Utrecht

À Utrecht, une des dernières maisons (pas) closes

Depuis dix ans dans cette ville, les lieux dédiés à la pros­ti­tu­tion ferment les uns après les autres sans qu’aucune alter­na­tive ne soit offerte aux tra­vailleurs du sexe. À La Cloche, une des der­nières mai­sons closes de la ville. 

« Chut ! » Dans la salle de pause de La Cloche, l’une des deux seules mai­sons closes d’Utrecht, les rires s’arrêtent. Nienke*, la récep­tion­niste, intime au groupe de filles de regar­der l’écran au centre de la pièce. Fil­mé par les camé­ras de sur­veillance, un homme patiente entre les quatre murs du sas. « Vous en pen­sez quoi ? », lance-t-elle. Gina*, vêtue d’une com­bi­nai­son en résille, secoue son car­ré blond : « Trop jeune ». Nienke dis­pa­raît dans le cou­loir. Enfon­cées dans les cana­pés, les filles l’entendent répé­ter en déta­chant bien toutes les syl­labes : « J’ai besoin de votre pas­se­port ». Sans suc­cès. Tous les regards se tournent vers Ray­mond*, gérant du bor­del et ancien char­gé de mar­ke­ting. Il souffle, se lève et vire le type sans un mot. Les conver­sa­tions reprennent. Une scène banale pour les femmes de La Cloche

Sexe en freelance

« Ici, on choi­sit ses clients », s’exclame Dina*, la ving­taine, un vieux tee-shirt enfi­lé par-des­sus son body en lin­ge­rie noire. C’est d’ailleurs un droit, garan­ti par le sys­tème de « l’opting-in », un régime de tra­vail intro­duit en 2008 dans la loi néer­lan­daise, et que la majo­ri­té des mai­sons closes et clubs du pays a adop­té. Les « girls », comme les appelle Ray­mond, ne sont pas sala­riées mais tra­vaillent en free­lance. Elles décident de leur emploi du temps, des clients qu’elles acceptent et peuvent exer­cer dans d’autres éta­blis­se­ments. Par exemple, Jolee*, une grande blonde d’une tren­taine d’années, ne vient à La Cloche qu’une fois par mois. « J’habite à deux heures de route mais je reviens parce que j’aime bien l’at­mo­sphère ici », confie-t-elle en repla­çant ses bas noirs.

En échange de cet espace de tra­vail, elles versent 40 % de ce qu’elles gagnent à l’exploitant, qui paie leurs taxes. Ray­mond peut par contre les congé­dier sans pré­avis. « Mais ça n’arrive jamais », pro­met-il avant de s’engouffrer dans les étroits cou­loirs du bâti­ment. Du haut de son mètre 90, il rase presque les lustres en perles de verres qui pendent du pla­fond. « Avant, il y avait des chambres à l’étage et un bar au rez-de chaus­sée pour que les filles parlent avec les clients, qu’ils leur paient des verres mais on a per­du le per­mis et les pro­prié­taires ont trans­for­mé l’étage en loge­ments », raconte Ray­mond. Dans la mai­son close, il reste seule­ment sept chambres, par­mi les der­nières d’Utrecht à accueillir encore des clients. 

Plus aucunes vitrines en ville

Si La Cloche résiste, depuis plus de 10 ans, les lieux dédiés à la pros­ti­tu­tion, et sur­tout les vitrines, ces fenêtres emblé­ma­tiques de la pros­ti­tu­tion néer­lan­daise, éteignent un à un leurs néons. En 2013, le Zand­pad (Che­min de Sable en néer­lan­dais), ce quar­tier rouge célèbre pour ses 40 bateaux, ferme sur ordre du maire tra­vailliste de l’époque, Aleid Wolf­sen. En cause ? Des soup­çons de tra­fic sexuel jamais confir­més par la jus­tice. Un an plus tard, les 17 vitrines d’Hardebollenstraat, une petite rue du centre-ville, tirent aus­si le rideau. Aucun des repre­neurs poten­tiels n’est vali­dé par la mai­rie qui finit par rache­ter les murs en 2017. En 2021, la muni­ci­pa­li­té porte le der­nier coup. La « tip­pel­zone » d’Europalaan, une zone dédiée à la pros­ti­tu­tion de rue au sud de la ville, est trans­for­mée en lotis­se­ments après 37 années d’activité. 

