IJmuiden © Pauline Saint / Kanaal

Chez Tata Steel, la fierté ouvrière perdure malgré les critiques écologiques

L’ancien fleu­ron sidé­rur­gique des Pays-bas, tom­bé en dis­grâce à cause de son acti­vi­té pol­luante, conti­nue de faire battre le cœur de ses sala­riés. Plus de 100 ans après sa créa­tion, ils défendent ardem­ment l’u­sine Tata Steel, et avec elle, leurs emplois et une par­tie de leur his­toire fami­liale. 

Une cou­lée de lave orange jaillit subi­te­ment des entrailles du haut-four­neau n°6. Le vol­can de l’a­cié­rie, qui culmine à 125 mètres de hau­teur, entre en érup­tion. Arnold Voge­laar recule de sur­prise. Les deux mains agrip­pées à son télé­phone, il filme le spec­tacle. 

« Ima­gi­nez tout ce qui est fabri­qué grâce à cet acier chez vous : les piles, les radia­teurs, les réfri­gé­ra­teurs et les voi­tures. Reti­rez tout ça et vous ver­rez qu’on serait encore tous assis par terre », com­mente en criant l’ex-salarié de 69 ans, des bou­chons anti-bruit vis­sés aux oreilles. Après qua­rante-huit ans de car­rière à Tata Steel, située à l’ouest d’Am­ster­dam, il en fait volon­tai­re­ment la visite, ce lun­di de février.

Arnold Voge­laar, guide volon­taire à l’a­cié­rie, prend le four en pho­to. ©Pau­line Saint / Kanaal

En face de lui, un bras de fer auto­ma­ti­sé, sur­plom­bé d’une foreuse à l’aspect rugueux, vient de per­cer un large trou ver­ti­cal dans le ventre du four­neau. « Com­ment les gens qui tra­vaillent là ne pour­raient pas avoir mal au coeur quand ils entendent que leur usine pol­lue ? Nous sommes très fiers de ce que nous fai­sons », ful­mine Arnold Voge­laar, le visage rou­gi par la cha­leur étouf­fante, désor­mais hap­pé par la dex­té­ri­té d’un fon­deur. 

Au milieu de l’immense entre­pôt rouillé par l’oxy­da­tion du fer, Job Bak­ker paraît minus­cule. La figure noir­cie par les pous­sières de char­bon, il manie aus­si bien des mar­teaux que des machines de plu­sieurs tonnes. Vis­ser, per­cer, bou­cher, vider : ici, on répète inlas­sa­ble­ment les mêmes gestes depuis sept heures, au che­vet de la four­naise capable de cra­cher 9 tonnes d’acier à la jour­née.

« Il y a du bruit, du feu, des fumées, il fait chaud. C’est un métier pour les bos­seurs qui n’ont pas froid aux yeux, s’emballe l’hyperactif de 25 ans, qui a cou­vert son casque de chan­tier de plu­sieurs dizaines de sti­ckers. Une goutte de sueur perle sur son front. Mes potes me disent que c’est sale, qu’ils viennent voir un peu ! ». Job pointe du doigt une hotte géante de forme rec­tan­gu­laire, et une seconde, à la carac­té­ris­tique d’être mobile, cen­sées l’empêcher d’inhaler les fumées des métaux brû­lés. 

L’acier vert, la solution Tata Steel

Depuis plus d’un siècle, l’histoire glo­rieuse de l’entreprise – his­to­ri­que­ment appe­lée Konink­lijke Hoo­go­vens – coule dans les veines des ouvriers. La pro­duc­tion de fonte puis d’a­cier, célé­brée en grande pompe par la famille royale en 1926, a contri­bué d’un même geste à l’enrichissement du pays et celle de ses sala­riés. Pre­mières vacances, accès aux études et à la pro­prié­té : les familles ouvrières ont pu s’émanciper grâce à l’ancien fleu­ron indus­triel et lui sont res­tées fidèles, quitte à fer­mer les yeux sur son acti­vi­té pol­luante.  

Pour­tant, les faits sont là. La coke­rie rejette des métaux lourds y com­pris du plomb qui nuisent à la san­té de ses 9 000 sala­riés et des rive­rains. Le taux de can­cer des pou­mons est jusqu’à 50% supé­rieur à la moyenne natio­nale dans cer­taines régions péri­phé­riques, selon une étude publiée par l’IKNL, l’institut de can­cé­ro­lo­gie des Pays-bas en 2020.

