Wijk aan Zee © Adèle Brigand / Kanaal

Le combat d’un village contre une « usine crasseuse et pourrie »

À l’ouest d’Am­ster­dam, des habi­tants de Wijk aan Zee se mobi­lisent contre la pol­lu­tion de Tata Steel, une des plus grandes acié­ries d’Eu­rope.

Abri­tée dans le creux d’une immense dune, l’aire de jeu de Wijk aan Zee est déserte en ce lun­di d’hi­ver gla­cial. Hans, habi­tant depuis 26 ans, et père de trois enfants, s’ar­rête devant le tobog­gan ruti­lant. Il sort un aimant de sa poche et une feuille de papier qu’il pose sur le sable. En se rele­vant, il montre les rési­dus agglo­mé­rés : de gros mor­ceaux noirs d’a­ciers sont coin­cés entre les grains de sable. Le res­pon­sable selon lui ? Tata Steel, le mas­to­donte indus­triel qui rejette des par­ti­cules fines et gaz toxiques, à quelques kilo­mètres de là. L’usine net­toie le parc chaque jour, sans quoi elle serait recou­verte de suie, « Mais à quoi bon net­toyer s’il y a de l’acier dans le sable? » s’étonne le mili­tant, incré­dule. 

Dans ce vil­lage côtier de 2 000 habi­tants, entre mer et terre, la beau­té des inter­mi­nables plages sau­vages est défi­gu­rée par l’aciérie tour­nant à plein régime, à peine dis­si­mu­lée der­rière les dunes. C’est contre cette der­nière que Hans se bat depuis des années main­te­nant. Le pilote d’avion proche de la retraite fait par­tie du Conseil du vil­lage, une ONG qui milite contre l’usine.

Plu­sieurs vues de Wijk aan Zee. © Adèle Bri­gand / Kanaal

Le géant de fer aux plus de 9 000 employés est le plus grand émet­teur de CO2 et d’a­zote aux Pays-Bas. Selon l’Au­to­ri­té néer­lan­daise des émis­sions, le com­plexe des hauts four­neaux, situé à IJj­mond, et qui jouxte Wijk aan Zee, était res­pon­sable en 2021 de 11,6 Mto de CO2. En 2020, à force de récla­ma­tion des locaux, le RIVM (Ins­ti­tut natio­nal de la san­té publique et de l’en­vi­ron­ne­ment) a publié trois rap­ports qui ont attes­té des quan­ti­tés accrues de métaux lourds dans la zone de Tata Steel, avec une concen­tra­tion de plomb par­ti­cu­liè­re­ment éle­vée. Un rap­port l’INKR (Dutch Can­cer Regis­tra­tion) met en évi­dence un taux de can­cer des pou­mons 50% supé­rieur à la moyenne natio­nale dans cer­taines régions proches de l’u­sine. Contac­té à ce sujet, Tata Steel n’a pas sou­hai­té faire de com­men­taires et ren­voie à son site inter­net.

Une usine vétuste 

Quelques minutes plus tard, appuyé à la balus­trade d’un point de vue sur­plom­bant l’u­sine, Hans scrute l’ho­ri­zon der­rière ses lunettes car­rées. Devant lui, s’é­tend à perte de vue la gigan­tesque acié­rie. Des colonnes de fumée tapissent le pay­sage. Entre les com­plexes indus­triels, des tuyaux ocres et rouges s’en­tre­lacent. Le doigt poin­té vers une che­mi­née qui vient de cra­cher une fumée mar­ron, l’activiste peste d’une voix toni­truante : « Cette che­mi­née, elle n’est pas cen­sée émettre de la fumée noire. Cette par­tie de l’u­sine est par­ti­cu­liè­re­ment pol­luante. Il y a des trous dans les murs, ce qui per­met au gaz toxique de s’é­chap­per. Ça ne devrait pas avoir lieu mais ça arrive très sou­vent. »

Un des points de ten­sion les plus impor­tants entre locaux est cette coke­rie, vieille de 50 ans et à l’o­ri­gine de nom­breux inci­dents. Sous ce terme « d’in­ci­dents », se cachent les nom­breuses fuites d’HAP, des fumées et des gaz can­cé­ri­gènes. Afin de prou­ver la récur­rence de ces fuites punies par la loi d’une amende de 100 000 euros, et pour les­quels Tata Steel a été condam­née à six reprises, des vil­la­geois, sou­te­nus par Green­peace, ont ins­tal­lé des camé­ras de sur­veillance sur un ancien bun­ker en haut des dunes, face à l’u­sine. Depuis 2023, plus de 6 500 nuages toxiques ont été réper­to­riés. 

