Amsterdam et Westerbork © Sarah Krakovitch / Kanaal

La Shoah aux Pays-Bas : mémoire retrouvée ?

La très récente construc­tion de monu­ments et de musées consa­crés à la Shoah tra­duit une prise de conscience tar­dive de la part des Pays-Bas. Et une mémoire dif­fi­ci­le­ment assu­mée.

Il y a quelque chose d’impudent dans cette immense plaine boueuse et noyée par la pluie. Les lieux imposent à cha­cun de res­ter silen­cieux. Non pas pour hono­rer la mémoire des mil­liers de per­sonnes inter­nées et décé­dées dans ce camp de concen­tra­tion, mais pour ne pas per­tur­ber le tra­vail du radio­té­les­cope de syn­thèse, ins­tal­lé ici en 1967. Ses immenses antennes déployées sur le ter­rain sont sen­sibles aux bruits et aux inter­fé­rences. Le public ne peut donc accé­der à Wes­ter­bork, l’ancien camp de tran­sit nazi, qu’à pied ou à vélo, ou en navette.

Ces antennes de 25 mètres de haut sont dis­po­sées à l’endroit même où 107 000 per­sonnes ont été empri­son­nées entre 1941 et 1944. Ces ins­tal­la­tions devant être pla­cées dans un endroit sans aucun habi­tant, tous les bâti­ments situés dans un rayon de 2 kilo­mètres ont été démo­lis. Un bon pré­texte pour le gou­ver­ne­ment néer­lan­dais, qui a donc déman­te­lé le camp au début des années 60 et ain­si effa­cé les traces de la Shoah.

L’ob­ser­va­toire, construit rapi­de­ment après la libé­ra­tion du camp, borde le mémo­rial des dépor­tés de Wes­ter­bork. © Sarah Kra­ko­vitch / Kanaal

Ben­ja­min Asscher a fêté son dix-hui­tième anni­ver­saire dans ce camp, en 1943. Son fils Maar­ten qui se tient près de la seule baraque en bois vert encore sur pieds, concède n’avoir « jamais osé lui deman­der s’il avait souf­flé une bou­gie, ou reçu un cadeau ». Son père n’en par­lait pas. Mira­cu­leu­se­ment échap­pé de Wes­ter­bork avec sa famille, Ben­ja­min a ensuite long­temps gar­dé le silence.

La grande absente

Mais Maar­ten n’en a pas appris davan­tage sur la Shoah à l’école. L’histoire contem­po­raine n’a été inté­grée au pro­gramme sco­laire néer­lan­dais que dans les années 60. « La Seconde Guerre mon­diale et l’Ho­lo­causte sont deve­nus des sujets d’en­sei­gne­ment à ce moment-là, explique Susan Hoger­vorst, maî­tresse de confé­rence en his­toire cultu­relle à l’O­pen Uni­ver­si­ty Nether­lands. Mais le terme Holo­causte n’é­tait évi­dem­ment pas encore uti­li­sé, et les moda­li­tés d’enseignement de ce sujet dépen­daient for­te­ment de chaque ensei­gnant ».

Maar­ten Asscher a écrit un roman sur l’histoire de sa famille, par­tie vivre en Angle­terre après la libé­ra­tion. © Sarah Kra­ko­vitch / Kanaal

Maar­ten regrette aus­si de ne pas avoir visi­té des lieux de mémoire, comme près de 130.000 élèves néer­lan­dais le font désor­mais chaque année à Wes­ter­bork. La visite s’apprête à com­men­cer pour cette classe de Seconde venue de Enschede, une ville proche de la fron­tière alle­mande. Mais avant, Mar­cel Ben­ja­mins, char­gé du pro­gramme édu­ca­tif du musée, véri­fie les connais­sances des élèves. « Cer­tains sont déjà venus ici ? », demande-t-il. Cinq mains se lèvent. « Vous avez déjà enten­du par­ler de Wes­ter­bork en classe ? ». La qua­si-tota­li­té des élèves font non de la tête. L’enseignante qui les accom­pagne sou­pire. À sa droite, un élève est déjà confor­ta­ble­ment ava­chi sur sa chaise, les bras croi­sés. Et les yeux clos.