En réponse, la branche néer­lan­daise de la mul­ti­na­tio­nale indienne Tata Steel a annon­cé un ambi­tieux plan pour pro­duire de l’acier vert et réduire ses émis­sions de CO2 de 35 à 40% d’ici à 2030. Une trans­for­ma­tion au coût esti­mé à plu­sieurs mil­liards d’eu­ros, pré­voyant de pro­duire de l’a­cier à par­tir d’hy­dro­gène, au lieu du gaz natu­rel actuel­le­ment uti­li­sé.

« L’un de nos deux hauts four­neaux a été remis en marche début février après des mois d’arrêt sans que per­sonne s’en aper­çoive à l’extérieur. La der­nière fois, en 2002, les fumées avaient été sen­ties jusqu’à 50 kilo­mètres du site », explique Lenne Bak­ker, ingé­nieure qui a sui­vi la moder­ni­sa­tion de l’in­fra­struc­ture, datant de 1967.

Vue de l’un des deux hauts four­neaux, construit en 1967. ©Pau­line Saint / Kanaal

En juin der­nier, une cen­taine de mili­tants de Green­peace et d’Extinction Rébel­lion se sont intro­duits dans l’enceinte du site afin d’en blo­quer l’accès aux sala­riés. Des prises de posi­tion anti-Tata qui inquiètent – cer­tains confient avoir désac­ti­vé leur compte Face­book depuis – et qui sont de « de moins en moins rai­son­nables » selon Jack Ger­rit­sen, opé­ra­teur de main­te­nance.

Quand il était enfant, sa tante essuyait avec ses doigts la suie amas­sée sur la corde à linge avant d’é­tendre ses vête­ments à l’ex­té­rieur. Cin­quante ans plus tard, ces pous­sières bru­nâtres sont incrus­tées par­tout dans l’enceinte de l’usine : aux pneus des voi­tures, aux façades en briques et aux fenêtres des bâti­ments pré-fabri­qués. Il y a six ans, une nuit d’hiver, une pluie de gra­phite et de neige noire a même été souf­flée par les che­mi­nées sur la région. Le père de famille n’a­vait jamais vu ça.

Un avenir incertain, à défendre coûte que coûte 

« Nous avons dor­mi trop long­temps ici. Il faut que nous pro­gres­sions pour l’environnement mais je doute qu’on y par­vienne en si peu de temps », admet Jack avec pudeur, aujourd’­hui âgé de 60 ans, assis au bord de son fau­teuil à rou­lettes. Depuis une salle de contrôle à l’allure de cock­pit, équi­pée d’une kit­che­nette à la mode des années 1980, il sur­veille la com­po­si­tion des métaux intro­duits dans le haut-four­neau.

Le père de famille, qui vient tous les jours au tra­vail à vélo, n’est pas le seul à dou­ter. En novembre der­nier, la direc­tion a annon­cé un plan de licen­cie­ment de 800 per­sonnes, alors qu’elle ren­contre des pertes finan­cières sans pré­cé­dent. Une « déci­sion prise dans l’urgence » que réprouve le grou­pe­ment syn­di­cal FNV, qui compte près de 4 500 adhé­rents – soit la moi­tié des effec­tifs du groupe.

Vue d’en­semble de l’u­sine, inau­gu­rée en 1918. ©Pau­line Saint / Kanaal

« La direc­tion doit prou­ver aux employés que leur car­rière à Tata Steel est assu­ré sur cinq à dix ans, avance Cihan Lacin, le secré­taire géné­ral du syn­di­cat. Licen­cier des gens n’est pas la solu­tion quand on sait que nous man­quons déjà de per­son­nel pour enga­ger la tran­si­tion vers de l’acier propre. Tata Steel ne pour­ra pas conti­nuer d’exister sans eux ». 

Si les cri­tiques existent bel et bien, elles ne se par­tagent qu’entre sala­riés, à l’in­té­rieur de l’u­sine. Ces der­niers prennent soin de ne pas écor­ner son image et forment un bloc uni der­rière le géant d’acier. Les récentes polé­miques engen­drées par la pol­lu­tion ont même par­ti­ci­pé à for­ger un dis­cours par­ta­gé de tous, à com­men­cer par Arnold Voge­laar : « Ce n’est pas par­fait, on le sait bien, mais on fait de notre mieux ». 

