Utrecht et Amsterdam © Audrey Quétard / Kanaal

Au nom de l’héritage, les meuniers ne dorment pas

Une lutte s’en­gage pour sau­ve­gar­der les mou­lins, monu­ments emblé­ma­tiques de la culture néer­lan­daise. Si le métier de meu­nier se raré­fie, une com­mu­nau­té s’u­nit pour trans­mettre et per­pé­tuer un savoir-faire mil­lé­naire.

Sans doute les nuages se sont-ils for­més trop vite, d’un bleu sombre et allon­gés dans l’air humide, prêts à lâcher les feux du ciel sur le mou­lin de Sto­len, édi­fice géant dra­pé de roseaux au milieu des mai­sons à briques et des canaux chauf­fés par la moi­teur esti­vale. L’orage approche et le meu­nier Jan van der Maus le sait bien, il faut vite plier les voiles noires qui tapissent les palles du mou­lin.

Le temps presse et la foudre est impa­tiente. Jan accourt sur la pla­te­forme – bal­con en bois qui cercle le monu­ment -, désas­semble les cordes qui retiennent la voi­lure à l’arrière d’une des ailes pour libé­rer le tis­su. Il enroule le paque­tage à la hâte, l’accroche fer­me­ment autour de la pale en une demi-minute à peine. Voi­là le coup de chaud pas­sé, l’exercice est ter­mi­né.

Mais il n’y a jamais eu d’o­rage. Jan, 65 ans, est encore un appren­ti. À Amster­dam, le ciel est clair, c’est l’hiver, et son ins­truc­teur, Chris Smit, est res­té à ses côtés pour super­vi­ser la simu­la­tion, com­po­sante d’une bat­te­rie de tests pré­vus à l’aube de l’examen final.

50 % des Pays-Bas sous l’eau

C’est au tour d’Arie Zon­jee de défier le ton­nerre fac­tice. Lui-aus­si devien­dra meu­nier, en sep­tembre si tout se passe bien. Le mous­ta­chu de 73 ans boucle deux années de for­ma­tion au sein de la Guilde des meu­niers volon­taires, garante d’un savoir-faire ins­crit au patri­moine imma­té­riel de l’Unesco depuis 2017. L’association natio­nale, pas­sage obli­gé des enthou­siastes avides de s’initier à la meu­ne­rie, prêche la trans­mis­sion d’un art ances­tral que l’on ne sou­haite pas voir mou­rir.

Après une vie dans les salles de classe, Chris Smit forme désor­mais de futurs meu­niers. © Audrey Qué­tard / Kanaal

La Guilde est née en 1972. Depuis, elle pro­meut une édu­ca­tion basée sur l’expérience. « On apprend les bases du métier, puis on visite tous types de mou­lins avant de reve­nir à celui d’origine pour appro­fon­dir les connais­sances, effec­tuer des mises en situa­tions avant l’examen », détaille Chris Smit, maître depuis un peu moins de quinze ans.

Retrai­té et à 77 bou­gies pas­sées, l’ancien ins­ti­tu­teur amstel­lo­da­mois replonge dans l’enseignement. Cette fois d’une pas­sion. Celle qui fait sou­rire sa voix lorsqu’il détaille sa maquette géante des envi­rons ou les pro­to­types ins­tal­lés sur le ter­rain adja­cent. Il est inta­ris­sable sur la vis d’Archimède. Un long mor­ceau de métal qui lie l’eau au mou­lin.

Quand les ailes tournent, que le vent souffle assez fort et que la pluie est fraîche, cette vis pompe l’eau du bas­sin en contre­bas pour ali­men­ter un canal supé­rieur, « ce que nous fai­sons depuis 1235 », enseigne Chris. Avant, la manœuvre était répé­tée par d’autres mou­lins plus éle­vés, jusqu’à la mer. Ce « tra­vail d’équipe » a assé­ché des terres et per­mis aux Pays-Bas, « à moi­tié situés en-des­sous du point zéro », de res­ter au sec. 

