La Haye © Eloi Thouault / Kanaal

La voile néerlandaise met le cap sur l’innovation et la technologie

Avec une pre­mière place aux cham­pion­nats du monde de voile en 2023, le pays des tulipes est deve­nu un poids lourd de la dis­ci­pline. Au port de Sche­ve­nin­gen à La Haye, la fédé­ra­tion s’est dotée d’un centre à la pointe de la tech­no­lo­gie pour ame­ner ses ath­lètes vers la vic­toire.

Pro­té­gé par une porte blin­dée et un digi­code, l’endroit est tenu secret. Au centre de la salle entou­rée de tôles et au sol en moquette noir, un impo­sant simu­la­teur de voile de cou­leur blanche est pla­cé devant un écran plas­ma. «Vous ne pou­vez pas prendre en pho­to cette par­tie du bateau, pré­vient immé­dia­te­ment l’entraîneur natio­nal de voile Pie­ter-Jan Post­ma. On ne veut pas dévoi­ler nos inno­va­tions aux autres nations ». Depuis août 2023, le centre natio­nal d’entraînement de la voile néer­lan­daise à La Haye s’est doté d’un nou­veau simu­la­teur à la pointe de la tech­no­lo­gie. «On a été un des pre­miers pays à le rece­voir», se vante le coach qua­dra­gé­naire. Cette machine tout droit sor­tie du futur de trois mètres sur deux mètres par­tage les mêmes carac­té­ris­tiques qu’un voi­lier. Volant, bou­tons pour action­ner les voiles, les foils – aile­ron incur­vé pla­cé sur le côté de la coque pou­vant por­ter le bateau‑, tout est iden­tique.

Abon­nés aux pre­mières places depuis les cham­pion­nats du monde de voile en 2018, les Pays-Bas dominent le cir­cuit inter­na­tio­nal après des décen­nies d’hégémonie anglo-saxonne. Depuis 2017, la voile néer­lan­daise s’est struc­tu­rée de manière à encou­ra­ger l’in­no­va­tion et la tech­no­lo­gie pour ame­ner ses ath­lètes vers le haut niveau.

En atten­dant le retour des entraî­ne­ments sur l’eau, les marins néer­lan­dais per­fec­tionnent leur tech­nique de navi­ga­tion sur simu­la­teur. © Eloi Thouault / Kanaal

À l’intérieur du simu­la­teur, les quatre réga­tiers néer­lan­dais, Paul Hamee­te­man, Eliott Save­lon, Bart Kooi­j­mann Beuk et Alek­san­dr Molia­kov, sont assis à l’horizontal. « On res­semble un peu à des pilotes de For­mule 1 dans cette posi­tion », sou­rit l’un des deux bar­reurs de l’équipage, avec les mains sur le volant. Aujourd’hui pas de ciré pour les quatre marins mais un simple pull et un jean. Dehors, le ther­mo­mètre affiche huit degrés et des rafales de vent à plus de 70 km/h. Impos­sible de navi­guer. Mais peu importe, au pro­gramme : un enchaî­ne­ment de huit courses vir­tuelles au large de Bar­ce­lone. « Le simu­la­teur nous aide à acqué­rir cer­tains auto­ma­tismes entre nous et mieux connaître le bateau une fois sur l’eau, men­tionne Eliott Save­lon, le skip­per néer­lan­dais d’origine fran­çaise à l’arrière de l’engin. C’est très pra­tique pour être per­for­mant le jour de la com­pé­ti­tion ».

« Dans la voile, tout se loge dans les détails »

Il est 11h15. La pre­mière course vir­tuelle au large de la Playa de Boga­tell est lan­cée. Le voi­lier néer­lan­dais file à 20 nœuds sur la télé­vi­sion. À la droite du bateau, le réga­tier Bart Kooi­j­man Beuk, 21 ans, garde les yeux fixés sur l’écran. C’est lui qui mène la barre. Il est char­gé de diri­ger le simu­la­teur et de coor­don­ner l’ensemble de l’équipage. Avec son volant paré de six bou­tons, le jeune skip­per à la che­ve­lure dorée guette le moindre chan­ge­ment de vent. Le petit écran rec­tan­gu­laire du cock­pit indique que le vent venant de l’est fai­blit. Il va fal­loir virer de bord. Bart lance alors un décompte à voix haute : « Taking in 5 …4…3…2…1…Turning ! ». Après quinze minutes de course et plu­sieurs vire­ments de bord, l’équipage néer­lan­dais finit vain­queur de cette régate vir­tuelle. 