Le jour­na­liste néer­lan­dais Bart Vuijk, récom­pen­sé pour ses recherches sur l’a­cié­rie, a pu obser­ver la sen­si­bi­li­té du sujet lorsqu’il a publié ses pre­mières inves­ti­ga­tions dans le jour­nal Noord­hol­lands Dag­blad. « J’ai reçu de nom­breuses menaces du per­son­nel ces der­nières années. Cer­tains ont dit qu’ils vien­draient chez moi pour me frap­per. Leur loyau­té envers l’entreprise n’est plus à prou­ver », concède-t-il lors d’un entre­tien télé­pho­nique.

Une histoire glorieuse en héritage 

Défendre l’usine quand elle est atta­quée, c’est d’abord pro­té­ger une part de son iden­ti­té. De son port au large de la mer du Nord à son por­tail vitré orné de feuilles d’or par l’architecte Dudok, les sala­riés tra­vaillent chez Tata Steel comme dans un vil­lage auto­nome avec ses règles et ses tra­di­tions. La trans­mis­sion de ce savoir-faire métal­lur­gique de père en fils en est une. 

« Mon grand-père et mon père ont tra­vaillé ici, je tra­vaille ici depuis vingt-cinq ans et mes deux gar­çons tra­vaille­ront ici aus­si. Avec eux, mon héri­tage se per­pé­tue­ra », raconte fiè­re­ment Frenk Groen, chef opé­ra­teur dans les hauts four­neaux, accou­dée à une table en for­mi­ca blanc. Les fils Groen, âgés d’une ving­taine d’années, sui­vront les pas de leurs aïeuls à la « Tata Aca­de­my », où sont for­més la majo­ri­té des employés depuis 85 ans.

Pour les des­cen­dants d’ouvriers sen­sibles aux enjeux cli­ma­tiques, la mémoire de cet héri­tage char­rie son lot d’interrogations. « Com­ment abor­der les pro­blèmes de l’usine à la mai­son tout en res­pec­tant l’attachement de nos proches à leur his­toire ? », résume Mat­thew Kunst*, ancien édi­to­ria­liste, assis à la table d’un bar bran­ché du centre-ville de Bever­wijk, à cinq minutes en voi­ture de Tata Steel. Le tren­te­naire se rap­pelle de longues conver­sa­tions par­fois conflic­tuelles avec son père, son frère ou ses cou­sins, qui y tra­vaillent. 

L’année der­nière, la met­teuse en scène Chris­tine Otten et sa fille se sont libre­ment ins­pi­rées de son vécu pour écrire leur pièce de théâtre. Dans « Sous la fumée des hauts four­neaux, un drame fami­lial mou­ve­men­té », elles ima­ginent l’histoire d’une famille déchi­rée par le sort de l’u­sine : le père la défend coûte que coûte, tan­dis que le fils la dénigre. Mat­thew et son père ont assis­té ensemble à l’une des repré­sen­ta­tions, dans la grande salle à la déco­ra­tion défraî­chie du « Hoo­go­vens Museum », à l’entrée du site. 

Arnold Voge­laar, le regard tour­né vers le port de l’u­sine. ©Pau­line Saint / Kanaal

« L’ambiance était ten­due au début. J’avais peur que mon père déteste ce qu’il avait vu », raconte d’un ton lent Mat­thew, qui puise dans ses sou­ve­nirs. À la fin, il m’a dit que les gens  devaient savoir tout ça. Que des chan­ge­ments doivent inter­ve­nir chez Tata Steel mais qu’il faut aus­si res­pec­ter et prendre en consi­dé­ra­tion l’opinion des sala­riés ».  

Au terme d’une visite de quatre heures, notre guide pose sa mal­lette grise sur une table du musée. Il a revê­tu une che­mi­sette bleue bro­dée d’un four­neau en fusion. « Il y a autant d’êtres humains que de façons de voir les choses, réplique Arnold Voge­laar sans grand enthou­siasme, à pro­pos de la pièce de théâtre. Le futur de Tata Steel ne s’écrira qu’à la lumière du pas­sé. Les gens ne peuvent pas com­prendre l’importance de l’usine ». Las, le retrai­té res­sasse une gloire pas­sée, mais l’avenir ici reste incer­tain. 

*  : le pré­nom a été modi­fié

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