« Machine tueuse »

Un mou­lin de pol­der sert à ça, main­te­nir le bas­sin qui le borde à sa juste élé­va­tion, même si l’eau n’est jamais loin. Quand Chris enfonce volon­tai­re­ment ses pieds dans la pelouse alen­tour, des gout­te­lettes émergent en sur­face. 

Régir un mou­lin est aus­si « une grande res­pon­sa­bi­li­té », expose Arie, « ça peut être une vraie machine tueuse ». Chaque action est clai­re­ment défi­nie, « le mou­lin n’est pas un jouet ». Il y a les visi­teurs qui se déplacent sur le bal­con, s’agrippent aux échelles, côtoient pou­lies et poutres mou­vantes. « Apprendre en pra­ti­quant, c’est la clé pour en être conscient » selon l’instructeur. La séance du jour est là pour ima­gi­ner l’imprévu,  et apprendre la conduite à tenir en cas de panne ou inci­dent météo­ro­lo­gique.

D’ordinaire, il suf­fit d’actionner une corde depuis la pla­te­forme pour faire ces­ser le mou­ve­ment des ailes. Et si le méca­nisme est défec­tueux, com­ment stoppe-t-on la rota­tion des pales ? Le pro­blème est énon­cé dans le gre­nier. Aux appren­tis de le résoudre.

« Yo ! », lance Chris à Jan, par­ti mettre en route le sys­tème. Les roues den­tées de bois s’agitent et se connectent. Elles cli­quettent et tournent. Ça grince et râle, le vent tape contre les ailes. « Chaque mou­lin a un son unique », dit Jan. Encore faut-il bien s’en sai­sir pour iden­ti­fier, à l’oreille, d’éventuelles ano­ma­lies. Cela vient avec l’expérience, dit-on.

Le gre­nier d’un mou­lin tourne au gré du vent via un sys­tème de pou­lies. © Audrey Qué­tard / Kanaal

Arie sou­lève une poutre via un sys­tème de levage et à la force de ses bras. Un bruit stri­dent trau­ma­tise les tym­pans. Étrange impres­sion d’une coque de bateau frot­tée contre un rocher. Ou d’un mor­ceau de métal traî­né sur le sol. Les murs tremblent. Et les pales s’immobilisent.

« Gagnant – gagnant »

Encore une manœuvre vali­dée, les appren­tis rejoin­dront bien­tôt les 2900 autres meu­niers – le pays en a déjà connu plus de 30 000 -, béné­voles comme eux, friands d’un patri­moine qui les fas­cine. Il est aisé de croire que tout cela est vain, que le mou­lin tourne « pour le plai­sir », amuse une poi­gnée de nos­tal­giques, sou­vent retrai­tés, à la recherche d’une seconde vie. « Si le mou­lin fonc­tionne, il reste en meilleure forme, argu­mente Chris. Mais le plus impor­tant, c’est prendre soin de l’héritage. Pen­dant des cen­taines d’an­nées nous avons uti­li­sé la puis­sance du vent. C’est bien de connaître son his­toire et com­ment nous en sommes arri­vés là. »

Arie Zon­jee et Jan van der Maus pas­se­ront leur exa­men au prin­temps. © Audrey Qué­tard / Kanaal

Certes, les nou­velles tech­no­lo­gies « nous ont, en quelque sorte, rem­pla­cées », les sta­tions de pom­page ne sont pas loin et se chargent du gros œuvre, mais « nous repré­sen­tons une aide en rame­nant l’eau sans élec­tri­ci­té, c’est gagnant-gagnant », sou­ligne Chris.

