Amsterdam et Groningue © Antoine de Raigniac / Kanaal

Corporations étudiantes, de nouveaux défis pour ces vieilles dames

Entre-soi sélect, culture du secret et scan­dales à répé­ti­tion, les « Corps » ces confré­ries étu­diantes si puis­santes aux Pays-Bas sont poin­tées du doigt. Pour per­du­rer, elles sont obli­gés de se repen­ser.

Une cra­vate vio­lette bro­dée avec du fil doré se balance au rythme de « Par­ty in the Usa » de Miley Cyrus. Son pro­prié­taire, un jeune en veste de cos­tume noir tachée d’al­cool n’en est pas à son pre­mier verre. « Chaque nom ins­crit des­sus cor­res­pond à d’an­ciens membres du « Corps ». Je n’ai pas le droit de la laver » lâche-t-il, cares­sant la relique atta­chée à son cou. Sur la piste de danse, des effluves de bière s’é­chappent du par­quet glis­sant où se déchaînent les « gree­nies », les pre­mières années qui viennent d’achever leur bizu­tage. Per­ché sur une estrade, un jeune homme vide un verre dans la bouche d’une étu­diante qui tente de l’en empê­cher. Encou­ra­gée par les applau­dis­se­ments, elle finit par ingur­gi­ter le demi-litre de bière.

La soi­rée se tient dans une mai­son bour­geoise du sud-ouest d’Am­ster­dam. Elle abrite l’as­so­cia­tion SSRA (Socie­tas Stu­dio­so­rum Refor­ma­to­rum Amster­dam), l’un des 49 « Het corps » du pays (« Le corps », en néer­lan­dais). Fon­dés au XIXe siècle, ils forment un « ensemble de cor­po­ra­tions étu­diantes liées aux uni­ver­si­tés et aux « grandes » familles néer­lan­daises » décrit la phi­lo­sophe Maartje Roe­lof­sen. « Très secrets et dif­fi­ciles d’ac­cès », ils réuni­raient pour­tant plus de 47 000 étu­diants répar­tis dans les prin­ci­pales villes étu­diantes du pays. Cette année, le nombre de can­di­dats est trois à quatre fois supé­rieur aux places dis­po­nibles.

Pour­tant, les « Het Corps » n’ont pas bonne presse. Taxés d’« éli­tistes », « tra­di­tio­na­listes » et « sexistes » par leurs détrac­teurs, ils s’illus­trent régu­liè­re­ment dans les médias : tags de croix gam­mées, lâchers d’a­ni­maux sau­vages dans les dor­toirs, vio­lences entraî­nant des lésions céré­brales chez de jeunes bizuts. D’a­près Maartje Roe­lof­sen, « ces cor­po­ra­tions his­to­riques entre­tiennent leur pas­sé tan­dis que la socié­té, elle, change. » Dans leur rang, un arbi­trage déli­cat entre entre­tien des tra­di­tions et adap­ta­tion au nou­veau monde est en marche.

Des clubs très sélects

« MVTVA FIDES », « fidé­li­té mutuelle ». Les lettres en capi­tales dorées décorent l’entrée d’un bâti­ment haut de quatre étages de la place Grot Markt dans le centre his­to­rique de Grö­nin­gen. Ins­tal­lé face à la mai­rie, il abrite le siège de la deuxième plus ancienne cor­po­ra­tion du pays, Vin­di­cat. Sil­ves­ter, son pré­sident, un jeune blond d’un mètre quatre-vingt dix aux che­veux bou­clés ouvre la porte. Une forte odeur d’alcool semble incrus­tée dans les murs de cette mai­son aux allures de manoir. La récep­tion au pre­mier étage, haute de quatre mètres sous pla­fond, abrite d’im­po­santes tables en bois de style médié­val. 

Siège de Vin­di­cat sur la place Grote Markt à Gro­ningue. © Blanche Dome­nach / Kanaal

Le jeune homme s’ins­talle sur une chaise recou­verte de velours rouge. Un club fer­mé ? « La porte est ouverte à tous », rétorque-t-il détaillant le sys­tème de lote­rie mis en place. Pour­tant, les can­di­dats à l’adhé­sion res­tent homo­gènes. « Des per­sonnes néer­lan­do­phones, blanches, hété­ro­sexuelles dont l’un des parents était membre par le pas­sé. D’autres intègrent la com­mu­nau­té, mais ce sont des jeunes atti­rés par cet entre-soi aux valeurs tra­di­tion­nelles », ana­lyse Maartje Roe­lof­sen.