À l’extérieur de la salle secrète, dans le hall sombre du centre d’entraînement, Anne­miek Bek­ke­ring, res­pon­sable de l’innovation et médaillée de bronze aux Jeux de Tokyo, est fière de pré­sen­ter les divers outils de la fédé­ra­tion. Bateau connec­té pour les coachs, sys­tème der­nier cri pour car­to­gra­phier les plans d’eau ou com­bi­nai­sons en tis­su spé­ci­fique, rien n’est lais­sé au hasard. « Dans la voile, tout se loge dans les détails, explique l’ancienne navi­ga­trice. Tout ce qu’on met en place ici, c’est pour que nos marins gagnent deux à trois pour­cents de vitesse sur leurs adver­saires. C’est infime mais ça peut faire la dif­fé­rence ».

Un travail sur les données

Ain­si chaque petit détail compte pour ame­ner les ath­lètes vers la vic­toire. Et pour cela, la fédé­ra­tion a déci­dé de s’appuyer sur la don­née brute. Dans le quar­tier d’af­faires d’Amsterdam, au 9e étage du gratte-ciel Viño­ly, dans un open-space moderne, une petite armée de quatre ingé­nieurs casques audio sur les oreilles ana­lyse les don­nées des réga­tiers olym­piques néer­lan­dais. Depuis octobre der­nier, la fédé­ra­tion néer­lan­daise de voile s’est asso­ciée à Por­te­ra, un cabi­net de data et tech­no­lo­gie pour « offrir aux entraî­neurs et aux ath­lètes une meilleure ana­lyse des entraî­ne­ments et des com­pé­ti­tions », pré­cise le direc­teur de l’entreprise Doug Kilick. Chaus­sures de run­ning aux pieds et habillé d’un short de sport bleu, Baris Kavak­li, ingé­nieur en charge du pro­jet avec la fédé­ra­tion, contraste avec les employés de Google de l’étage infé­rieur en smo­king deux pièces. Si ses vête­ments laissent davan­tage pen­ser à un coach spor­tif qu’un spé­cia­liste de la tech’, cet ancien skip­per turc maî­trise à la per­fec­tion le logi­ciel de trai­te­ment de don­nées brutes. 

Depuis octobre 2023, les ingé­nieurs de Por­te­ra ana­lyse les don­nées des réga­tiers néer­lan­dais. © Eloi Thouault / Kanaal
Baris Kavak­li : « La data est essen­tielle (…) pour un sport tra­di­tion­nel comme la voile ». © Eloi Thouault / Kanaal

Sur son inter­face d’ordinateur aus­si aus­tère et bar­bare que pré­cise et détaillée, tableaux croi­sés dyna­miques, courbes, modé­li­sa­tion 2D s’entremêlent. Baris Kavak­li ana­lyse les don­nées des ath­lètes Bart Lam­briex et Flo­ris van de Wer­ken. Ces der­niers sont annon­cés favo­ris pour la médaille d’or en 49er pour les Jeux Olym­piques de Paris. « Le tra­ceur pré­sent sur leur bateau col­lecte les don­nées sur la vitesse, l’angle du bateau et le temps de chaque manœuvre, indique l’ancien réga­tier turc en par­cou­rant le logi­ciel avec sa sou­ris. Basé sur ces chiffres, on peut faire des cal­culs sur le niveau de per­for­mance de cha­cun et déter­mi­ner plus pré­ci­sé­ment les fautes com­mises ». Aujourd’hui l’ingénieur de Por­te­ra est convain­cu que « la data est essen­tielle dans chaque sport y com­pris pour un sport tra­di­tion­nel comme la voile ». La réus­site de la voile néer­lan­daise ? Il l’explique par « ce tra­vail tech­no­lo­gique qui faci­lite le dia­logue entre l’en­traî­neur et l’ath­lète. La data offre une infor­ma­tion fac­tuelle à l’athlète qui lui per­met de mieux com­prendre ses erreurs et cibler les points tech­niques à amé­lio­rer ».  