Autre­fois affaire de famille, la meu­ne­rie a besoin de mains. Et incite ceux qui ont gran­di loin des sacs de farine, char­pentes et pou­lies, à grim­per aux ailes. Ça s’est joué à une balade à vélo pour Jan, l’ex-enseignant lon­geait des mou­lins et trou­vait-là com­ment assou­vir son envie de « pré­ser­ver l’artisanat », enfin « ce qu’il y a à sau­ver » parce que les tech­niques tra­di­tion­nelles ne sont pas écrites, mais celles qui res­tent « ne doivent pas dis­pa­raître ». Arie, lui, a ça dans le sang, une longue his­toire fami­liale avec les seuls mou­lins garan­tis fait mai­son aux Pays-Bas, ceux dits « à scier » – qui coupent du bois -, inno­va­tion tech­no­lo­gique ô com­bien pré­cieuse au XVIe siècle pour construire des navires de guerre. La famille d’Arie en pos­sé­dait plu­sieurs dans la région d’Uitgeest, « ce petit vil­lage à la grande his­toire » dont l’apprenti est si fier.

Où sont les femmes ?

Les meu­niers sur­gissent n’importe où. Les visites sco­laires, gra­tuites, guettent l’éclosion des futures géné­ra­tions. Comme cette petite fille qui tire la corde connec­tée aux pales sur le bal­con. « Tu vas deve­nir meu­nière ! », encou­rage Chris.

Et la guilde aime­rait en voir plus, des femmes, entrer dans la confré­rie. Au nord d’Utrecht, à l’entrée de West­broek, vil­lage d’à peine 1000 âmes, un mou­lin à farine habillé de chaume sur­plombe langues de terres, rigoles d’eau et ani­maux de ferme épar­pillés çà et là. De la pla­te­forme de la bâtisse, la meu­nière Pau­lien Wiers­ma – pro­non­cé Pau­line – aper­çoit, à l’horizon d’un ciel clair, l’hôpital uni­ver­si­taire d’Utrecht, où, il n’y a pas si long­temps, elle pos­sé­dait un bureau, un tra­vail de docu­men­ta­liste et « beau­coup de stress ».

Le virus dit « du meu­nier »¸ la sexa­gé­naire l’attrape dix ans plus tôt en visi­tant le mou­lin avec son frère. « J’ai vu une fille avec de longs che­veux rouges, et stu­pi­de­ment, j’ai deman­dé ʺOù est le meu­nier ? ʺ, elle m’a dit ʺC’est moi ! ʺ.  Com­ment pou­vais-je ne pas pen­ser qu’une femme puisse exer­cer ce métier ? », se sou­vient Pau­lien. Le « feu qui s’allume », son goût pour le contact humain, la bio­lo­gie et la météo, hob­by héri­té du père, la per­suadent d’entamer l’apprentissage de la Guilde.

Mieux vaut ne pas avoir le ver­tige… Pau­lien n’est pas accro­chée ! © Audrey Qué­tard / Kanaal

Et qu’importe si depuis elle a man­qué son exa­men, Ron, son ins­truc­teur, lui fait confiance. Avant elle appre­nait auprès de Nienke, la meu­nière aux che­veux roux, et le tan­dem fémi­nin déliait les mau­vaises langues, on les disait « en couple ». Mais c’était avant que les men­ta­li­tés changent, avant le pro­jet « Zij Is Mole­naar », « Elle est meu­nière » en néer­lan­dais, lan­cé par la Guilde dans le ter­ri­toire d’Utrecht en 2022. Pour « ins­pi­rer d’autres femmes », l’i­ni­tia­tive pro­pose, aux cyclo­tou­ristes, une balade sonore sur l’his­toire des meu­nières.

Aujourd’hui le mou­lin du vil­lage, qu’on appelle « Le Cor­beau », est à l’arrêt. Pas assez de vent, pas besoin de moudre du grain, de toute façon. Avant d’enfourcher son vélo élec­trique et ren­trer chez elle, Pau­lien laisse les pales en forme de croix ver­ti­cale. 

Ce n’est pas un hasard. Mais un mes­sage pour les ini­tiés, comme un mot col­lé sur la vitrine d’une bou­tique : la meu­nière est absente. Mais pas de panique, dans quelques heures, le lent râle de la machine reten­ti­ra de nou­veau. 

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