Schiermonnikoog © Horizon Libre Schiermonnikoog
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L’île chérie des Pays-Bas face à l’ogre gazier

Mi-avril, la jus­tice néer­lan­daise pour­rait don­ner son feu vert à l’exploitation d’un gise­ment de gaz en mer du Nord, à proxi­mi­té de l’île para­di­siaque de Schier­mon­ni­koog. Ce ver­dict met­trait fin à dix ans d’une résis­tance farouche des habi­tants.

Accrou­pie dans la vasière qui pro­longe l’immense plage de Schier­mon­ni­koog, Ilja Zon­ne­veld déniche un ver tubi­cole, avant de relâ­cher le petit ani­mal dans le sable trem­pé. La conseillère muni­ci­pale à l’Environnement connaît son île comme sa poche. C’est un joyau des Pays-Bas, un para­dis tran­quille dans un pays sur­peu­plé et très urba­ni­sé. Pho­to­graphe à ses heures per­dues, l’élue par­court régu­liè­re­ment ces dunes, clas­sées Natu­ra 2000. Elle n’a de cesse de s’émerveiller de sa richesse natu­relle : plus de 300 espèces d’oiseaux, des phoques et la mer des Wad­den, clas­sée au patri­moine mon­dial de l’Unesco, qui borde l’île par le Sud. Une bio­di­ver­si­té qu’elle sait pour­tant mena­cée.

Main droite en visière, les yeux rivés sur la mer du Nord, Ilja peine à voir l’horizon, voi­lé d’un épais brouillard. À douze kilo­mètres à l’ouest se cache un monstre des mers vieux de trente ans. Une pla­te­forme de forage de gaz visible depuis l’île « par temps clair », déplore-t-elle, longs che­veux bat­tants dans le vent.

Pour Ilja Zon­ne­veld, conseillère muni­ci­pale de Schier­mon­ni­koog, le forage de gaz en mer est une « menace ». © Léo Maillard / Kanaal

Mais lors­qu’elle tourne son regard vers l’est, son visage s’assombrit. À vingt kilo­mètres à vol d’oiseau, plu­sieurs mil­liards de mètres cubes de gaz natu­rel dorment enfouis sous la mer. Depuis 2016, des com­pa­gnies fran­çaise, bri­tan­nique et néer­lan­daise tentent d’exploiter cet autre gise­ment, nom de code N05‑A. Pour l’heure en vain, grâce à la mobi­li­sa­tion des habi­tants et des asso­cia­tions envi­ron­ne­men­ta­listes. Mais dans un contexte d’incertitude éner­gé­tique mon­diale liée à la guerre en Ukraine, les cartes sont rebat­tues. En avril pro­chain, la socié­té néer­lan­daise One-Dyas pour­rait bien obte­nir le feu vert de la Cour de La Haye, der­nière étape avant de l’exploiter et de le livrer « d’ici fin 2024 », espère l’entreprise. La sen­tence cou­pe­rait court à près de dix ans de résis­tance des habi­tants, mobi­li­sés pour endi­guer l’industrialisation de leur île.

Le traumatisme des séismes

À peine le pro­jet de forage évo­qué que la réac­tion fuse, comme ful­gu­rante : « les gens n’en veulent pas », réagit la ven­deuse de l’unique bou­lan­ge­rie de Schier­mon­ni­koog. À quelques mètres de la devan­ture, deux habi­tants rangent leurs courses dans leurs sacoches de vélo. « On n’en veut pas, parce qu’on a peur que ça tremble comme à Gro­ningue », répond l’une d’elle dans un anglais approxi­ma­tif. À Gro­ningue, pro­vince située à qua­rante kilo­mètres de l’île, les habi­tants sont confron­tés depuis 1986 à des séismes récur­rents, pro­vo­qués par l’exploitation du plus grand gise­ment gazier d’Europe. En octobre 2023, les auto­ri­tés ont déci­dé d’acter l’arrêt défi­ni­tif du forage cette année et se tournent vers des gise­ments off­shore, dont celui à l’est de Schier­mon­ni­koog.

À la tête d’un modeste équi­page d’habitants pour faire face au paque­bot One-Dyas : Har­ry Alers, capi­taine de la résis­tance, ins­tal­lé sur l’île depuis 2010. « L’expert, c’est lui », entend-on ici ou là. Dos­sier sous le bras, l’homme de 74 ans, mous­tache et che­veux poivre et sel, pénètre dans l’hô­tel-res­tau­rant Van der Werff, au centre du vil­lage. La grande salle a des allures de saloon. Un vieux billard en bois mas­sif, éclai­ré à la lumière jaune, trône au centre de la pièce. Tout autour, des tables sont dra­pées, prêtes à rece­voir les tasses de café du début d’après-midi. Le Van der Werff est le QG de Har­ry. « Com­ment vas-tu ? », le salue un couple atta­blé. Ici, tout le monde le connaît.