Les Pays-Bas ont atten­du 2020 pour pré­sen­ter offi­ciel­le­ment des  excuses au peuple juif pour « l’action des auto­ri­tés à l’époque ». Aujourd’hui, l’histoire de la Shoah fait par­tie du canon van Neder­land, le pro­gramme d’enseignement d’histoire qui recense 50 thèmes devant être abor­dés durant la sco­la­ri­té. Mis en place en 2006, il a été modi­fié par le minis­tère de l’éducation en 2020 au motif qu’il pas­sait sous silence les « évé­ne­ments sombres » de l’histoire néer­lan­daise. Mais la méthode d’enseignement néer­lan­daise est plus libre que dans l’Hexagone. Chaque pro­fes­seur enseigne cette période comme il le sou­haite.

Mar­cel retrace avec les élèves l’histoire des Pays-Bas dans la Seconde Guerre mon­diale, rap­pelle que seuls 25 % des juifs néer­lan­dais ont sur­vé­cu, soit le taux le plus impor­tant d’Eu­rope occi­den­tale. Puis il pro­jette une carte de Enschede, où vivent les élèves. L’histoire d’une famille juive de leur ville envoyée à Wes­ter­bork puis à Ausch­witz inter­rompt les chu­cho­te­ments. Après le témoi­gnage vidéo d’une res­ca­pée, le groupe se dirige vers l’exposition. Leur mis­sion : réa­li­ser une acti­vi­té pour réflé­chir aux dilemmes de l’époque : cacher des Juifs chez soi et ris­quer sa vie, ou ne pas le faire. Ten­ter de s’échapper du camp, ou res­ter.

107 000 prisonniers

Deux élèves accou­dées près de l’immense maquette du camp ont expé­dié le tra­vail. « C’est l’âge où ce n’est pas « cool » de s’intéresser à l’histoire, observe Mar­cel. Poser des ques­tions, ils se disent que c’est la honte. » Il constate que les élèves un peu plus jeunes sont bien plus curieux. « Je me dis tou­jours que si deux trois étu­diants retiennent des choses de cette jour­née, c’est déjà bien. J’ai fait mon tra­vail. »

Rien ne des­ti­nait cet ancien conseiller juri­dique à gui­der les élèves à tra­vers le camp de Wes­ter­bork. Mais un jour, son grand-père lui raconte son pas­sé et lui parle du tra­vail for­cé. Déclic. Il devient béné­vole à Wes­ter­bork, part étu­dier à la fac d’his­toire. Et puis, on lui pro­pose de tra­vailler ici à plein temps. « Ça paraît étrange, mais ce n’é­tait pas un tra­vail pour moi, c’é­tait un devoir, une voca­tion. »

Trente minutes plus tard, Mar­cel retrouve les élèves à deux kilo­mètres du musée, dans ce qu’il reste du camp de Wes­ter­bork. La brume plane au-des­sus des lieux. Elle appuie l’atmosphère déjà funeste d’un endroit que l’on peine à ima­gi­ner sous un ciel bleu. Les élèves suivent Mar­cel. L’ennui se lit sur les visages de la troupe. Du camp d’o­ri­gine, il ne reste que la mai­son du com­man­dant, conser­vée sous un immense dôme de verre, des mor­ceaux de rail de train et deux wagons, où les 107 000 noms des dépor­tés sont lus en conti­nu. Emmi­tou­flé dans une écharpe rouge, Maar­ten s’approche du monu­ment fait de petits car­reaux de pierres brunes sur lequel sont ins­crits les noms de tous les déte­nus de Wes­ter­bork. « Mon père jouait au foot juste ici », raconte-t-il avec émo­tion, pho­to à l’appui.

Ben­ja­min Asscher (en haut à gauche) le père de Maar­ten. Pri­son­nier à Wes­ter­bork pen­dant deux ans, il fut membre de l’é­quipe de foot­ball « Flie­gende Kolonne », éga­le­ment char­gée d’ai­der les gens à entrer et à sor­tir des trains. © Sarah Kra­ko­vitch / Kanaal

La visite touche à sa fin. Mar­cel rap­pelle aux élèves que l’antisémitisme exis­tait avant la guerre, et qu’il existe encore. Les récents actes anti­sé­mites ? Et la guerre au Proche-Orient ? « On me pose peu de ques­tions là- des­sus, ou par rap­port au 7 octobre, explique-t-il. Je ne crois pas qu’il y ait une façon dif­fé­rente d’enseigner depuis », ajoute-t-il, en réfé­rence au monde uni­ver­si­taire néer­lan­dais qui s’écharpait, voi­là quelques semaines, sur le main­tien ou non d’une série de cours sur l’Holocauste et l’antisémitisme à l’université d’Utrecht, en rai­son du contexte géo­po­li­tique. « Je réponds quand on me pose des ques­tions à ce sujet, mais ici, c’est sur­tout un lieu de mémoire », pour­suit Mar­cel. Kees Rib­bens, cher­cheur à l’ins­ti­tut NIOD, estime pour sa part que les ensei­gnants d’his­toire « doivent veiller à expli­quer à leurs élèves, durant les cours sur l’Holocauste, la dif­fé­rence entre cette période et ce qu’il se passe aujourd’­hui. »

