vélo, en Zélande © Lisa Villy / Kanaal
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En Zélande, la montée de la mer pour horizon

Il y a sept décen­nies, la Zélande, pro­vince mari­time du sud des Pays-Bas, connais­sait un raz-de-marée meur­trier. Avec l’apparition de digues et de bar­rages de pro­tec­tion, le risque a dis­pa­ru des esprits. Pour­tant, si les Pays-Bas étaient inon­dés aujourd’­hui, 60% du pays seraient concer­nés. L’avenir de la région pré­oc­cupe les ingé­nieurs.

« Nous avons les digues », lance avec aplomb un jeune homme vêtu d’une cotte de tra­vail beige tachée de graisse. Ados­sé au mur, Nils achève sa pause, avec sa der­nière bouf­fée de ciga­rette. Le futur de sa région n’est « abso­lu­ment pas » une pré­oc­cu­pa­tion pour lui et ses trois col­lègues, qui opinent du chef.

Le conces­sion­naire pour lequel ils tra­vaillent se trouve au pied d’un immense silo à grain peint d’un rec­tangle bleu vif, gra­dué sur 40 mètres. Telle un phare, cette tour dépasse tous les autres bâti­ments du vil­lage de Zie­rik­zee, situé sur l’île la plus au nord de la Zélande. Visible à plu­sieurs kilo­mètres à la ronde, l’édifice trône comme rap­pel de la prin­ci­pale menace qui pèse sur la région, les sub­mer­sions marines. Plus de la moi­tié des Pays-Bas se trouve sous le niveau de la mer, et la Zélande ne fait pas excep­tion.

1 836 noyés

Ici, tout le monde se sou­vient du 1er février 1953. L’arrière-grand-mère de Nils lui a racon­té cette nuit de cau­che­mar. Elle avait dû se réfu­gier sur le toit de sa mai­son lorsque les digues ont cédé, sous la pres­sion d’une vio­lente tem­pête conju­guée à de grosses marées. Champs et vil­lages se sont retrou­vés ense­ve­lis sous plus de trois mètres d’eau. 1 836 per­sonnes ont péri noyées.

L’île de Schou­wen-Dui­ve­land a été la plus tou­chée lors de l’i­non­da­tion. Encore aujourd’hui, la mémoire y est par­ti­cu­liè­re­ment forte. © Lisa Vil­ly / Kanaal

Depuis, les côtes des îles de Zélande ont été endi­guées. D’interminables bosses d’herbe rase, par­se­mées ça et là de mou­tons ou d’éoliennes, forment le pay­sage côtier de la région. Bien sou­vent, une pro­me­nade de gou­dron longe la mer. En contre­bas, une jetée arti­fi­cielle en pente douce, au revê­te­ment étu­dié pour bri­ser les vagues, avec quelques maigres rochers amas­sés, ou de larges poteaux de bois plan­tés en ran­gées. Cette muraille de près de 500 kilo­mètres a gri­gno­té le trait de côte, mais offert l’assurance d’une quié­tude à toute épreuve. Les nou­velles digues doivent résis­ter à une catas­trophe cli­ma­tique sup­po­sée se pro­duire une fois tous les 4 000 ans, selon les normes ins­crites dans la loi.

Mal­gré un pay­sage par­fai­te­ment plat, fait de champs à perte de vue, cette haute bar­rière arti­fi­cielle rend la mer invi­sible. La menace ne fait plus par­tie du quo­ti­dien des Zélan­dais. La mer est deve­nue syno­nyme de bai­gnade, de pro­me­nade en voi­lier, de moments par­ta­gés en famille ou entre amis. Rares sont ceux qui y voient un quel­conque dan­ger. D’autant que tous ont gran­di avec la fier­té de vivre dans une région conquise à la mer, au prix de chan­tiers colos­saux. Les Zélan­dais vouent une entière confiance aux ingé­nieurs. « Nous payons des impôts, lais­sons les pro­fes­sion­nels faire leur tra­vail et tout ira bien », résume un habi­tant.

