Les œuvres de Johannes Vermeer (1632–1675) sont entrées dans l’histoire grâce à l’éclat de leurs couleurs. La production artisanale de ces pigments de peinture suscite encore aujourd’hui l’intérêt des amateurs comme des artistes. Mais la bigarrure de ces toiles s’enracine d’abord dans les tréfonds de bois des moulins à vent néerlandais.
On entendrait presque le lait se déverser dans la jatte de cuivre. L’œil est surtout attiré par le jaune ardent de sa tunique, qui contraste avec le bleu éclatant de sa jupe. Immortalisée en 1658 par le peintre néerlandais Johannes Vermeer, cette Laitière a assis sa place de chef d’œuvre de la peinture baroque pour l’éclat unique de ses couleurs.
Ce bleu si rare naît aujourd’hui sur un bout de papier Canson, dans un coin de l’atelier de Piet Kampenaar. Si sa main tremble un peu, son coup de pinceau est sûr. Il fend d’un jet outremer la toile blanche qui s’étire sur le chevalet. Au-dessus des teintes qui s’étalent, ses deux grands yeux clairs sourient. « Ce lapis-lazuli-là, il vient tout droit d’Afghanistan», lance l’artiste amateur en étalant encore davantage le pigment. Il n’est pas peintre, « pas pour deux sous », rit-il… Mais plutôt meunier. Piet nourrit quotidiennement sa passion pour les couleurs en les fabriquant dans les entrailles de bois grinçants de son moulin à vent, depuis 44 ans.
Unique au monde
Son moulin est bien spécifique : pas de farine ici, mais de la malachite, de la terre de sienne ou de l’indigo. « De Kat », « le chat » en néerlandais, est la dernière machine de bois au monde à broyer des pigments de peinture de manière traditionnelle, « comme il y a 400 ans », précise Piet, du temps des peintres baroques du XVIIe siècle, Vermeer ou Rembrandt. À cette époque, ces moulins à couleurs sont disséminés partout sur le territoire. Ils disparaissent progressivement avec l’industrialisation de la production des pigments. Sur les rivages du Zaan, au nord d’Amsterdam, les zéphires néerlandais entraînent les pales de bois du « Chat » depuis 1781.
Édifié à l’origine pour concasser des roches, le moulin « De Kat » a été plusieurs fois reconstruit. La bâtisse a vu son usage évoluer au fil du temps, pour finalement revenir à sa fonction d’origine en 1982 sous la houlette de son meunier actuel Piet. Depuis lors, les engrenages de bois et les meules de 3 000 kilos chacune broient chaque jour sous l’impulsion du vent craie et roches colorées. Ici, tout est produit « comme au bon vieux temps », souligne Piet, dont les mains noueuses s’enfoncent dans les poches de sa vareuse bleue tachée de peinture.
Reproduire les techniques du maître
Si le meunier de 73 ans a passé l’essentiel de ses tâches à son fils Robert, il continue à fabriquer de la peinture chaque jour, entre les quatre murs de son atelier. Les pigments qui s’alignent sur les étagères en un camaïeu de couleurs viennent des quatre coins du monde. Au début de son activité, Piet est allé chercher la plupart d’entre eux dans leur pays d’origine, quand ses jambes « étaient encore en forme », s’amuse-t-il en pointant ses pieds chaussés de sabots de bois qui font grincer le plancher. Une odeur de peinture fraîche et de résine flotte dans l’air. Le meunier chantonne alors qu’il mélange agilement quelques gouttes d’eau avec plusieurs pincées d’ocre. Sous ses couteaux à peindre apparait bien vite un beau orange tirant sur le jaune, à l’épaisse senteur de terre. « Vermeer l’a utilisé dans La Jeune Fille à la perle », sourit le meunier, « et il s’est probablement fourni en peinture dans un moulin comme celui-ci ».
« Ici, les pigments sont fabriqués à l’ancienne », poursuit-il en pointant du doigt l’une des monumentales meules qui trône au centre du moulin, actuellement recouverte d’une fine poussière rouge. « On broie une même matière pendant plusieurs mois, avant de laver la meule et de passer à une autre couleur ». Ces techniques uniques en font une production plus que convoitée, par les amateurs comme par les artistes accomplis. « Les gens viennent du monde entier pour se fournir ici », avance-t-il en balayant du regard les étagères colorées. « Notre savoir-faire est ancestral. L’idée, derrière, c’est de tenter de reproduire les techniques de peinture des grands maitres hollandais, et ça, c’est un sacré travail ».