Har­ry Alers, 74 ans, est l’of­fi­cieux lea­der d’un col­lec­tif d’ha­bi­tants oppo­sés au forage de gaz près de Schier­mon­ni­koog. © Léo Maillard / Kanaal

Der­rière les cloi­sons en bois qui séparent la salle : un lounge, plus dis­cret. Le « topo­graphe de métier » s’installe dans un fau­teuil rouge et sort de son dos­sier une pho­to. En gros plan, trois hommes dégui­sés en moines, Har­ry au milieu, défilent dans les rues de La Haye. « Mon­nik, dans Schier­mon­ni­koog, signi­fie moine », tra­duit-il dans un bon fran­çais mar­qué d’un fort accent néer­lan­dais. Le 29 juin 2016, le col­lec­tif Hori­zon Libre Schier­mon­ni­koog, créé trois ans plus tôt par Har­ry « avec une dizaine d’habitants », mani­fes­tait pour la pre­mière fois dans la capi­tale contre un pro­jet de forage du même gise­ment qu’aujourd’hui. Engie, ancien­ne­ment Gaz de France, en était alors conces­sion­naire, avant de l’abandonner sous la pres­sion des oppo­sants. Reprise par le bri­tan­nique Dis­co­ver Explo­ra­tion (ex-Han­sa), la conces­sion est fina­le­ment reven­due au néer­lan­dais One-Dyas.

Pour un « Horizon Libre »

Mal­gré les pre­mières vic­toires du col­lec­tif, les condi­tions paraissent aujourd’hui réunies pour un inves­tis­se­ment concluant. Le gise­ment de Gro­ningue ferme, ame­nui­sant la pro­duc­tion de gaz ; la guerre en Ukraine a ren­du l’opinion publique néer­lan­daise plus dis­crète sur l’utilisation des éner­gies fos­siles (le pays dépen­dait à 43 % du gaz pour sa consom­ma­tion éner­gé­tique en 2021) ; et les Pays-Bas veulent ren­ta­bi­li­ser leurs gise­ments avant leur pro­messe de neu­tra­li­té car­bone en 2050.

Le 20 jan­vier 2023, le col­lec­tif Hori­zon Libre Schier­mon­ni­koog a mani­fes­té sa soli­da­ri­té avec l’île alle­mande voi­sine de Bor­kum, qui résiste aus­si contre le forage de gaz off­shore. © Hori­zon Libre Schier­mon­ni­koog

Aujourd’hui, Har­ry peine à voir la lumière. « L’intérêt pour l’État est tel­le­ment grand », sou­pire-t-il. La résis­tance dure et les habi­tants fatiguent : « Per­sonne ne pleu­re­ra si le forage ne se fait pas, mais si j’appelle les habi­tants pour pro­tes­ter, tout le monde ne vien­dra pas ». Hori­zon Libre Schier­mon­ni­koog peut tou­te­fois comp­ter sur le sou­tien finan­cier et logis­tique mas­sif d’organisations comme WWF, Green­peace ou Extinc­tion Rebel­lion. Incon­tour­nable pour affron­ter les « grands bureaux d’ingénieurs » des com­pa­gnies gazières. Selon Har­ry, les frais d’avocats et contre exper­tises éco­lo­giques néces­saires au der­nier recours en jus­tice ont récem­ment coû­té 60 000 euros, lar­ge­ment pris en charge par les ONG.

L’Unesco alerte

Par­mi les asso­cia­tions alliées, Natuur­mo­nu­men­ten, char­gée de veiller sur la bio­di­ver­si­té du parc natio­nal de Schier­mon­ni­koog. L’organisation prend sa part en sou­te­nant finan­ciè­re­ment et humai­ne­ment le col­lec­tif. « Har­ry sait que s’ils ont besoin de quoique ce soit, ils peuvent venir frap­per à notre porte et qu’on a un petit bud­get pour eux », assure Cyn­thia Bor­ras, repré­sen­tante de l’association. À cent mètres de l’imposant hôtel Van der Werff, à l’entrée du vil­lage, un bâti­ment plus moderne en briques rouges abrite l’antenne locale de Natuur­mo­nu­men­ten. À l’intérieur, des oiseaux de l’île chantent dans les haut-par­leurs d’une expo­si­tion tou­ris­tique. Il y a vingt ans, lors d’un stage de garde fores­tière, la bio­lo­giste de for­ma­tion a quit­té Lille, sa ville d’études, pour une autre : l’île de Schier­mon­ni­koog. « Je suis res­tée, sou­rit-elle. Je m’y plai­sais bien. »

« Peut-on encore par­ler d’un parc natio­nal pro­té­gé, d’une zone Natu­ra 2000 ou d’un patri­moine mon­dial ? »

