Matériel dernier cri, nouveaux locaux, formations à des milliers d’euros… Dans la station de secours de Scheveningen, la plus ancienne des Pays-Bas, l’opulence règne. Problème : l’association de sauvetage en mer néerlandaise peine à remplir ses caisses.
À Scheveningen, quartier balnéaire de la Haye, on sait ce qu’on doit aux sauveteurs en mer de la Société royale néerlandaise de sauvetage (KNRM). En 2020, une violente tempête a balayé la plage de sable et sa célèbre jetée. Pour les surfeurs et les bodysurfers équipés de palmes et de combinaisons, les conditions semblaient parfaites. Plusieurs, parmi les plus expérimentés, étaient venus affronter la houle. Mais phénomène rare, la puissance des vagues souffla d’immenses monticules de mousse ; ils recouvrirent tout et emportèrent avec eux les watermen. Cinq personnes se sont noyées. Pour Hugo Ponk, sauveteur en mer de la KNRM, âgé de 43 ans, cette journée a été terrible. « On essaye de se dire que si nous n’avions pas été là, il y aurait sans doute eu plus de morts…», se console aujourd’hui le « patron » de la station de sauvetage de Scheveningen, assis au poste de pilotage de sa vedette rapide, casque radio sur les oreilles. Désormais, sur la digue, cinq figures de poisson rendent hommage aux noyés. Sur la promenade, la statue de la femme du pêcheur, lieu de commémoration pour les marins pris par la mer, reste couverte de fleurs.
Aux Pays-Bas, deux organisations non-étatiques sont chargées du sauvetage sur et à proximité de l’eau. Les Reddingsbrigades, maîtres-nageurs façon Alerte à Malibu, s’occupent de surveiller baigneurs et surfeurs au bord des plages. Quant à la Société royale néerlandaise de sauvetage, elle intervient partout, et particulièrement en haute mer. Chaque année, elle totalise plus de 2 500 sorties, dont environ 170 à Scheveningen.
Depuis 1824, date de sa création, cette association et ses membres perpétuent le même serment : porter secours et assistance gratuitement à toute personne en perdition. « On fonctionne sans aide de l’État, seulement grâce au mécénat et à l’investissement des volontaires, presque exclusivement bénévoles, » détaille Hugo Ponk, le seul professionnel parmi les 42 équipiers de Scheveningen.
Derrière la richesse apparente, les fonds manquent
Il est loin le temps où, dans une houle formée, quelques pêcheurs embarquaient à bord d’une chaloupe à rames pour sauver l’un des leurs. Certes, la vedette des sauveteurs parait bien petite, amarrée à côté d’imposants chalutiers. Mais c’est que le navire est taillé pour la vitesse. Le pied sûr, Hugo Ponk se hisse sur le boudin pneumatique de son embarcation pour en faire l’article : « C’est le plus gros canot de sauvetage mi-rigide au monde : 18,8 mètres. Il a deux moteurs de 1 000 chevaux chacun et la capacité de se redresser lorsqu’il chavire. » En 2007, un mécène a donné trois millions d’euros pour payer le navire. Comme le veut la tradition, le bienfaiteur lui a donné le nom de sa mère : Ketty Hoosmale Nepveu. Les sauveteurs veulent déjà en acquérir un nouveau d’ici la fin de la décennie : « Notre priorité est d’augmenter les chances de sauvetage, tout en diminuant les risques pour les équipages. On change de bateau environ tous les 20 ans. »
Dans le port de Scheveningen, les vieilles maisons de pêcheurs en briques rouges côtoient les docks en béton et en taule. Hugo Ponk se dirige vers le hangar de la Société de sauvetage. Celui-ci est sorti de terre en juillet 2023, et n’a pas encore été noirci par le sable et les embruns. De l’extérieur, il ressemble surtout à une caserne de pompiers. À l’étage, se trouve la pièce à vivre, au design plus proche d’une start-up californienne que d’un poste de secours : grande table de réunion moderne, écrans plats sur les murs, baby-foot et cuisine à l’américaine. Le patron de la station y rejoint un petit groupe de volontaires, tous des hommes, venus passer une tête en amis, avant de partir travailler. Arie Verdaan, un grand gaillard aux cheveux blancs ébouriffés, leur prépare des cafés. « On se demande si ce n’est pas toi qui a créé la KNRM », taquinent les plus jeunes.
