Le petit port de pêche attire chaque année plus d’un million de visiteurs, venu du monde entier pour découvrir ce lieu si particulier. Mais derrière les maisons en bois, les traditions laissent parfois place au repli sur soi et à la montée de l’extrême droite.
Shamira est penchée en avant, sa coiffe blanche en équilibre sur la tête. Sa longue jupe colorée tombe sur ses sabots en bois. La trentenaire tend un peu plus ses bras tatoués vers l’avant pour prendre une dernière photo de sa grand-mère et son fils, eux-mêmes costumés, avec son téléphone. « Ça fait 35 euros » lui indique Lia Zwarthoed, la propriétaire des lieux. Situé à l’arrière de la boutique Fotograaf Zwarthoed, le petit salon très lumineux ressemble à s’y méprendre à celui d’une vieille maison. Mais ici, un énorme appareil posé sur un trépied permet d’immortaliser le court moment passé par les clients dans le studio photo.
À Volendam, cité portuaire située à 21 kilomètres au nord d’Amsterdam, venir se faire prendre en photo en tenue traditionnelle est un passage obligé pour de nombreux voyageurs, même néerlandais. La ville de 22 000 habitants est très connue pour le tourisme, et ce depuis plus d’un siècle. Chaque année, plus d’un million de visiteurs se rendent dans ce lieu à l’allure de petit village, qui semble ne pas avoir pris une ride. « Nous sommes venus spécialement à Volendam pour le cadeau d’anniversaire de ma grand-mère, car elle a fait une photo ici en tenue traditionnelle quand elle avait 12 ans. On voulait en reprendre une avec la famille », raconte Shamira, la trentaine, en montrant la photo monochrome hors d’âge entourée d’une petite bande blanche.
Un charme historique
À l’entrée de la boutique Fotograaf Zwarthoed, ouverte depuis 1920, les costumes s’empilent comme dans les coulisses d’un théâtre. Jupes colorées en laine, coiffes légères, épais manteaux bleu marine… Jusqu’à 55 personnes peuvent prendre la pause sur une photo, ce qui nécessite un grand nombre de costumes. Les accoutrements sont accrochés à des portes-manteaux le long des murs. « Ce sont les vêtements traditionnels de la ville. Les tenues de travail des pêcheurs et les habits du dimanche », éclaire Lia Zwarthoed âgée de 58 ans, dont 37 passés à tenir la boutique.
Mais il n’y a pas que les touristes qui s’intéressent à cet héritage. Les Volendamois y semblent eux aussi très attachés. Une fois par an au mois d’avril, nombre d’entre eux ressortent les vêtements d’antan lors de la fête de la ville, où l’on peut alors apercevoir des femmes en longues jupes coiffées de blanc. Ces habits se portaient encore régulièrement dans les années 1960. « Mon père – l’ancien gérant du magasin, qui a 76 ans – mettait encore le large pantalon en velours et les sabots quand il était jeune », selon Lia Zwarthoed. Sur les étagères de la boutique, à côté des photos en costume de stars néerlandaises et internationales, un cliché de bambin montre que les gens d’ici viennent aussi au studio photo « pour la naissance de leurs enfants », précise la propriétaire des lieux.
Dans la principale rue pavée qui longe le port, on trouve pas moins de sept studios photo comme le sien, une petite dizaine de boutiques de souvenirs et de nombreux restaurants. C’est en s’échappant dans les rues dérobées – où les ponts enjambent de très fins canaux – que le charme de Volendam opère le plus. Dans le petit quartier historique du doolohof – labyrinthe en néerlandais, les anciennes maisons des pêcheurs aux toits triangulaires sont collées les unes aux autres, certaines peintes en vert. Ce décor de carte postale a façonné la notoriété de Volendam à travers le pays. Le charme de cette ville, facilement accessible depuis Amsterdam, a séduit des voyageurs parmi les plus prestigieux. Renoir et Picasso passeront quelque temps dans la cité portuaire au début du XXe siècle. Joséphine Baker sera quant à elle filmée en 1928 en train de danser le charleston en habit traditionnel.
