Marker Wadden © Pauline Berger / Kanaal
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Recréer une biodiversité disparue, le défi des Pays-Bas

Après des siècles de conquête de terres sur la mer, les Pays-Bas comptent désor­mais sur l’eau pour faire renaître une bio­di­ver­si­té dis­pa­rue. Repor­tage dans deux réserves natu­relles où la vie sau­vage a repris ses droits.

Obbe Anne­ga, guide béné­vole sur les îles de Mar­ker Wad­den, a choi­si de pas­ser sa retraite aux côtés des oiseaux. Cette faune sau­vage aurait pour­tant pu ne jamais exis­ter en rai­son de la digue construite en 1976 pour sépa­rer la mer du Nord des Pays-Bas. L’objectif était d’assécher le lac Mar­ker­meer qui héberge la réserve natu­relle, pour pro­té­ger la popu­la­tion néer­lan­daise des inon­da­tions. Cette méthode d’endiguement pré­vaut depuis des siècles pour lut­ter contre les raz-de-marées, auquel ce pays est par­ti­cu­liè­re­ment expo­sé. 60% de son ter­ri­toire se trouve sous le niveau de la mer. Mais cela a eu pour consé­quence d’asphyxier la tota­li­té de la bio­di­ver­si­té marine du lac. Heu­reu­se­ment en 2010, une ONG néer­lan­daise a eu un espoir un peu fou : recréer arti­fi­ciel­le­ment la vie là où elle avait dis­pa­ru et per­mettre la renais­sance d’une nature hors-du-com­mun.

Depuis 2020, Obbe veille sur l’archipel de Mar­ker Wad­den. Vêtu de son imper­méable vert et sans jamais oublier ses jumelles, il explique aux visi­teurs la prouesse tech­nique qui a per­mis à sept îles arti­fi­cielles d’émerger. Un tra­vail tita­nesque : 37,2 mil­lions de tonnes de boue ont été dra­guées du fond du lac Mar­ker­meer. Une opé­ra­tion menée par la prin­ci­pale ONG envi­ron­ne­men­tale des Pays-Bas, « Natuur­mo­nu­men­ten », en col­la­bo­ra­tion avec le Rijks­wa­ters­taat [le minis­tère en charge de la ges­tion de l’eau, ndlr].

Obbe Anne­ga, guide béné­vole sur la réserve natu­relle de Mar­ker Wad­den. © Pau­line Ber­ger / Kanaal

Construire à par­tir de boue et de sable est déli­cat. Les ingé­nieurs ont ima­gi­né un sys­tème d’empilement de couches de sable. Elles forment des com­par­ti­ments rem­plis d’une matière com­po­sée d’eau et de vase. Ces bas­sins, entiè­re­ment réa­li­sés par des humains, sont aujourd’hui les maré­cages qu’Obbe longe en se diri­geant vers la cabane d’observation des oiseaux située au nord de l’archipel. « Il y a 4,5 mètres de pro­fon­deur, il faut faire très atten­tion ». Le guide a l’habitude de mon­trer aux visi­teurs la posi­tion qu’il faut adop­ter si l’on tombe dans cette vase : se cou­cher sur le dos, les bras ten­dus. Obbe leur pro­pose d’ailleurs à chaque fois d’essayer. « Jusqu’à main­te­nant, per­sonne ne s’est por­té volon­taire ! », s’esclaffe-t-il.

Ces marais sont une source de nour­ri­ture très riche pour la faune sau­vage. « Si l’on veut avoir une bio­di­ver­si­té variée, on doit créer des zones attrayantes pour les oiseaux », s’enthousiasme Obbe. La majo­ri­té des 1300 hec­tares de réserve natu­relle est réser­vée à la vie sau­vage. Seule une île sur sept est acces­sible au public. Sur des zones déli­mi­tées, les béné­voles dis­persent du sel pour empê­cher que la végé­ta­tion ne se déve­loppe trop. « C’est là que les oiseaux pré­fèrent se repro­duire », confie le guide au regard espiègle.

