Amsterdam © Benoît Chavatte / Kanaal
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Les demandeurs d’asile font avec les moyens du bord

Face au manque de places d’hébergement dis­po­nibles, les Pays-Bas ont choi­si d’accueillir 1 500 exi­lés sur un fer­ry amar­ré au port d’Amsterdam depuis octobre 2022. Les immi­grés sont accom­pa­gnés, nour­ris et soi­gnés. Et attendent leurs papiers afin de pou­voir tra­vailler.

Deux hommes s’engouffrent dans le par­king du fer­ry amar­ré dans la zone indus­trielle d’Amsterdam. Arri­vés au rez-de-chaus­sée, ils badgent avec leur carte jaune, papier d’identité déli­vré aux deman­deurs d’asile, et saluent les vigiles. Le navire ne va pour­tant pas quit­ter le quai pour une croi­sière exo­tique. Ce bateau est loué par le gou­ver­ne­ment néer­lan­dais à une com­pa­gnie esto­nienne pour abri­ter 1500 réfu­giés et deman­deurs d’asile, à défaut d’autres lieux d’accueil. Les Pays-Bas font face à une grave crise du loge­ment. La solu­tion trou­vée, cet héber­ge­ment inso­lite et théo­ri­que­ment pro­vi­soire. 

Pour se pré­sen­ter, le res­pon­sable du bateau pour le compte du COA (l’Organe cen­tral char­gé de l’accueil des deman­deurs d’asile), Lars Hen­ning, tente une méta­phore : « Ce bateau est un peu un hydre à deux têtes » : lui s’occupe de l’accueil des réfu­giés. Un autre capi­taine se charge du bateau et de son entre­tien.

Avec un large sou­rire, Lars Hen­ning débute la visite du fer­ry Galaxy. L’homme file sans s’arrêter à tra­vers le long cor­ri­dor qui des­sert les cabines. On a tout juste le temps d’apercevoir les pen­sion­naires cou­chés sur leur lit : le gérant est déjà à l’autre bout du cou­loir. « Deux hôtes sont logés dans chaque chambre. Le bateau peut théo­ri­que­ment en accueillir 3000, mais nous avons divi­sé la capa­ci­té d’accueil par deux pour des rai­sons de sécu­ri­té et de confort. »

Du lait pour bébé Jack Daniel’s

Plu­sieurs fois par jour, les rési­dents viennent se res­tau­rer dans le grand réfec­toire du bateau. Les repas ne sont pas pré­pa­rés sur place, le COA les fait livrer quo­ti­dien­ne­ment. 

Pour se four­nir en pro­duits de pre­mière néces­si­té, ils peuvent se rendre dans le maga­sin du fer­ry. La bou­tique de duty-free a été vidée de tous ses pro­duits de luxe. Un rideau de fer a même été tiré pour blo­quer l’accès aux gon­doles Ray-Ban. Des couches, du den­ti­frice, des ser­viettes hygié­niques et du sham­pooing sont dis­tri­bués gra­tui­te­ment. En-des­sous d’un pré­sen­toir sur­mon­té du pan­neau Jack Daniel’s, du lait en poudre est entre­po­sé. 

Des pro­duits de pre­mière néces­si­té, comme des couches, sont dis­tri­bués gra­tui­te­ment. © Benoît Cha­vatte / Kanaal 

Le gérant du bateau pousse la porte de l’ancienne salle de spec­tacles. À l’intérieur, une ving­taine de per­sonnes sont assises ou cou­chées sur des ban­quettes, smart­phone à la main. Le temps passe len­te­ment. Les deman­deurs d’asile sont dans l’attente per­ma­nente : six mois pour avoir l’autorisation de tra­vailler et un an et demi en moyenne pour obte­nir le sta­tut de réfu­gié poli­tique.