Des vitrines d’Utrecht, il ne reste aujourd’hui plus rien, ou presque. Le der­nier ves­tige de cette époque se trouve dans le port indus­triel de la ville. Sur une petite embar­ca­tion en lam­bris vert, les néons rouges éclairent encore l’unique fenêtre du bateau. Trans­for­mé en minus­cule musée, cet ancien sex boat ren­ferme la mémoire du Zand­pad. À l’intérieur, le décor est intact : un stu­dio d’une tren­taine de mètres car­rés, au centre duquel trône un lit double sur­mon­té d’un immense miroir. Le tabou­ret des pros­ti­tuées, aujourd’hui vide, fait tou­jours face à la vitre devant laquelle pas­saient les clients. « C’était un moyen de sau­ver le Zand­pad de l’oubli, mais aus­si de signi­fier que fer­mer des lieux comme celui-là ne ferait que pous­ser la pros­ti­tu­tion vers la clan­des­ti­ni­té », explique Jona­than Straat­man, co-fon­da­teur du col­lec­tif d’ar­tistes De Nij­ve­rheid qui a mon­té le pro­jet du Zand­pad Museum

La devan­ture du Zand­pad museum, dans le port indus­triel d’U­trecht. © Zoé Gachen / Kanaal

En réa­li­té, le Zand­pad devait rou­vrir. Mais, depuis sa fer­me­ture en 2013, le pro­jet reste lettre morte. « Je ne crois plus aux pro­messes muni­ci­pales. Quand ils en ferment un, ils ne le rouvrent jamais ! », accuse Car­men Klei­ne­gris, une ancienne tra­vailleuse sociale. Cette retrai­tée, aujourd’hui ins­tal­lée en Grèce, opé­rait un bus dans la tip­pel­zone, pour four­nir pré­ser­va­tifs, conseils médi­caux et bois­sons chaudes aux pros­ti­tuées. Elle-même a connu la pros­ti­tu­tion dans sa jeu­nesse et, d’après elle, « nous sommes reve­nus à l’an­cien temps », le temps où les pros­ti­tuées exer­çaient illé­ga­le­ment.

Ma chambre à moi ?

Le « panic but­ton », ins­tal­lé dans une des chambres du Zand­pad. © Zoé Gachen / Kanaal

Pour­tant, la ville affirme vou­loir amé­lio­rer le sort des tra­vailleuses et tra­vailleurs du sexe d’Utrecht. Sur demande de la mai­rie, un comi­té indé­pen­dant s’est pen­ché sur le sujet. Pilo­té par Win­nie Sorg­dra­ger, l’ex-Garde des Sceaux des Pays-Bas, le groupe a éta­bli six recom­man­da­tions. L’une d’elles, adop­tée par la ville depuis le début de l’année, fait par­ler : léga­li­ser la pros­ti­tu­tion à domi­cile. C’est ce qui pré­oc­cupe le plus les filles de La Cloche. « Il y a une rai­son pour laquelle c’était illé­gal », lance Sou­maya*, en nui­sette. Toutes sont d’accord, c’est une fausse bonne idée. « Même en mai­son close, on fait un bou­lot ris­qué, alors le faire de chez nous ! », ren­ché­rit Jolee*. Elle se rap­pelle de ce client qui l’attendait devant sa voi­ture, après ses jour­nées de tra­vail. Et sa col­lègue de racon­ter la fois où, en tant qu’escort, elle s’est retrou­vée, seule, chez un homme com­plè­te­ment dro­gué. Des his­toires sor­dides, elles en ont toutes et pour ces tra­vailleuses du sexe, la mai­son close est la seule option qui garan­tisse leur pro­tec­tion.

Comme la plu­part des bor­dels, La Cloche a déve­lop­pé un arse­nal de sécu­ri­té pour pro­té­ger ses tra­vailleuses. D’abord, des camé­ras de sur­veillance qui enre­gistrent tout ce qui se passe dans les espaces com­muns. Sauf dans les chambres, les clients sont fil­més dès leur arri­vée devant le bâti­ment, jusqu’à leur sor­tie. Ensuite, chaque chambre est équi­pée d’un « panic but­ton», ces bou­tons rouges ins­tal­lés à côté du lit. Une simple pres­sion per­met d’alerter la récep­tion en cas de dan­ger. « On ne les uti­lise jamais mais ça ras­sure les filles de savoir qu’ils sont là », explique Nienke* depuis son bureau. Elles sont una­nimes, tra­vailler à domi­cile, c’est la porte ouverte à tous les risques. La solu­tion pro­po­sée par la mai­rie leur paraît insen­sée. « Ils ne com­prennent pas le monde de la pros­ti­tu­tion », tranche Ray­mond en secouant la tête. Les pieds posés sur la table basse, Gina sirote un café entre deux ren­dez-vous. « Ici, j’ai plus de pou­voir, avance la jeune pros­ti­tuée, chez moi, il n’y a pas de panic but­ton. S’il y a un pro­blème, je fais quoi ? Je crie? »

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