Scheveningen (La Haye) © Olivier Martin / Kanaal

Les sauveteurs en mer virent de bord

Maté­riel der­nier cri, nou­veaux locaux, for­ma­tions à des mil­liers d’euros… Dans la sta­tion de secours de Sche­ve­nin­gen, la plus ancienne des Pays-Bas, l’opulence règne. Pro­blème : l’association de sau­ve­tage en mer néer­lan­daise peine à rem­plir ses caisses.

À Sche­ve­nin­gen, quar­tier bal­néaire de la Haye, on sait ce qu’on doit aux sau­ve­teurs en mer de la Socié­té royale néer­lan­daise de sau­ve­tage (KNRM). En 2020, une vio­lente tem­pête a balayé la plage de sable et sa célèbre jetée. Pour les sur­feurs et les body­sur­fers équi­pés de palmes et de com­bi­nai­sons, les condi­tions sem­blaient par­faites. Plu­sieurs, par­mi les plus expé­ri­men­tés, étaient venus affron­ter la houle. Mais phé­no­mène rare, la puis­sance des vagues souf­fla d’immenses mon­ti­cules de mousse ; ils recou­vrirent tout et empor­tèrent avec eux les water­men. Cinq per­sonnes se sont noyées. Pour Hugo Ponk, sau­ve­teur en mer de la KNRM, âgé de 43 ans, cette jour­née a été ter­rible. « On essaye de se dire que si nous n’avions pas été là, il y aurait sans doute eu plus de morts…», se console aujourd’hui le « patron » de la sta­tion de sau­ve­tage de Sche­ve­nin­gen, assis au poste de pilo­tage de sa vedette rapide, casque radio sur les oreilles. Désor­mais, sur la digue, cinq figures de pois­son rendent hom­mage aux noyés. Sur la pro­me­nade, la sta­tue de la femme du pêcheur, lieu de com­mé­mo­ra­tion pour les marins pris par la mer, reste cou­verte de fleurs. 

Aux Pays-Bas, deux orga­ni­sa­tions non-éta­tiques sont char­gées du sau­ve­tage sur et à proxi­mi­té de l’eau. Les Red­ding­sbri­gades, maîtres-nageurs façon Alerte à Mali­bu, s’occupent de sur­veiller bai­gneurs et sur­feurs au bord des plages. Quant à la Socié­té royale néer­lan­daise de sau­ve­tage, elle inter­vient par­tout, et par­ti­cu­liè­re­ment en haute mer. Chaque année, elle tota­lise plus de 2 500 sor­ties, dont envi­ron 170 à Sche­ve­nin­gen.

Depuis 1824, date de sa créa­tion, cette asso­cia­tion et ses membres per­pé­tuent le même ser­ment : por­ter secours et assis­tance gra­tui­te­ment à toute per­sonne en per­di­tion. « On fonc­tionne sans aide de l’État, seule­ment grâce au mécé­nat et à l’investissement des volon­taires, presque exclu­si­ve­ment béné­voles, » détaille Hugo Ponk, le seul pro­fes­sion­nel par­mi les 42 équi­piers de Sche­ve­nin­gen.

Derrière la richesse apparente, les fonds manquent

Il est loin le temps où, dans une houle for­mée, quelques pêcheurs embar­quaient à bord d’une cha­loupe à rames pour sau­ver l’un des leurs. Certes, la vedette des sau­ve­teurs parait bien petite, amar­rée à côté d’imposants cha­lu­tiers. Mais c’est que le navire est taillé pour la vitesse. Le pied sûr, Hugo Ponk se hisse sur le bou­din pneu­ma­tique de son embar­ca­tion pour en faire l’article : « C’est le plus gros canot de sau­ve­tage mi-rigide au monde : 18,8 mètres. Il a deux moteurs de 1 000 che­vaux cha­cun et la capa­ci­té de se redres­ser lorsqu’il cha­vire. » En 2007, un mécène a don­né trois mil­lions d’eu­ros pour payer le navire. Comme le veut la tra­di­tion, le bien­fai­teur lui a don­né le nom de sa mère : Ket­ty Hoos­male Nep­veu. Les sau­ve­teurs veulent déjà en acqué­rir un nou­veau d’ici la fin de la décen­nie : « Notre prio­ri­té est d’augmenter les chances de sau­ve­tage, tout en dimi­nuant les risques pour les équi­pages. On change de bateau envi­ron tous les 20 ans. »

La sta­tion vient de s’installer dans cet han­gar, finan­cé par le leg d’un ancien sau­ve­teur. © Oli­vier Mar­tin / Kanaal

Dans le port de Sche­ve­nin­gen, les vieilles mai­sons de pêcheurs en briques rouges côtoient les docks en béton et en taule. Hugo Ponk se dirige vers le han­gar de la Socié­té de sau­ve­tage. Celui-ci est sor­ti de terre en juillet 2023, et n’a pas encore été noir­ci par le sable et les embruns. De l’extérieur, il res­semble sur­tout à une caserne de pom­piers. À l’étage, se trouve la pièce à vivre, au desi­gn plus proche d’une start-up cali­for­nienne que d’un poste de secours : grande table de réunion moderne, écrans plats sur les murs, baby-foot et cui­sine à l’américaine. Le patron de la sta­tion y rejoint un petit groupe de volon­taires, tous des hommes, venus pas­ser une tête en amis, avant de par­tir tra­vailler. Arie Ver­daan, un grand gaillard aux che­veux blancs ébou­rif­fés, leur pré­pare des cafés. « On se demande si ce n’est pas toi qui a créé la KNRM », taquinent les plus jeunes.

