Tandis que le plus grand champ gazier d’Europe doit définitivement stopper sa production en octobre 2024, les tremblements de terre continuent de fragiliser le quotidien des habitants.
Assise sur son canapé verdâtre aux côtés de son chien Thibault, Irène Venditti, cheveux blancs et pull over rouge, regarde les chaînes d’informations. Derrière sa télévision, une fissure s’étend horizontalement sur le mur. D’autres craquements semblables à des éclairs tapissent les murs de sa maison. Cuisine, chambre, salon… Aucune pièce n’est épargnée. « C’est de pire en pire », se désole l’habitante de Woltersum, petit village de 365 âmes situé dans la province de Groningue.
Dans cette région du nord des Pays-Bas, plus de 85 000 propriétés ont été endommagées par des tremblements de terre. Non pas que la zone soit propice à ce type d’événements, mais l’exploitation du plus grand gisement de gaz naturel d’Europe a entraîné des centaines de séismes. D’où l’arrêt définitif à partir du 1er octobre 2024 de l’extraction de gaz, qui a débuté il y a 60 ans. Gérée par la Compagnie pétrolière néerlandaise – créée par les multinationales Shell et ExxonMobil‑, elle a été le fer de lance de la production énergétique du pays.
« Pas d’activité sismique avant le début du forage »
« Groningue était une région morte tectoniquement : il n’y avait pas d’activité sismique avant le début du forage », explique Jean-Paul Ampuero, sismologue à l’Université de Côte d’Azur, qui travaille sur les séismes dus aux activités humaines. Un premier tremblement de terre a été recensé en 1986. Depuis, ces évènements se sont accélérés.
« L’activité sismique est corrélée à la production de gaz ». Jean-Paul Ampuero explique que lorsque le gaz est extrait, le réservoir dans le sol se compacte et entraîne une concentration de forces qui déclenche des séismes.
En 2012, un séisme a même atteint une magnitude de 3,6 dans la commune d’Huizinge, à une dizaine de kilomètres de Woltersum. Irène Venditti s’en souvient très bien. La traductrice raconte s’être réveillée en pleine nuit, le sol tremblait. Les séismes – et les dégâts qui suivent – se sont succédés. « À partir de 2012, on voyait quelques fissures dans la brique et on se demandait : “Tiens, elles étaient là avant ?” », se remémore-t-elle.
Dans la cuisine, un oignon pourrait rouler sur le carrelage. Une pente causée par l’affaissement du sol, autre conséquence majeure de l’extraction de gaz. « Ma maison est penchée vers l’avant, constate la hollandaise de 64 ans face à la porte d’entrée où le sol forme de petites dunes. Ça risque de devenir dangereux pour les murs, les fenêtres, le toit… »
350 000 euros de travaux
Irène prend une bonne bouffée d’air frais. À l’évocation des travaux – retenir les murs avec des pilons de 15 mètres enfouis dans le sol, réparer les fissures – que la sexagénaire doit effectuer dans sa maison, ses joues rougissent, son ton se raidit. « Ça représente environ 350 000 euros, précise Irène. Mais avec quel argent vais-je payer ? » Des organes tels que l’Institut des dommages miniers de Groningue et la Coordination nationale de Groningue sont chargés d’observer les dégâts et de financer les réparations. Mais lorsqu’ils sont venus chez elle, ils ont estimé que l’affaissement de sa vieille maison typique n’était pas dû aux tremblements de terre.
Depuis 2016, l’habitante se bat pour obtenir réparation auprès de la Cour de Groningue afin de financer l’entièreté des travaux. Elle a fait appel de la première décision, infructueuse. Lettres des avocats, rapports… La paperasse s’entasse sur son bureau. « Ça m’a coûté des milliers d’heures », affirme celle dont le sommeil – tout comme la confiance envers le gouvernement néerlandais – s’est envolé.
Partir ? Irène y pense parfois, tout plaquer pour partir vivre dans sa maison de vacances près de Béziers. Puis la nostalgie revient, les souvenirs amassés pendant 30 ans remontent. « La seule chose que je veux maintenant, c’est que ma maison soit réparée », souffle-t-elle.
Plus de 15 000 maisons non conformes
La Coordination nationale de Groningue, chargée de mettre en œuvre les travaux par le biais d’un programme de renforcement, confirme que 15 217 des 27 455 habitations ne sont pas conformes aux normes de sécurité d’après ses derniers chiffres, datés de novembre 2023. Et nécessitent donc d’être renforcés.