Secouant sa tête gri­son­nante, Hans tonne, pro­je­tant sa voix puis­sante pour cou­vrir les bour­rasques de vent : « Quand on parle de mil­liers de fuites par an, on ne peut plus dire que ce sont des inci­dents, c’est une acti­vi­té quo­ti­dienne ». D’un rire jaune, le regard rivé devant lui, il dit avoir chan­ger de posi­tion par rap­port à Tata Steel. Si il sou­hai­tait au départ la rendre plus verte, il est doré­na­vant per­sua­dé qu’il faut la fer­mer. « Tata Steel ne fait rien pour amé­lio­rer les choses, ils disent qu’ils veulent fer­mer l’u­sine à char­bon dans six ans mais je ne crois plus en leurs pro­messes. Pour moi, il n’y a plus de place pour eux ici », regrette-t-il.

Des vil­la­geois ont ins­tal­lé des camé­ras de sur­veillance pour moni­to­rer les nuages toxiques. © Adèle Bri­gand / Kanaal 

En redes­cen­dant vers le par­king, Hans explique que le Conseil veut faire pres­sion sur les auto­ri­tés pro­vin­ciales char­gées de déli­vrer des licences envi­ron­ne­men­tales. « Ils font vrai­ment du mau­vais tra­vail : face à Tata, ils sont impuis­sants. Pour eux, c’est tou­jours l’argent qui l’emporte. Les licences attri­buées donnent toute la pos­si­bi­li­té de pol­luer et on veut chan­ger ça », s’ir­rite-t-il. Inter­ro­gé à ce sujet, Roger Baars, mana­ger du dépar­te­ment Tata Steel pour la pro­vince du Nord, défend de nom­breuses réus­sites. Il évoque notam­ment un impor­tant sys­tème d’isolation envi­ron­ne­men­tal, fruit de plu­sieurs années de tra­vail. « Il s’agit d’un sys­tème de filtre pour évi­ter que la pous­sière et les métaux lourds se répandent » affirme-t-il. « Ce n’est pas suf­fi­sant, les licences sont encore trop per­mis­sives », rous­pète Hans, peu convain­cu. 

La santé au cœur des préoccupations

De retour dans sa luxueuse mai­son qu’il a lui-même construite, Hans montre les ven­ti­la­tions qu’il a ins­tal­lées pour pro­té­ger sa famille. Un équi­pe­ment peu répan­du « car cela coûte très cher, envi­ron mille euros pour chaque petite ven­ti­la­tion et entre deux et trois mille euros pour la grande ». D’un geste vif, il retire les filtres de la ven­ti­la­tion, noirs de suie. Dépi­té, le mili­tant confie: « Si j’a­vais su que ce je sais main­te­nant, je n’au­rais pas fait construire ma mai­son ici ».

Quelques dizaines de mètres plus loin, Luc fait le même constat. Arri­vé depuis une ving­taine d’an­nées au vil­lage, ce méde­cin géné­ra­liste admet qu’il n’au­rait pas ache­té sa mai­son dans la même rue que Hans s’il avait soup­çon­né les impacts de la pol­lu­tion sur la san­té des rési­dents. Debout dans sa lumi­neuse véran­da, il passe un doigt sur le rebord d’une baie vitrée. Sa main est noir­cie par la suie. Celle-ci est pour­tant net­toyée gra­tui­te­ment, une fois tous les ans par une entre­prise man­da­tée par Tata Steel. Pour le doc­teur, cela ne fait pas de doute : cette usine « cras­seuse et pour­rie » est res­pon­sable de tout ça. 

D’a­bord réti­cent, le méde­cin a déci­dé de rejoindre la lutte il y a quelques années aux côtés de l’ONG Friss­Wind­nu. « J’a­vais confiance dans le gou­ver­ne­ment. S’il y a des règles, je me dis qu’elles sont res­pec­tées. Puis, un jour, je me suis réveillé et tout mon jar­din était noir. C’é­tait de la neige rem­plie de pous­sière toxique. Ça a été un déclic », se sou­vient-t-il en secouant sa cri­nière grise soi­gneu­se­ment pei­gnée.