Le retraité de 70 ans est le responsable mécénat et communication de la KNRM à Scheveningen. Malgré l’opulence apparente, il est sur le pont pour chercher de nouvelles sources de financement, car l’association est dans le rouge depuis quelques années. « En 2022, on enregistrait trois millions d’euros de déficit au niveau national, expose-t-il, sous l’oreille attentive des autres sauveteurs. Historiquement, les 45 stations de la KNRM sont financées par des legs, par de riches familles et par l’organisation de galas. Ces derniers temps, cela ne suffit plus à remplir les caisses. » Alors, l’association s’est mise au crowdfunding et aux goodies. « Le Béluga, notre petit canot de sauvetage, a 30 ans, il doit absolument être changé, souligne l’ancien marin. On a demandé à des particuliers de nous aider via notre site internet. » Mission réussie : 300 000 euros récoltés pour l’achat du futur canot de 7,50 mètres. Dans tous les cas, pas question de demander de l’argent au gouvernement. « On veut absolument rester indépendant. Si on dépend financièrement de l’État, il nous imposera ses choix, notamment matériels », rebondit le volontaire Marnix Jansen, un grand brun aux larges épaules.
Renouveau à la KNRM
À 40 ans, Marnix Jansen, ingénieur dans le BTP, illustre bien la bascule qui s’opère au sein de l’association depuis une vingtaine d’années. Avant, la plupart des sauveteurs étaient des marins de profession, comme Hugo Ponk. Or, la communauté de Scheveningen a changé, les volontaires aussi. Le nombre de professionnels de la mer a fortement diminué. Désormais, il faut amariner les nouvelles recrues, novices de la navigation. Douze ans plus tard, l’équipier se remémore son premier jour en mer comme si c’était hier. « Le beeper a sonné, et puis quinze minutes après, j’étais en pleine mer sans savoir quoi faire, s’amuse-t-il encore en regardant des photos de ses interventions. Tout le monde s’activait, j’étais comme pétrifié. »
L’apprentissage dure trois ans, dont sept sessions intensives encadrées par des formateurs nationaux. On y apprend les premiers secours et l’utilisation d’une radio. La plus impressionnante d’entre elles se passe dans une réplique d’hélicoptère. Les stagiaires y reproduisent une évacuation lors d’un crash en mer. Cette volonté de professionnaliser au maximum l’enseignement à un coût, près de 10 000 euros par personne, auxquels il faut rajouter les 1 500 euros d’équipement individuel. Pour éviter de jeter l’argent par-dessus bord, la KNRM a récemment mis en place un protocole. Elle n’investit sur un volontaire qu’après les trois premiers mois dans sa station et un débriefing avec l’ensemble du groupe. « Notre vocation, c’est le sauvetage. Tout le monde n’est pas prêt à accepter ce rythme de vie », conclut Marnix Jansen, avant de rejoindre le camion de secours au rez-de-chaussée. Depuis qu’il a passé la formation de conducteur de poids lourd, c’est lui qui pilote l’imposant véhicule tout-terrain lors des interventions sur les dunes de la côte néerlandaise. Seule la KNRM dispose de ce camion jaune moutarde tout droit sorti du Paris-Dakar.
La sapeur-pompier Shelly Linssen, 40 ans, est venue prêter main forte à Marnix Jansen pour inspecter le camion de secours. Ensemble, ils vérifient le niveau d’huile et nettoient l’arrière du camion. Chez les sauveteurs néerlandais, Shelly Linssen reste une exception. En deux ans, le nombre de femmes à la station, la plus féminine de toute la KNRM, est passé de quatre à douze. « C’est grâce aux magnifiques sauveteurs », plaisante Marnix Jansen. « Tu veux dire ceux qui ne sont pas là ? », répond du tac au tac la sauveteuse, son amie d’enfance. La Société de sauvetage a surtout lancé de vastes campagnes de communication pour diversifier ses recrues. Celles-ci visent à rendre l’association plus représentative de la société mais aussi plus performante. Shelly Linssen s’en félicite : « Ma fille n’a aucune envie de devenir pompier, par contre, elle rêve de rejoindre la KNRM. » Il reste du chemin à faire. À l’échelle nationale, les femmes ne représentent que 10% des 1 400 volontaires de la KNRM.