Le plan Delta de 2008 : tournant dans la gestion de l’eau aux Pays-Bas

Ce retour de la bio­di­ver­si­té a été per­mis grâce à un renou­veau dans la stra­té­gie natio­nale de lutte contre les inon­da­tions : le plan Del­ta. Une phi­lo­so­phie en rup­ture avec des siècles de ter­reur cau­sée par la proxi­mi­té de la mer s’impose en 2008. L’eau ne doit plus être per­çue comme une menace, mais comme un moyen de déve­lop­per la bio­di­ver­si­té.

Un des « plus grands chal­lenges » d’Obbe est donc de « faire prendre conscience aux visi­teurs de l’importance de cet endroit ». Aujourd’hui, ils sont six à avoir embar­qué sur le fer­ry à des­ti­na­tion de Mar­ker Wad­den. Lisa, étu­diante natu­ra­liste, est venue avec deux amies. Elle sou­haite décou­vrir « la bio­di­ver­si­té qui se crée ici, dans cet endroit unique en Hol­lande ». De leur côté, Robert et sa femme se décrivent comme des « birds enthu­siasts » [pas­sion­nées d’oiseaux en fran­çais]. « Je suis curieux de consta­ter l’impact envi­ron­ne­men­tal de cet endroit. J’espère voir des oies et des plu­viers ! », s’impatiente-t-il sur le pont, alors que la grande tour d’observation des oiseaux de Mar­ker Wad­den se des­sine au loin.

Les trois étu­diantes natu­ra­listes, pré­cé­dées de guides béné­voles, se dirigent vers le fer­ry pour retour­ner à Lelys­tad. Lisa est ravie de sa visite, « j’ai vu des espèces que je n’avais jamais vues aupa­ra­vant ! », s’exclame-t-elle sur le che­min du retour. © Pau­line Ber­ger / Kanaal

Durant la haute sai­son, d’avril à sep­tembre, les 200 places assises du fer­ry sont réser­vées. « Majo­ri­tai­re­ment par des Néer­lan­dais », assure Mark Hon­derd, le skip­per du bateau. Sur les îles, les visi­teurs sont mis à contri­bu­tion pour comp­ter les papillons. Ceux qui n’ont pas réser­vé de visite gui­dée ne sont pas lais­sés de côté. Un des huit guides béné­voles pré­sents tous les jours cir­cule en vélo sur l’île pour répondre à leurs ques­tions. « Nous devons leur mon­trer la vitesse à laquelle la nature se res­taure ici et com­ment nous pou­vons la sou­te­nir. Si cela peut les aider à accep­ter les mesures du Gou­ver­ne­ment en faveur d’une évo­lu­tion de l’agriculture, c’est déjà ça. Cela peut prendre des décen­nies, mais c’est néces­saire », assure Obbe, confiant.

En Zélande, redonner de l’espace à la mer

Dans la pro­vince de Zélande aus­si, la nature tente de reprendre ses droits grâce à l’intervention de l’homme. À la fron­tière belge, la digue qui pro­té­geait l’ancien pol­der Hed­wige [terme néer­lan­dais dési­gnant une zone de terre arti­fi­cielle gagnée sur la mer, ndlr] a été détruite en octobre 2022 pour redon­ner de la place à l’eau et réduire le risque d’inondations. Mais pas seule­ment : la créa­tion de cette zone humide doit per­mettre de com­pen­ser la perte de bio­di­ver­si­té cau­sée par l’approfondissement du che­nal menant au port d’Anvers, joux­tant le pol­der.