Néan­moins, aux Pays-Bas, 87% des demandes d’asile en pre­mière ins­tance ont été accep­tées en 2022. Un chiffre lar­ge­ment supé­rieur au taux d’acceptation fran­çais (28%) et à la moyenne des pays de l’Union euro­péenne (49%).

Un immense écran ins­tal­lé au-des­sus de la scène cen­trale sert à dif­fu­ser la télé­vi­sion néer­lan­daise. La très grande majo­ri­té des per­sonnes pré­sentes sont des jeunes hommes. L’un d’entre eux, Asaad Salem, est assis près d’un hublot. Pour conver­ser avec lui, l’usage d’un tra­duc­teur en ligne s’avère indis­pen­sable. « Je suis arri­vé il y a 45 jours sur le fer­ry », peut-on lire sur l’écran de son télé­phone. Le jeune homme de 19 ans, ori­gi­naire de Syrie, est pas­sé par la Rus­sie, la Pologne et l’Allemagne avant de rejoindre le navire. Le gar­çon, en jog­ging et avec les traits fati­gués, jus­ti­fie son choix : « Les Pays-Bas sont sûrs et stables et il n’y a pas de racisme ». Asaad, qui n’a pas de tra­vail, indique être heu­reux sur le bateau et réus­sir à pas­ser le temps : « Je vais par­fois mar­cher dehors pour chan­ger d’air ». 

Asaad Salem, 19 ans, a rejoint le fer­ry il y a 45 jours. © Benoît Cha­vatte / Kanaal 

Lars Hen­ning se dirige main­te­nant vers le pon­ton. Une quin­zaine de rési­dents grillent des ciga­rettes, qu’ils achètent avec les 14 euros reçus du Coa chaque semaine. Cer­tains se font rap­pe­ler à l’ordre : toute bois­son est inter­dite à l’extérieur du bateau. Le pano­ra­ma ne fait pas rêver : le fer­ry longe l’au­to­route menant à Amster­dam. À l’horizon, les pen­sion­naires peuvent aper­ce­voir, per­dus dans la brume, des dizaines de silos de pétrole. Le pay­sage est bien dif­fé­rent des petites mai­sons tra­di­tion­nelles et des com­merces pri­sés du centre-ville d’Amsterdam. 

Des bureaux installés dans un restaurant de luxe

À l’avant du bateau, une grande salle de confé­rences sert à accueillir des cours de néer­lan­dais. Ils sont obli­ga­toires pour toutes les per­sonnes qui ont obte­nu le sta­tut de réfu­giés et sont assu­rés par des pro­fes­seurs payés par le Coa. Dans un salon à proxi­mi­té, dix d’entre eux ont cha­cun ren­dez-vous avec une per­sonne qui les aident dans leurs démarches admi­nis­tra­tives, autour de petites tables de bar.

C’est le cas de Lilian Nayyi­ga, ougan­daise. La jeune fille de 20 ans a rejoint sa famille aux Pays-Bas et n’habite pas sur le bateau. Son tuteur l’aide à rem­plir des papiers admi­nis­tra­tifs pour la ville d’Amsterdam : « Je pense qu’il fau­dra qu’elle aille à l’école très vite », confie-t-il. Un moyen pour Lilian d’ap­prendre la langue et de s’in­té­grer plus faci­le­ment. Tous les enfants – il y en a 76 sur le bateau – ont d’ailleurs l’obligation d’être sco­la­ri­sés jusqu’à leur majo­ri­té. Des bus sont affré­tés par le COA pour les emme­ner dans leur éta­blis­se­ment res­pec­tif tous les matins.

Toute la logis­tique est assu­rée par le per­son­nel de l’organisation, qui a ins­tal­lé ses bureaux dans l’ancien res­tau­rant gas­tro­no­mique du fer­ry, « Le homard joyeux » : « Voi­ci le menu du réfec­toire pour ce midi », lance avec humour Lars Hen­ning, en mon­trant du doigt la carte de l’établissement. 