Des pigments artisanaux pour restaurer les œuvres
Annelies Van Loon prend ce défi à bras-le-corps. La conservatrice et chimiste, qui travaille à l’Ateliergebouw, l’atelier de conservation d’œuvres qui fait face au prestigieux Rijksmuseum d’Amsterdam, connaît bien Piet Kampenaar et les productions de son moulin. Si elle et ses collègues se sont donnés pour mission de percer à jour les secrets de fabrication des pigments de Vermeer, son équipe se consacre également à la fastidieuse tâche de restaurer les matériaux utilisés par le peintre sur ses toiles.
« Quand on restaure la Laitière, on utilise des pigments fabriqués de la même façon que le faisait Vermeer pour qu’à l’œil nu, la retouche se fonde dans l’œuvre originale », pointe Annelies en balayant du regard les microscopes et générateurs de rayons X qui trônent dans les salles silencieuses. Sa voix résonne dans les couloirs silencieux. « Il faut donc des particules de même morphologie, produites avec le même matériau quand c’est possible », explique-t-elle encore en souriant. L’atelier est ainsi un client fidèle du moulin du « Kat ».
De la théorie à la pratique
Si les poudres colorées du moulin sont indispensables dans la conservation des œuvres du peintre, elles revêtent également un rôle essentiel dans l’apprentissage des techniques des pairs de Vermeer. À la TeekenSchool (« l’école d’art », en vieux néerlandais) adossée au Rijksmuseum, amateurs comme artistes défilent chaque jour pour se former aux techniques des artistes néerlandais. Affublée d’une chasuble bleue, Elisa, élève de 15 ans, est concentrée. Elle saisit d’un doigt un jaune d’œuf, qu’elle incorpore ensuite au pigment jaune étalé sur son ardoise. Armée de son pinceau, l’adolescente s’attaque ensuite à mélanger la pâte grumeleuse. Sur les tables de travail, des dizaines de bocaux remplis de poudres de couleur s’entassent : on discerne sur le verre le discret sigle du moulin « De Kat ». « On doit être ses plus gros acheteurs », s’amuse Lisouk Thorig-Van de Pol, professeure d’art, qui surveille d’un œil le travail d’Elisa.
La séance du jour est consacrée à la maîtrise de la tempera. Cette technique de peinture millénaire, fondée sur l’émulsion d’un jaune d’œuf avec un pigment et un peu d’eau, est plus que répandue à la Renaissance. Un siècle plus tard, Vermeer quant à lui, préfère déjà l’huile de lin au jaune d’oeuf. L’objectif des élèves, qui s’appliquent à peindre dans un joyeux brouhaha : représenter un citron, agrume récurrent dans les peintures hollandaises de la Renaissance et du siècle baroque. Les adolescents se sont d’ailleurs rendus au Rijksmuseum un peu plus tôt dans la matinée pour en étudier différentes représentations. « À cette époque, le citron était un agrume très cher et très convoité », détaille Lisouk à son auditoire attentif, une fois la séance de peinture terminée. « C’est un symbole des richesses d’Orient, que l’on retrouve également dans La Jeune Fille au verre de vin de Vermeer». Si ce dernier utilisait au XVIIe siècle une poudre jaune tirée du plomb d’étain, « cette matière est hautement toxique et interdite d’utilisation aujourd’hui », précise Lisouk. Qu’à cela ne tienne, les artistes amateurs usent aujourd’hui d’un pigment synthétique à la teinte similaire, broyé par les meules du moulin « De Kat ».
« L’idée derrière ces cours, c’est de prendre la pleine mesure de tout le processus de peindre, de la fabrication des pigments à l’application sur toile », avance-t-elle en remerciant les élèves qui rangent leur blouse. Dans les arcanes de son moulin, Piet, au cœur du processus de la conception des couleurs qui créent les chefs d’œuvres, ne peut qu’acquiescer. Attention cependant. « On ne se prétend pas Vermeer juste en achetant 100 grammes de lapis-lazuli », s’esclaffe-t-il. « Au fond, ce n’est pas le pigment qui fait la différence ». Tout est dans le coup de pinceau.