Rendre compte du drame collectif

Ber­tien Min­co, direc­trice du musée de Wes­ter­bork depuis deux ans, tra­vaille à la mise en ligne d’un site où tous les déte­nus du camp seront hono­rés. « Une sorte de sépul­ture en ligne, glisse-t-elle sou­riante. Nous gar­dons le vide mais nous le rem­plis­sons d’histoires. »

À 200 kilo­mètres de là, l’histoire est impré­gnée dans les murs de l’appartement d’Anne Frank. Aux pre­miers rayons du soleil, une foule s’amasse déjà devant la façade moderne et les grandes baies vitrées der­rière les­quelles se cachent l’une des plus célèbres cachettes de l’his­toire. En 2022, 1 060 groupes de col­lé­giens et lycéens ont sui­vi les pro­grammes édu­ca­tifs pour décou­vrir l’histoire des huit clan­des­tins qui y ont vécu pen­dant deux ans. Et 887 121 visi­teurs ont tra­ver­sé la biblio­thèque d’époque qui mène à l’An­nexe, où la famille Frank s’est cachée pen­dant deux ans.

La Mai­son d’Anne Frank orga­nise des ate­liers sur la Seconde Guerre mon­diale, l’Ho­lo­causte, l’an­ti­sé­mi­tisme, ou encore les pré­ju­gés. © Sarah Kra­ko­vitch / Kanaal

Tes­sa Voor­bij, pro­fes­seur d’histoire et res­pon­sable péda­go­gique à la Mai­son Anne Frank, a 26 ans. Elle en a qua­torze lorsqu’elle visite les lieux avec sa classe, et glisse à sa meilleure amie en obser­vant le guide que ce job doit être « fan­tas­tique ». Dix ans plus tard, elle tra­vaille chaque jour auprès des jeunes venus de toute l’Europe et par­fois au-delà. « Je veux leur faire com­prendre que l’histoire d’Anne est une par­mi des mil­liers, qu’elle n’est qu’un nom par­mi d’autres. »

Alors, elle adapte ses pré­sen­ta­tions aux classes qu’elle accueille, fait lire des lettres du Vél d’Hiv aux jeunes fran­çais, évoque l’élection d’Hitler et l’importance du droit de vote avec les néer­lan­dais, parle neu­tra­li­té durant la Seconde Guerre mon­diale avec une classe venue d’Irlande… « Quand on fait un lien avec leur pays ou leur ville, les élèves sont immé­dia­te­ment plus atten­tifs, ça rend l’histoire plus per­son­nelle », explique-t-elle.

De l’autre côté d’Am­ster­dam, dans le quar­tier de Joden­buurt, il est dif­fi­cile de pas­ser à côté des dizaines de plaques com­mé­mo­ra­tives en lai­ton qui jonchent le sol. Ces Stol­per­stein, lit­té­ra­le­ment « plaques sur les­quelles on tré­buche » en alle­mand, portent le nom des vic­times de l’Ho­lo­causte aux Pays-Bas. Et nombre d’édifices rap­pellent l’histoire juive de ce quar­tier.

En face du théâtre Hol­lanscche Shouw­bourg, lieu de ras­sem­ble­ments de tous les juifs avant leur trans­fert vers les camps, se dresse le Natio­nal Holo­caust Museum, qui ouvri­ra dans quelques semaines. Pre­mier musée entiè­re­ment consa­cré à la Shoah aux Pays-Bas, il se concen­tre­ra sur­tout sur « les récits indi­vi­duels et les his­toires de familles juives », confie le cher­cheur Kees Rib­bens, consta­tant qu’il a fal­lu 80 ans aux Pays-Bas pour construire un musée spé­ci­fi­que­ment dédié à cette période. Et il nuance : c’est bien la com­mu­nau­té juive néer­lan­daise qui en est à l’initiative, tout comme le mémo­rial de l’Holocaust, construit en 2021 un kilo­mètre plus loin.

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