pour le Grand Prix auto­mo­bile des Pays-Bas. Tout un sym­bole pour l’artisan, qui a com­men­cé comme peintre spé­cia­li­sé dans les voi­tures de col­lec­tions. 

« En 400 ans, on a tou­jours su se réin­ven­ter pour sur­vivre. Au XVIIème siècle, quand les objets déco­ra­tifs pei­naient à se vendre, notre diri­geante de l’époque a déci­dé de pro­duire des car­reaux de faïence pour les fours. Ça a gar­dé la manu­fac­ture en vie. C’est ce qu’on conti­nue de faire aujourd’hui », se féli­cite Bar­ry van Lam­me­ren.

En dépit de tous ces chan­ge­ments, un prin­cipe car­di­nal a tou­te­fois tou­jours demeu­ré, inflexible : le res­pect abso­lu des horaires. Le site Inter­net indique une fer­me­ture à 17 heures. Il est 16h59, les pin­ceaux sont ran­gés, les bureaux net­toyés, les man­teaux enfi­lés. Et la lumière tombe bien­tôt sur les ate­liers.

L’a­te­lier de faïence d’Oude Fabriel­straat, à Amers­foort. © Clo­tilde Jégousse / Kanaal

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