L’architecture des vieilles maisons en brique de la région n’est pas faite pour résister aux séismes. En traversant les bourgs des villages aux alentours, les mêmes échafaudages quadrillent les habitations, les mêmes bâches couvrent les toits, les mêmes machines fleurissent dans les jardins.
Le son métallique de la scie résonne sous les combles d’une habitation en chantier. Jan travaille ici depuis août 2023. Des poutres en bois consolident les anciennes fondations. Au rez-de-chaussée, les murs vont être épaissis de 12 centimètres. « La maison ne pourra plus trembler, mime avec ses mains l’ouvrier de l’entreprise Tadema à la cotte bleu, cheveux grisonnants et long crayon de papier dans la poche. Ça sera beaucoup plus solide à la fin des travaux. Comme un bunker. »
La famille devrait retrouver sa maison pour les fêtes de Noël. Des projets de renforcement dus aux tremblements de terre, Jan en est déjà à son quatrième. Et il l’assure : « On a des chantiers pour les cinq prochaines années. »
« Les habitants sont fatigués »
À Woltersum, Gerrie Schotman se promène sous une pluie fine, salue les quelques habitants qu’elle croise. La femme au blazer marron, large sourire et grain de beauté sur la lèvre, s’arrête brutalement pour pointer une fissure qui lézarde un mur tandis que sa chienne Luna tire sur la laisse. Plus loin, en dessous de l’église, des fondations en béton sont entourées de grillages. « Cette maison a été détruite pour être reconstruite », dit Gerrie Schotman. Celle où elle vit depuis 18 ans devrait subir le même sort dans les années à venir.
Dans le salon, plusieurs tableaux pansent les blessures laissées par les nombreux séismes. L’assistante sociale originaire de Rotterdam et mère de trois enfants a des poches sous les yeux. « Les habitants sont fatigués. On parle des tremblements de terre sept jours sur sept, 24 heures sur 24 », assure-t-elle en tirant sur sa cigarette.
« Plus les travaux de renforcement tardent, plus le stress et les problèmes de santé augmentent », analyse Michel Dückers, professeur à l’Université de Groningue et coordinateur du programme de recherche sur les catastrophes et dangers environnementaux.
Depuis janvier 2021, il dirige un groupe de recherche, nommé Perspective de Groningue et financé par le Ministre des affaires économiques, chargé de suivre l’impact de la crise gazière pour les habitants. Selon le chercheur, il se manifeste sous de nombreuses formes : colère, tristesse, peur, frustration, fatigue, stress, cynisme…
« Les intérêts des résidents ignorés »
« Ce qui est unique à Groningue, c’est qu’il n’y a pas de catastrophe soudaine avec beaucoup de morts et de blessés, explique celui qui a notamment travaillé sur les attentats d’Utrecht et le crash du Malaysia Airlines 17. Là, c’est plus une crise permanente : les séismes endommagent les maisons et, en fin de compte, la santé et le bien-être des personnes. »
Michel Dückers pointe aussi une baisse de confiance envers le gouvernement. « Elle s’évapore, relate Jan Wigboldus, président du Conseil du gaz de Groningue, collectif d’associations qui défendent les intérêts des résidents. On a vraiment commencé à écouter les habitants lorsqu’une enquête parlementaire (qui cible les défaillances de l’État dans le dossier de Groningue) est sortie il y a deux ans. »
L’ancien agriculteur à la stature imposante, costard bleu sur les épaules, explique que cet évènement a été « un tournant ». En réponse, le gouvernement central a lancé en avril 2023 un plan de 50 mesures baptisé Nij Begun (nouveau départ) dans lequel il reconnaît avoir, avec les compagnies pétrolières, « structurellement ignoré les intérêts des résidents locaux. » Un mea culpa tardif.
De nouveaux séismes à venir
L’extraction de gaz, même stoppée, reste une bombe à retardement : l’activité sismique ne va pas complètement s’éteindre. Une étude scientifique parue en 2023 estime que malgré la diminution du taux de séismes, il existe « une probabilité considérable » pour que la magnitude maximale d’un séisme dans les 30 prochaines années dépasse celle observée au cours des 30 précédentes. Ce qui pourrait signifier d’importants dégâts.
Près du canal, la maison de Laurens Mengerink a été renforcée en août 2018 par deux gros bras en bois qui sortent de terre pour soutenir la façade. Mais depuis, de nouveaux séismes se sont produits. De nouvelles fissures sont apparues. Résultat : sa maison doit être détruite pour être totalement reconstruite. Quand ? L’ingénieur électronique réfléchit un instant, fataliste : « L’année prochaine ou celle d’après. On ne sait jamais vraiment. »