Ce qui a fait venir ces artistes, comme tant d’autres touristes aujourd’hui, c’est la diffusion à l’étranger de la culture volendamoise. Dès la fin du XIXe siècle, le propriétaire de l’hôtel Spaander, fondé en 1881, a fait poser sa fille en tenue traditionnelle pour des peintres, et a fait imprimer des images des plus beaux endroits de la ville pour la promotion de son établissement. La façade de l’hôtel ne semble pas avoir beaucoup changé depuis sa création. Elle arbore les mêmes volets blanc et rouge caractéristiques de la ville.
L’héritage des pêcheurs
À l’époque des cartes postales de Spaander, Volendam n’était qu’un petit port connu pour l’anguille. Mais, en 1932, le tourisme va prendre son essor, au détriment de la pêche. La construction d’une digue transforme la mer Zuiderzee, qui borde Volendam, en deux grands lacs et affecte durablement la pêche qui faisait vivre les habitants. Plus tard dans les années 1980, la population d’anguilles commence à décliner, et a désormais quasiment disparu.
Selon Evert Smit, qui dirige avec ses parents la dernière fumerie artisanale de la ville, il n’y plus aujourd’hui que deux bateaux de pêcheurs à Volendam, contre encore 55 auparavant. « En été, les pêcheurs ramenaient 500 kg de poisson par jour et par bateau, l’anguille était notre pomme de terre, raconte le grand blond. Désormais c’est un produit délicat », dont la pêche n’est autorisée que quatre mois par an. Pour s’adapter, les parents d’Evert ont ouvert en 2003 un restaurant, à côté de la fumerie Smit-Bakum. Le poisson fumé est vendu dans la petite boutique attenante ou servi aux clients du restaurant. « L’été, nous pouvons faire jusqu’à 150 couverts par jour », précise fièrement le propriétaire, qui se destinait à une carrière dans la banque.
Récupération des traditions
Mais un détail échappe aux touristes d’un jour. Si la cité portuaire est accueillante pour les voyageurs, elle n’est pas considérée comme très ouverte par le reste du pays. Aux dernières élections législatives de fin 2023, Volendam n’a pas échappé à la vague Geert Wilders, qui a déferlé sur les Pays-Bas. Près d’un habitant sur deux (42%) a voté pour le Parti pour la liberté (PVV). C’est 18 % de plus qu’aux dernières élections de 2021. Mais le phénomène n’est pas nouveau à Volendam. En 2007, la ville avait enregistré le plus gros score pour l’extrême-droite dans le pays. Les raisons avancées par les observateurs politiques sont multiples : situation compliquée de la pêche ou encore conservatisme latent.
Certains regrettent de voir leur ville chérie réduite à l’extrême-droite. « Je crois que les gens à Volendam n’ont pas de véritables préférences politiques, ils veulent juste qu’on les laisse tranquilles », explique Ringo, étudiant au conservatoire d’Utrecht, et originaire de Volendam. Dans le passé, « il y a aussi eu des discriminations » envers cette ville catholique dans un pays protestant.
Ringo loge dans une chambre au dernier étage d’une maison d’Amsterdam. Au-dessus de son large lit en bois, les portraits de ses ancêtres semblent veiller sur lui. Salopette traditionnelle, livres de photos de Volendam ou imposante statue religieuse typique de la ville… Les objets présents dans la pièce traduisent un attachement fort à la culture de la ville, dans laquelle il retourne souvent. Conjuguant sa passion pour les langues avec celle pour sa ville, il a entrepris l’écriture d’un dictionnaire du dialecte local de Volendam, avec déjà 15 000 mots recensés. Dans cet ouvrage, « mon but est d’informer sur la beauté du dialecte et de permettre à tous les Volendamois de mesurer la richesse de leur propre culture », évoque-t-il dans un très bon français. Ce dialecte local – qui donne un accent aux habitants qui le parlent – n’est pas du tout compréhensible pour le reste des Néerlandais. Ce qui ne les empêche pas de se bousculer pour venir se faire prendre en photo dans la ville touristique.