Le port belge d’Anvers peut désor­mais accueillir les plus grands navires du monde. © Pau­line Ber­ger / Kanaal

« Aujourd’hui les plus gros porte-conte­neurs peuvent se rendre dans le port. Cela a un gros impact sur la nature. Réhu­mi­di­fier le pol­der Hed­wige est un petit geste que nous pou­vons faire pour la nature », explique Bas de Maat. Chaus­sures de sécu­ri­té aux pieds, il assure depuis 2017 l’entretien des réserves natu­relles pla­cées sous la sur­veillance de la Fon­da­tion pour la pro­tec­tion des pay­sages de Zélande. 

Bas de Maat veille à ce que les visi­teurs du pol­der res­tent sur les sen­tiers en bois et ne se fassent pas pié­ger par la marée. © Pau­line Ber­ger / Kanaal

À l’instar des îles de Mar­ker Wad­den, le retour de mil­liers d’oiseaux a été consta­té. Les maré­cages for­més par l’inondation du pol­der consti­tuent une impor­tante réserve de nour­ri­ture. Mais impos­sible de ne pas remar­quer le para­doxe de la com­pen­sa­tion éco­lo­gique : à quelques cen­taines de mètres des ruis­seaux récem­ment for­més où viennent se nour­rir des aigles de mer, des canards et des cour­lis, une file de dix porte-conte­neurs pénètrent dans le port d’Anvers. « Je suis tom­bé amou­reux de cet endroit, j’adore à quel point c’est silen­cieux et natu­rel. Mais quand je tourne la tête et que je regarde le port, c’est hor­rible », déplore Bas.

« Ils voient l’eau comme un problème et se battent contre elle »

Contrai­re­ment à Mar­ker Wad­den, ici l’intervention de l’homme se limite à de la sur­veillance quo­ti­dienne. Seule la marée qui inonde tous les jours l’ancien pol­der et le recouvre d’une fine couche de sable est la bien­ve­nue. « Quand la pro­fon­deur sera moindre, des plantes pour­ront pous­ser et le pol­der Hed­wige devien­dra une aire de repro­duc­tion pour la faune », espère Bas.

S’il est convain­cu de la néces­si­té de déve­lop­per la bio­di­ver­si­té en Zélande, cer­tains habi­tants de la com­mune d’Hulst à proxi­mi­té du pol­der ont mani­fes­té contre la des­truc­tion de l’ancienne digue éri­gée en 1907. Cette ville avait été par­ti­cu­liè­re­ment tou­chée par les grandes inon­da­tions de 1953, qui ont cau­sé la mort de 2 500 per­sonnes. « Les habi­tants ont per­du de la famille, des amis. Alors ils voient l’eau comme un pro­blème, et se battent contre elle », regrette Bas.

Face à cette crainte, la péda­go­gie est essen­tielle. Bas explique aux 15 000 Néer­lan­dais qui viennent se res­sour­cer dans cette réserve natu­relle tous les ans, que si réhu­mi­di­fier le pol­der Hed­wige a des ver­tus envi­ron­ne­men­tales, l’intérêt est aus­si sécu­ri­taire. Cette zone maré­ca­geuse a une impor­tante capa­ci­té d’absorption de l’eau en cas de raz-de-marées. « Cer­tains visi­teurs viennent avec des a prio­ri sur les béné­fices de la des­truc­tion de la digue, mais quand je leur explique ce méca­nisme, ils com­prennent », assure avec espoir le pas­sion­né d’écologie.

Bas et Obbe ne se connaissent pas. Pour­tant, ils sont tous les deux per­sua­dés d’une chose : l’être humain peut par­ti­ci­per à la renais­sance de la nature dans des espaces vidés de leur bio­di­ver­si­té. À leurs yeux, cela tient d’ailleurs plus du devoir. « Nous [l’humanité] avons tel­le­ment endom­ma­gé la nature. Nous devons main­te­nant nous reti­rer plus ou moins et lui don­ner la pos­si­bi­li­té de se déve­lop­per. On ne peut pas créer de la bio­di­ver­si­té, on peut seule­ment mettre en œuvre les condi­tions dans les­quelles elle se déve­lop­pe­ra ».

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