Toutes les digues de pro­tec­tion de la région doivent être remises aux normes avant 2050. © Lisa Vil­ly / Kanaal

La majo­ri­té des habi­tants n’a donc jamais envi­sa­gé un quel­conque péril. Si bien qu’ « il est dif­fi­cile de faire connaître les bonnes pra­tiques », déplore Mar­cel Mat­thi­jsse, conseiller sécu­ri­té dans la pro­vince. En cas de dan­ger, plu­tôt que de se réfu­gier en hau­teur, 80% des gens déci­de­raient par exemple de prendre la route, un réflexe qui pour­rait coû­ter des vies.

Les plus anciens habi­tants gardent tout de même une radio au gre­nier, ou de la nour­ri­ture à l’étage, par sécu­ri­té. D’autres sur­veillent la houle qui se fra­casse contre les digues, ou res­tent éveillés dans leur salon jus­qu’à ce que les vents de nord-ouest cessent de souf­fler. Garde-côte depuis 28 ans, Jan van Driel l’a consta­té. « Sur l’île, les gens s’inquiètent beau­coup en cas de forts coef­fi­cients de marée, sur­tout les per­sonnes âgées, qui ont vécu « le désastre » », constate le quin­qua­gé­naire qui patrouille au volant de son 4x4 blanc. Pour Zin­zee, le trau­ma­tisme a tra­ver­sé les géné­ra­tions. « Ma mère n’a pas connu la catas­trophe, et pour­tant elle devient très anxieuse quand il y a une tem­pête », témoigne la jeune femme ori­gi­naire de la région.

Un musée, entre mémoire et sensibilisation

Debout dans l’atmosphère fraîche du musée des inon­da­tions d’Ouwerkerk, Jaap Schoof fait par­tie de ceux qui pensent que, « quand on vit dans un del­ta, on peut à nou­veau subir une catas­trophe ». Ce sur­vi­vant du raz-de-marée de 1953 décrit le refuge trou­vé à l’étage de la ferme fami­liale, les mai­sons de sa grand-mère et de sa tante dis­pa­rues sous les eaux, et le voi­sin venu les secou­rir en bateau.

Jaap Schoff avait 8 ans lors de la catas­trophe. Il a contri­bué à ras­sem­bler 300 témoi­gnages de sur­vi­vants. © Lisa Vil­ly / Kanaal

Aujourd’­hui âgé de 80 ans, l’ancien direc­teur du musée fait par­tie des nom­breux res­ca­pés sou­cieux de faire connaître le drame aux 100 000 visi­teurs annuels. Les familles prennent le temps de par­cou­rir l’exposition, pré­sen­tée dans les quatre immenses cais­sons de béton qui ont ser­vi à col­ma­ter la brèche dans la digue. Geert Dorp­manns tenait à sen­si­bi­li­ser ses trois enfants. « Avec le chan­ge­ment cli­ma­tique et le fait que notre pays se trouve sous le niveau de la mer, il est bon qu’ils sachent ce qui pour­rait arri­ver à l’a­ve­nir », confie-t-il.

Dans un cou­loir, un écri­teau incite les visi­teurs à pous­ser la porte d’un ate­lier d’artiste. Affai­rée à ins­tal­ler son maté­riel dans la pièce vitrée, Suzette Bou­se­ma com­mence une rési­dence de trois mois. Pour elle, l’art a le pou­voir de « faire visua­li­ser quelque chose que vous ne pou­vez pas encore voir ». Même si tra­vailler sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique est « un peu dépri­mant », c’est le seul moyen qu’elle a trou­vé pour « ame­ner à réflé­chir ».