Dans le fond de la salle, des bancs en bois plus rustres « sont réser­vés aux pre­mières années pen­dant les dîners et réunions » s’a­muse l’é­tu­diant. En plus de cette hié­rar­chie entre géné­ra­tions, une autre plus insi­dieuse exis­te­rait entre les « clubs ». « Ces groupes de qua­torze étu­diants de Vin­di­cat for­més par affi­ni­tés sont numé­ro­tés de 1 à 10 en fonc­tion de la popu­la­ri­té des membres », explique la phi­lo­sophe. « Nous habi­tons par club, dans des mai­sons louées par le Corps », pour­suit Sil­ves­ter.

Membres du bureau de Vin­di­cat. En haut, deuxième sur la gauche, Sil­ves­ter. © Vin­di­cat

« Gosses de riches borderline »  

Au-des­sus du jeune homme, une tête de cerf aux bois impres­sion­nants semble le sur­veiller. Le bizu­tage ? Le jeune homme est éva­sif, secret oblige. Une étu­diante, pré­fé­rant res­ter ano­nyme, détaille : « Tu es obli­gé de boire tout le temps, de gar­der ton télé­phone allu­mé en per­ma­nence pour obéir aux ordres les plus absurdes, comme appor­ter un ciga­rette au siège en pleine nuit. » Une fois inté­grés, les pre­mières années, « n’ont pas le droit d’a­voir une porte de chambre tant qu’ils n’ont pas bai­sé devant les autres » pour­suit-elle. Leur image à Gro­ningue celle « de gosses de riches bor­der­line. »

Un tro­phée de la « salope de l’é­té » et la publi­ca­tion d’une « liste Ban­ga » énu­mé­rant les « filles faciles » chez Vin­di­cat ont fui­té dans la presse ces der­nières années. L’é­tu­diante évoque aus­si la pra­tique du « Vin­di­fuck », le fait de « jouir le plus rapi­de­ment pos­sible dans une fille et de la lais­ser en plan ». Des com­por­te­ments connus chez Vin­di­cat mais répan­dus dans d’autres « Het Corps. » Ils ont pous­sé l’an­cien ministre Jet Bus­se­ma­ker ou plus récem­ment la maire d’Am­ster­dam, Femke Hal­se­ma, à mena­cer d’en fer­mer cer­tains.

Faire le ménage

Les yeux por­tés sur les armoi­ries de Vin­di­cat, une lime et une épée croi­sées pour leurs carac­tère « fidèles et civi­li­sés », Sil­ves­ter est visi­ble­ment tou­ché  ; « Ces com­por­te­ments indi­vi­duels sont inac­cep­tables. Ils ont sali l’i­mage de la com­mu­nau­té. »

À quelques rues de là, Ruben Wagen­voort par­court les bureaux admi­nis­tra­tifs de l’U­ni­ver­si­té de Gro­ningue à la recherche d’une salle dis­po­nible. Il est à la tête du comi­té étu­diant de l’U­ni­ver­si­té – sorte de super BDE – char­gé des rela­tions avec les « Corps ». « Vin­di­cat a beau­coup chan­gé ces der­nières années ». Fier d’ex­po­ser la « viva­ci­té » du tis­su asso­cia­tif de l’U­ni­ver­si­té, le jeune homme le recon­naît, « nos rela­tions sont meilleures. Vin­di­cat s’a­mé­liore sur la bois­son, le sexisme et la sécu­ri­té. Nous les accom­pa­gnons dans ce pro­ces­sus. »

Des codes de conduite co-rédi­gés avec l’U­ni­ver­si­té ont récem­ment été mis en place pour répondre aux cri­tiques. C’est aus­si le cas chez Uni­tas, corps for­mé en 1911 dans le cœur d’Am­ster­dam. Pour Sarah, membre du bureau, « cha­cun peut trou­ver sa place dans la confré­rie. Cette répu­ta­tion ne nous repré­sente pas, notre héri­tage est riche. »