Le retrai­té de 70 ans est le res­pon­sable mécé­nat et com­mu­ni­ca­tion de la KNRM à Sche­ve­nin­gen. Mal­gré l’opulence appa­rente, il est sur le pont pour cher­cher de nou­velles sources de finan­ce­ment, car l’association est dans le rouge depuis quelques années. « En 2022, on enre­gis­trait trois mil­lions d’euros de défi­cit au niveau natio­nal, expose-t-il, sous l’oreille atten­tive des autres sau­ve­teurs. His­to­ri­que­ment, les 45 sta­tions de la KNRM sont finan­cées par des legs, par de riches familles et par l’organisation de galas. Ces der­niers temps, cela ne suf­fit plus à rem­plir les caisses. » Alors, l’association s’est mise au crowd­fun­ding et aux goo­dies. « Le Bélu­ga, notre petit canot de sau­ve­tage, a 30 ans, il doit abso­lu­ment être chan­gé, sou­ligne l’ancien marin. On a deman­dé à des par­ti­cu­liers de nous aider via notre site inter­net. » Mis­sion réus­sie : 300 000 euros récol­tés pour l’achat du futur canot de 7,50 mètres. Dans tous les cas, pas ques­tion de deman­der de l’argent au gou­ver­ne­ment. « On veut abso­lu­ment res­ter indé­pen­dant. Si on dépend finan­ciè­re­ment de l’État, il nous impo­se­ra ses choix, notam­ment maté­riels », rebon­dit le volon­taire Mar­nix Jan­sen, un grand brun aux larges épaules.

Depuis ses 18 ans, Arie Ver­daan, ancien marin, est aus­si volon­taire auprès de la KNRM. © Oli­vier Mar­tin / Kanaal

Renouveau à la KNRM

À 40 ans, Mar­nix Jan­sen, ingé­nieur dans le BTP, illustre bien la bas­cule qui s’opère au sein de l’association depuis une ving­taine d’an­nées. Avant, la plu­part des sau­ve­teurs étaient des marins de pro­fes­sion, comme Hugo Ponk. Or, la com­mu­nau­té de Sche­ve­nin­gen a chan­gé, les volon­taires aus­si. Le nombre de pro­fes­sion­nels de la mer a for­te­ment dimi­nué. Désor­mais, il faut ama­ri­ner les nou­velles recrues, novices de la navi­ga­tion. Douze ans plus tard, l’équipier se remé­more son pre­mier jour en mer comme si c’était hier. « Le bee­per a son­né, et puis quinze minutes après, j’étais en pleine mer sans savoir quoi faire, s’amuse-t-il encore en regar­dant des pho­tos de ses inter­ven­tions. Tout le monde s’activait, j’étais comme pétri­fié. »

L’apprentissage dure trois ans, dont sept ses­sions inten­sives enca­drées par des for­ma­teurs natio­naux. On y apprend les pre­miers secours et l’utilisation d’une radio. La plus impres­sion­nante d’entre elles se passe dans une réplique d’hélicoptère. Les sta­giaires y repro­duisent une éva­cua­tion lors d’un crash en mer. Cette volon­té de pro­fes­sion­na­li­ser au maxi­mum l’enseignement à un coût, près de 10 000 euros par per­sonne, aux­quels il faut rajou­ter les 1 500 euros d’équipement indi­vi­duel. Pour évi­ter de jeter l’argent par-des­sus bord, la KNRM a récem­ment mis en place un pro­to­cole. Elle n’investit sur un volon­taire qu’après les trois pre­miers mois dans sa sta­tion et un débrie­fing avec l’ensemble du groupe. « Notre voca­tion, c’est le sau­ve­tage. Tout le monde n’est pas prêt à accep­ter ce rythme de vie », conclut Mar­nix Jan­sen, avant de rejoindre le camion de secours au rez-de-chaus­sée. Depuis qu’il a pas­sé la for­ma­tion de conduc­teur de poids lourd, c’est lui qui pilote l’imposant véhi­cule tout-ter­rain lors des inter­ven­tions sur les dunes de la côte néer­lan­daise. Seule la KNRM dis­pose de ce camion jaune mou­tarde tout droit sor­ti du Paris-Dakar.

La sapeur-pom­pier Shel­ly Lins­sen, 40 ans, est venue prê­ter main forte à Mar­nix Jan­sen pour ins­pec­ter le camion de secours. Ensemble, ils véri­fient le niveau d’huile et net­toient l’arrière du camion. Chez les sau­ve­teurs néer­lan­dais, Shel­ly Lins­sen reste une excep­tion. En deux ans, le nombre de femmes à la sta­tion, la plus fémi­nine de toute la KNRM, est pas­sé de quatre à douze. « C’est grâce aux magni­fiques sau­ve­teurs », plai­sante Mar­nix Jan­sen. « Tu veux dire ceux qui ne sont pas là ? », répond du tac au tac la sau­ve­teuse, son amie d’enfance. La Socié­té de sau­ve­tage a sur­tout lan­cé de vastes cam­pagnes de com­mu­ni­ca­tion pour diver­si­fier ses recrues. Celles-ci visent à rendre l’association plus repré­sen­ta­tive de la socié­té mais aus­si plus per­for­mante. Shel­ly Lins­sen s’en féli­cite : «  Ma fille n’a aucune envie de deve­nir pom­pier, par contre, elle rêve de rejoindre la KNRM. » Il reste du che­min à faire. À l’é­chelle natio­nale, les femmes ne repré­sentent que 10% des 1 400 volon­taires de la KNRM.

Arie, Hugo, Mar­nix et Shel­ly sont tous de Sche­ve­nin­gen. Les trois plus jeunes ont fait leur col­lège ensemble. © Oli­vier Mar­tin / Kanaal

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