Cyn­thia Bor­ras, res­pon­sable à Natuur­mo­nu­men­ten

Quand elle pense aux risques liés à la construc­tion et au fonc­tion­ne­ment de la pla­te­forme de forage sur sa pro­té­gée, men­tion­nés dans les éva­lua­tions éco­lo­giques des ONG, Cyn­thia bouillonne. « Les va-et-vient des bateaux et des héli­co­ptères vien­draient per­tur­ber la pointe est de l’île et ses phoques et oiseaux », visua­lise celle qui craint aus­si des consé­quences à moyen et long terme sur les Wad­den. « Une aug­men­ta­tion de l’azote, [dûe à la construc­tion et au fonc­tion­ne­ment de la pla­te­forme, ndlr.], vien­drait enri­chir le sol, impac­tant la végé­ta­tion, pour­suit-elle. Les plantes ori­gi­nelles dis­pa­raî­traient au pro­fit d’espèces inva­sives ».

Les oppo­sants craignent aus­si un affais­se­ment des fonds marins lié au forage, qui pour­rait atteindre 2,6 cen­ti­mètres selon One-Dyas, et 4,6 cen­ti­mètres selon DUH. Outre l’impact envi­ron­ne­men­tal, l’ONG alle­mande s’inquiète des consé­quences sur le cli­mat. La com­bus­tion du gaz et d’éventuelles fuites de méthane lors de sa pro­duc­tion ou de son trans­port par­ti­ci­pe­ront au réchauf­fe­ment cli­ma­tique.

Outre les consé­quences envi­ron­ne­men­tales et cli­ma­tiques, Cyn­thia Bor­ras craint que la pol­lu­tion sonore et visuelle engen­drée par le forage impacte le tou­risme, sur une île qui vit de ses 300 000 visi­teurs annuels. © Léo Maillard / Kanaal

« Peut-on encore par­ler d’un parc natio­nal pro­té­gé, d’une zone Natu­ra 2000 ou d’un patri­moine mon­dial ? », inter­pelle Cyn­thia, fou­lard bleu noué autour du cou. L’Unesco se pose la même ques­tion. Ces der­nières années, l’industrialisation autour et en mer des Wad­den est telle que l’organisation a som­mé les Pays-Bas, l’Allemagne et le Dane­mark, qui y ont des îles, de réagir. Si « un retrait de la mer des Wad­den de la liste du patri­moine mon­dial n’a à ce jour pas été envi­sa­gé par le Comi­té du patri­moine mon­dial, assure, contac­tée, l’Unesco, l’exploration ou l’ex­ploi­ta­tion du pétrole et du gaz sont incom­pa­tibles avec ».

Ques­tion­née à ce sujet, One-Dyas assure que l’im­pact envi­ron­ne­men­tal est « très limi­té et accep­table ». Quant à son impact cli­ma­tique, elle affirme que la future pla­te­forme « aura des émis­sions de CO2 proche de zéro, parce qu’a­li­men­tée par le parc éolien off­shore de Riff­gat », déjà exis­tant.

« Pris au piège »

Le sujet du forage de gaz, connu des 980 rési­dents, semble tabou. « Tabou, parce que beau­coup ne peuvent pas se pas­ser du gaz », déplore Cyn­thia. « Tout l’argent que j’avais, je l’ai mis dans ma mai­son, confie-t-elle. Je suis en train de payer la banque pour rem­bour­ser mon cré­dit et je n’ai pas l’argent pour ache­ter une pompe ther­mique. » Ins­tal­lée depuis vingt ans sur l’île, elle regrette l’absence de sub­ven­tions pour tran­si­ter vers le renou­ve­lable. « Les seules choses que tu peux faire aujourd’hui, c’est ache­ter un poêle à bois et iso­ler ta mai­son le plus pos­sible, pour­suit-elle. On est pris au piège. »

Wil­bert et Mar­tha par­tagent ce constat d’impuissance. Le couple, dont la famille vit à Schier­mon­ni­koog depuis 1715, assiste à la tra­gique indus­tria­li­sa­tion de son île et de ses alen­tours. En témoignent les autres pro­jets gaziers à proxi­mi­té des Wad­den, la pêche inten­sive, le dra­gage des fonds marins pour enter­rer des câbles éoliens, ou ce fau­teuil gris imi­ta­tion four­rure que Wil­bert pointe du doigt près du meuble télé. En appa­rence, il n’a rien d’une relique et pour­tant, c’est l’un des nom­breux ves­tiges d’une catas­trophe envi­ron­ne­men­tale. En 2019, la mer du Nord l’a vomi, refu­sant d’avaler les mar­chan­dises noyées du porte-conte­neurs MSC Zoe.

© Léo Maillard / Kanaal

Aujourd’hui encore, l’image de leur plage ché­rie jon­chée de télé­vi­seurs, de meubles et de jouets reste un trau­ma­tisme. « Si la mer avait une voix, que nous dirait-elle ? », déses­père Mar­tha.

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