Dans un flot de parole conti­nu, il témoigne du taux anor­mal de cer­taines mala­dies sur les rési­dents : « Il y a plu­sieurs niveaux : d’a­bord des légères nui­sances comme de la toux ou des yeux irri­tés. Ensuite, il y a des mala­dies chro­niques comme le dia­bète, les mala­dies car­dio-vas­cu­laires, ou encore l’asthme. Ce type de mala­die ne doit pas être sous-esti­mé : cela affecte énor­mé­ment la qua­li­té de votre vie. Il y aus­si les par­ti­cules fines qui altèrent le déve­lop­pe­ment cog­ni­tif des plus jeunes. Enfin, il y a les can­cers du pou­mon, par­ti­cu­liè­re­ment pré­sents dans la région. »

Pour pro­té­ger leur san­té, Hans et Luc se sont asso­ciés à l’ONG Health First, créée par Antoi­nette Ver­brugge. L’an­cienne jour­na­liste main­te­nant coach de vie, est deve­nue un des visages emblé­ma­tiques de la résis­tance contre Tata Steel. Fin jan­vier, elle a reçu le prix Mar­ga Jacobs – qui récom­pense des mili­tants éco­lo­gistes – pour saluer son enga­ge­ment en faveur de la san­té et de l’en­vi­ron­ne­ment. Débor­dée, l’ac­ti­viste a les traits tirés. Sous ses cernes vio­lets, le bleu vif de ses yeux res­sort. « Je tra­vaille nuit et jour pour la san­té. Je veux me battre pour tous les êtres vivants qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes: les enfants, les ani­maux et les arbres », déclare-t-elle avec gra­vi­té.

Antoi­nette Ver­brugge, fon­da­trice de l’ONG Health first. © Adèle Bri­gand / Kanaal

Ins­tal­lée depuis six ans à Wijk aan Zee, la mili­tante a d’abord hési­té entre res­ter ou par­tir. Fina­le­ment, le sen­ti­ment d’injustice la pousse à res­ter. « Je ne peux pas aban­don­ner car il y a un monstre à côté de chez moi et il doit arrê­ter de nous empoi­son­ner » déclare-t-elle, solen­nelle. En 2021, elle passe à la vitesse supé­rieure et intente un pro­cès contre Tata Steel qu’elle tient pour res­pon­sable des dom­mages maté­riels, imma­té­riels et sani­taires cau­sés aux rési­dents locaux en rai­son de l’é­mis­sion de sub­stances dan­ge­reuses. Depuis, plus de 2000 per­sonnes se sont jointes à elle, dont les deux ONG aux­quelles appar­tiennent Hans et Luc.

À l’autre bout du vil­lage, Lin­da, en tenue de sport et che­veux atta­chés en une queue de che­val ser­rée, vient de sor­tir de son cours de fit­ness. La rési­dente est un des moteurs de la lutte contre Tata Steel au sein du Conseil du vil­lage. Habi­tante de longue date, elle a ache­té sa petite mai­son ouvrière alors qu’elle était enceinte de sa fille. Dans son salon réno­vé, un immense tableau liège avec des pho­tos de ses enfants est accro­ché au mur. Dési­gnant une pho­to de sa fille, l’ac­ti­viste confie : « Ma fille est asth­ma­tique. On ne pour­ra jamais prou­ver que c’est de la faute de l’u­sine mais il y a de fortes chances que ce soit le cas ».

La mili­tante dit com­prendre les réti­cences des employés de fer­mer l’u­sine « car chan­ger de job est effrayant » mais il ne fait pas de doute que la « pol­lu­tion qui rend malade » doit s’ar­rê­ter. Selon elle, il fau­drait gar­der une usine plus petite et la réno­ver. Les ouvriers au chô­mage pour­raient retrou­ver du tra­vail faci­le­ment étant don­né le nombre de postes vacants aux Pays-Bas. D’après le CBS, l’of­fice cen­tral des sta­tis­tiques néer­lan­dais, on compte envi­ron 400 000 postes à pour­voir à l’é­chelle natio­nale. Lin­da marque une pause et regarde en direc­tion du mur de pho­tos fami­liales. « Lorsque je suis arri­vée ici, j’ignorais les dan­gers sur la san­té, main­te­nant qu’on les connaît on ne peut plus faire l’autruche. Cela doit ces­ser. Pour nos enfants », conclut-t-elle.

Dehors, la nuit est tom­bée et les rues sont désertes. Les arbres nus fré­missent sous le coup d’une bour­rasque. L’air frais venu de la mer se charge alors d’une odeur chi­mique à don­ner la nau­sée. Au loin, l’usine crache son éter­nelle fumée. Les épais nuages blancs dis­si­mulent même les étoiles. 

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