Perpétuer les traditions

Face aux pho­tos de soi­rées arro­sées accro­chées au mur, Sarah se concentre sur les ver­tus de ces socié­tés étu­diantes, « aujourd’hui, la majo­ri­té des rela­tions entre jeunes se font en ligne. Ici, nous per­pé­tuons le vivre-ensemble, la soli­da­ri­té. On se retrouve, on décom­presse et sur­tout, on fait la fête. » Au sous-sol, elle dévoile le bar pri­vée de la confré­rie, équi­pé de ses propres tireuses à bières. Der­rière le comp­toir, une étoile taillée dans le bois dévoile un « Hei­ne­ken Uni­tas », spon­sor du « Corps ». En soi­rée, la bière est à un euro. Sarah le recon­naît, « être fêtard est sou­vent une condi­tion pour s’é­pa­nouir dans la com­mu­nau­té. »

Bar pri­va­tif au siège d’U­ni­tas à Amster­dam. Sur les pan­neaux jaunes, l’hymne du « Corps ».
© Blanche Dome­nach / Kanaal

Comme Sil­ves­ter, elle est en année sab­ba­tique pour s’oc­cu­per de la confré­rie. Recru­ter les nou­veaux, orga­ni­ser les évè­ne­ments, trou­ver de nou­veaux par­te­naires, un enga­ge­ment à temps plein afin de péren­ni­ser « cette grosse entre­prise », explique-t-elle. « Il est cou­rant de voir ces jeunes inves­tir plus leur éner­gie dans la vie de ces com­mu­nau­tés que dans leurs propres études », remarque la phi­lo­sophe Maartje Roe­lof­sen.

Et pour cause, le retour sur inves­tis­se­ment est payant. Être membre du bureau d’un « Corps » est très appré­cié des recru­teurs. Ce « plus sur le CV » s’a­joute pour Sarah au réseau auquel la com­mu­nau­té donne accès. Au-delà des rela­tions pro­fes­sion­nelles, la com­mu­nau­té struc­ture aus­si les liens intimes. « À part moi, la plu­part sont en couple avec d’autres membres d’U­ni­tas », s’a­muse Sarah. Elle en est sûre, « les filles de mon club seront sans aucun doute les demoi­selles d’hon­neur de mon mariage ! »

Un patrimoine néerlandais ?

Pour tour­ner la page et redo­rer leur bla­son, les « Het Corps » tentent depuis quelques années d’in­té­grer le pro­gramme de pré­ser­va­tion du centre de culture imma­té­rielle du pays. « Nous n’a­vons pas accé­dé à leur demande car ils ne peuvent tou­jours pas garan­tir la pro­tec­tion de l’intégrité phy­sique des per­sonnes. » Pie­ter van Rooij, conser­va­teur, s’est char­gé en 2016 de leur can­di­da­ture. Il l’in­ter­prète comme « un moyen de se pro­té­ger d’un cli­mat qui leur est défa­vo­rable. »

S’ils ne peuvent inté­grer le pro­gramme de pré­ser­va­tion, « Leur héri­tage est indé­niable. Ils par­ti­cipent à la culture très forte de la convi­via­li­té estu­dian­tine aux Pays-bas », d’a­près Pie­ter. « C’est aus­si his­to­ri­que­ment, l’un des endroits les plus impor­tants pour la repro­duc­tion du pou­voir », ajoute Maartje Roe­lof­sen. Dans une confré­rie très secrète, la série néer­lan­daise « Ares » (2020) met en scène une jeune élite dont l’hé­ri­tage remonte à l’âge d’or du pays. Dans un genre emprun­tant à l’hor­reur, les per­son­nages sont prêts à tout pour main­te­nir leur emprise sur le pou­voir poli­tique.

La soi­rée conti­nue au siège de SSRA. Miley Cyrus fait son retour dans les enceintes alors que les étu­diantes s’ag­glu­tinent près d’une borne lumi­neuse aux cou­leurs du « Corps ». Avec leurs cartes Hei­ne­ken sans contact, ils rechargent leur cré­dit bois­son. Sous les lustres pous­sié­reux, deux époques semblent s’entrecroiser.

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