Dans la région, une mino­ri­té de jeunes se sent pré­oc­cu­pée par la mon­tée du niveau de la mer, même sans avoir vécu la catas­trophe. Du haut de ses dix ans, Aver­ly, venue avec sa classe, avoue en avoir fait des cau­che­mars. « Je jouais dans l’eau avec mes amis, mais nous ne pou­vions pas reve­nir parce que la terre s’é­loi­gnait. Nous appe­lions à l’aide, mais per­sonne ne nous enten­dait. J’ai eu peur, et je me suis réveillée ».

Pour René de Land­me­ter, char­gé de pro­jet au musée, « beau­coup de jeunes sont vrai­ment inquiets ». « J’ai l’im­pres­sion qu’ils ont du mal à se fédé­rer parce qu’ici, beau­coup de gens ne prennent pas le sujet au sérieux », regrette-t-il. Il en parle sou­vent avec son meilleur ami, « pour que ce soit moins lourd à por­ter ». Ensemble, ils ont créé un club de lec­ture, où ils s’échangent des livres sur le cli­mat et l’a­ve­nir, et assistent aux réunions muni­ci­pales et pro­vin­ciales pour essayer de faire entendre leur voix. Les deux amis songent même à par­tir, tant ils sont inquiets pour leur région. « Est-ce que ça vaut le coup d’a­che­ter une mai­son s’il n’est pas pos­sible d’y res­ter toute sa vie ? », s’interroge Ran, qui inter­vient auprès de jeunes dans une ONG locale de défense de la nature. Tous deux peinent mal­gré tout à ima­gi­ner une autre vie, loin de là où ils ont gran­di.

Quatre avenirs possibles

La menace du réchauf­fe­ment cli­ma­tique com­mence à être prise en compte par les ingé­nieurs. Leur seule cer­ti­tude : les digues ne suf­fi­ront plus. Ils pré­parent quatre scé­na­rios d’adaptation, basés sur les pro­jec­tions du GIEC. Les plus extrêmes consistent à créer un nou­veau lit­to­ral par des digues, ou bien aban­don­ner des terres pour pro­té­ger les grandes zones urbaines. Il est aus­si envi­sa­gé d’é­le­ver les bar­rages et de pom­per l’eau des rivières vers l’extérieur, ou de lais­ser la mer péné­trer dans le del­ta et de réhaus­ser toutes les digues. Les dif­fé­rents plans seront ache­vés dans les dix années à venir, pour pou­voir lan­cer des tra­vaux à tout moment, et ain­si évi­ter une nou­velle catas­trophe.

Carte pré­sen­tant les zones à risque en Zélande. En noir : les zones détruites, en rouge : les zones de dan­ger de mort, en jaune : les zones de mesures d’ur­gence, en vert : les zones sécu­ri­sées. © Ins­ti­tut Wave

« C’est dif­fi­cile à com­prendre pour les gens, ils veulent un des­sin, savoir à quoi res­sem­ble­ra la région dans vingt, cent ans », remarque Teun Terps­tra, cher­cheur à l’université. La popu­la­tion reste dif­fi­cile à sen­si­bi­li­ser. D’autant que les nou­velles solu­tions, favo­rables à la nature, ne sont pas vues d’un bon œil dans cette région agri­cole et conser­va­trice. Les cher­cheurs du Del­ta œuvrent donc à impli­quer davan­tage les acteurs de la région, lors de réunions. « Nous expli­quons ce que nous fai­sons, invi­tons les gens à réflé­chir, à appor­ter des idées et à poser des ques­tions », explique Teun Terps­tra. Par exemple, rehaus­ser les digues deman­de­rait aus­si de les élar­gir de plu­sieurs mètres. « En cas de scé­na­rio vrai­ment extrême, nous aurons besoin de plus en plus d’es­pace, donc à un moment don­né, des conflits vont écla­ter », observe Saman­tha Van Schaick, char­gée des digues à l’autorité régio­nale de l’eau. Le consen­te­ment des habi­tants sera pour­tant indis­pen­sable, pour gar­der la tête hors de l’eau.

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