Les pen­sion­naires du bateau déjeunent dans le réfec­toire du fer­ry. © Benoît Cha­vatte / Kanaal 

Le quo­ti­dien des pen­sion­naires est assez enca­dré. Certes, ils peuvent aller et venir comme ils le sou­haitent, mais cha­cun doit se pré­sen­ter en file indienne tous les mer­cre­dis aux gui­chets du COA. Dans le cas contraire, les deman­deurs d’asile courent le risque de se faire rayer de la liste : « Au bout de deux absences, on consi­dère qu’ils ne veulent plus l’asile. Après tout, nous sommes dans un pays libre », lance Lars Hen­ning. 

L’acupuncture pour soigner les traumatismes

Dans les esca­liers, un grand écran annonce la tenue d’activités spor­tives ou de ses­sions menées par Acu­punc­teurs sans fron­tières. Sur son site, l’ONG explique qu’elle se donne comme mis­sion « d’atténuer les effets des­truc­teurs des trau­ma­tismes », grâce à l’utilisation d’ai­guilles. Des affiches indiquent aus­si un numé­ro à appe­ler en cas de pro­blème médi­cal et des pra­ti­ciens viennent à bord pour les aider. « Les rési­dents ont des pas­sés dif­fi­ciles. Par­fois, un simple contact phy­sique, comme une main posée sur l’épaule, peut suf­fire à  ce qu’ils se sentent atta­qués », expose Lars Hen­ning. 

Le déjeu­ner est annon­cé, Lars Hen­ning retourne dans son bureau. Cer­tains rési­dents des­cendent du bateau, mal­gré le froid et le vent. Pour se défou­ler ou se dépla­cer, ils uti­lisent l’un des vélos garés par cen­taines en bas du fer­ry et mis à leur dis­po­si­tion gra­tui­te­ment.

Le choix du travail au noir

Un pen­sion­naire fait des allers-retours à toute vitesse le long d’un sen­tier. Deux rési­dents fument à proxi­mi­té : « Un deman­deur d’asile avec un per­mis de tra­vail m’a pro­po­sé de me four­nir un vélo et un compte sur une appli­ca­tion de livrai­son à domi­cile. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il s’occuperait de tout en cas de pro­blème. » L’homme n’est pas dupe : « J’ai refu­sé, évi­dem­ment. Je n’ai qu’à patien­ter quelques mois. Si j’avais accep­té et que la police m’avait arrê­té, ils m’auraient tout pris ! »

L’ac­cord avec la ville d’Am­ster­dam expire en avril 2024. © Benoît Cha­vatte / Kanaal

Même s’ils obtiennent l’autorisation de tra­vailler, il n’est pas garan­ti qu’ils puissent conti­nuer à séjour­ner sur ce bateau. La ville d’Amsterdam et le COA négo­cient tous les six mois un accord per­met­tant au fer­ry de sta­tion­ner dans son port. Mais l’arrivée de Geert Wil­ders au pou­voir pour­rait bien chan­ger la donne. Le lea­der d’extrême-droite, qui a rem­por­té les élec­tions géné­rales en novembre der­nier, a décla­ré ne vou­loir « aucun deman­deur d’asile ».

Ronald Smal­len­burg, repré­sen­tant du COA, répond avec un dis­cours poli­cé : « Nous avons des obli­ga­tions légales et un enga­ge­ment vis-à-vis des Nations Unies et de l’Union euro­péenne. Tant que la situa­tion reste celle-ci, l’accueil ne devrait pas chan­ger ». L’organisation a, pour l’instant, « bon espoir » que l’accord soit renou­ve­lé en avril pro­chain. De son côté, la ville d’Am­ster­dam juge que l’ac­cueil sur le fer­ry n’est « pas sou­hai­table, mais qu’il répond aux normes mini­males d’hé­ber­ge­ment » et indique « recher­cher des lieux pou­vant res­ter ouverts à long terme. »