Mais tout ce sui­vi a un coût. Et der­rière ces mil­liers de chiffres de don­nées, c’est tout un sys­tème finan­cier qui a été mis en place. La  fédé­ra­tion de voile est ain­si celle qui reçoit le plus de sub­ven­tions du comi­té olym­pique selon un rap­port publié par l’instance. Elle a reçu en 2023 : 2,1 mil­lions d’euros. À titre de com­pa­rai­son, la voile devance un sport comme le bas­ket qui reçoit à peine 700 000 €. « Au lieu de s’éparpiller, le comi­té olym­pique néer­lan­dais a déci­dé depuis quelques années d’investir davan­tage dans les fédé­ra­tions qui rap­portent le plus de médailles comme la voile (10 dis­ci­plines seront pré­sentes pour les Jeux de Paris [ndlr]), explique Pie­ter Verhoogt, éco­no­miste du sport et pro­fes­seur à l’Université des sciences appli­quées d’Amsterdam. Plus une fédé­ra­tion compte d’athlètes poten­tiel­le­ment médaillables, plus elle reçoit de sub­ven­tions ».

Des voiles novatrices

Avec cette stra­té­gie, la fédé­ra­tion de voile néer­lan­daise ambi­tionne désor­mais de décro­cher « au mini­mum 4 médailles pour les JO de Paris 2024 », assure Simon Kei­j­zer, res­pon­sable com­mu­ni­ca­tion de la fédé­ra­tion. Il s’agirait d’un record dans l’histoire de la voile néer­lan­daise. Le meilleur total pour le pays remonte aux Jeux Olym­piques de Londres (2012) et de Tokyo (2021) avec trois bre­loques. 

À La Haye L’en­tre­prise Nacra Sai­ling fabrique les voiles der­nier cri des ath­lètes néer­lan­dais. © Oli­vier Mar­tin / Kanaal

Et l’innovation ne s’arrête pas au trai­te­ment de don­nées. Le pays mise éga­le­ment sur la concep­tion de bateaux nou­velles géné­ra­tions pour décro­cher la vic­toire. À cent mètres de l’imposant centre d’entraînement, l’entreprise Nacra Sai­ling bichonne et construit les voi­liers de cer­tains réga­tiers néer­lan­dais. À l’étage de cet entre­pôt de 200 mètres car­rés où se mêlent des mâts en car­bone, coques et foils, Tim pré­pare la découpe des voiles. Der­rière son ordi­na­teur, ce grand gaillard, cas­quette gris clair vis­sée sur la tête, véri­fie que l’appareil repro­duit la découpe affi­chée sur son écran. « Grâce à un pro­gramme spé­cia­li­sé, on est capable à par­tir d’un modèle en trois dimen­sions d’imprimer en 2D ces voiles au mil­li­mètre près », décrit Tim en alter­nant son regard entre l’ordinateur et la machine.

Avec des embar­ca­tions de plus en plus rapides, « on est obli­gé d’innover pour créer des voiles résis­tantes capables de répondre à des vitesses de plus en plus éle­vées ». Sur la table de découpe de neuf mètres de long, le tis­su vert clair est un mélange de nylon et de poly­es­ter. « C’est très résis­tant, assure-t-il en tirant des­sus. On peut navi­guer avec pen­dant cinq ans au mini­mum ». Mais pour arri­ver à un tel résul­tat 24 ver­sions dif­fé­rentes auront été néces­saires. « Entre le desi­gn, la modé­li­sa­tion 3D, la pro­duc­tion, les tests, énu­mère-t-il avec ses doigts. La créa­tion d’une voile demande beau­coup de temps ». Sur une autre table de l’atelier, un tout nou­veau pro­to­type de voile est en cours de pré­pa­ra­tion. « Mais celle-ci, je ne peux pas vous en par­ler, sou­rit Tim gêné en grat­tant son avant-bras gauche tatoué d’un scor­pion. Elle sera prête dans quelques mois ». Pour les Jeux de Paris ? Aucune réponse. Une fois de plus, le secret est bien gar­dé. 

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